Économie

Les marchés financiers en désintox

L'annonce par la Fed d'une inflexion prochaine de sa politique monétaire accommodante plonge les marchés dans le doute. Sevrée de la drogue de l'argent facile, la finance est-elle en état de reprendre une vie normale?

<a href="http://www.flickr.com/photos/86530412@N02/8861128702/">3D Money Pills</a> / Chris Potter via FlickrCC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by</a>
3D Money Pills / Chris Potter via FlickrCC License by

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Il faut s'attendre à une dysphorie (sentiment négatif général), voyez les Bourses, à une anhédonie (incapacité à éprouver de la joie), voyez les sondages, et à un état dépressif, voyez la croissance. Tels sont les symptômes que provoque l'arrêt d'une drogue dure. Pour les marchés financiers l'arrêt des QE1, QE2 et QE3.

L'annonce par Ben Bernanke, le président de la Federal Reserve, mercredi, d'une «modération vers la fin de l'année des achats mensuels» d'actifs non conventionnels est, a priori, une excellente nouvelle. Voilà qui signifie que l'économie réelle devient assez forte pour se passer de ces stimulants que la Fed a inoculés à l'Amérique à des doses de plus en plus violentes depuis le début de la crise. Le marché de l'immobilier est suffisamment assaini, le marché de l'emploi prouve que le pays repart d'un bon pied, la banque centrale va pouvoir commencer à fermer le cathéter.

Sauf qu'aucun médecin ne sait comment va réagir le malade. L'économie mondiale va mieux, d'une certaine façon on peut dire qu'elle sort enfin de la crise des «subprimes». Mais elle entre dans un univers totalement inconnu: les marchés financiers sont-ils capables de revenir à une vie normale?

La finance –toujours elle!– vient à nouveau déclencher des alarmes. Ayant mis la planète sens dessus dessous avec l'innovation créative des «subprimes», les dirigeants ont décidé de sauver la coupable car sa perte en 1930 avait causé la Grande Dépression et ses suites nazies.

Ben Bernanke en a été l'un des inspirateurs: la crise des années 1930 venait moins de l'austérité budgétaire, selon lui, que de l'assèchement de la liquidité monétaire à la suite des faillites des banques. En 2008, la Fed décide donc d'arroser les banques en feu, sans compter. A la politique monétaire conventionnelle, la baisse des taux s'ajoute un volet grossissant de non-conventionnel: le «quantitative easing» (QE) version 1, rachat de prêts hypothécaires pour quelques milliards de dollars, puis en novembre 2010 le QE2 d'achat de bons du Trésor, puis en septembre 2012 le QE3 d'achat de titres pour 45 milliards par mois, somme portée à 85 milliards à partir de décembre. Au total, le bilan de la Fed atteindra 4.000 milliards de dollars fin 2013, une multiplication par quatre dans la crise.

Le débat n'a jamais cessé sur l'efficacité de cette politique hétérodoxe. Les monétaristes, les économistes «classiques» américains et les Allemands jugent qu'elle n'a eu aucun effet sur l'économie «réelle». Les ménages et les entreprises n'ont pas vu la couleur de cet argent abondant et pas cher parce que les banques l'ont conservé pour elles, afin de jouer au «carry trade» (les différentiels de taux) et faire gonfler depuis un an une bulle boursière généralisée.

La gauche européenne et certains économistes, comme le talentueux et iconoclaste Britannique Adair Turner, font la même critique, mais poussent la logique de la planche à billets: plutôt que de faire le détour par les banques, il eût mieux valu donner directement de l'argent aux ménages et aux entreprises en creusant un déficit budgétaire qu'on aurait comblé sans trembler par les banques centrales. Le Japon n'est pas loin d'avoir basculé dans cette politique: le Premier ministre Shinzo Abe a imposé à la Banque du Japon de doubler la masse monétaire pour sortir enfin son pays de la déflation.

Le débat reste ouvert. Il est quand même crédible que la Fed a contribué significativement à la reprise américaine. En revanche, en Europe, cette politique non conventionnelle a toujours beaucoup de mal à «se transmettre» dans l'économie réelle, faute non pas de la BCE, mais des gouvernements qui tardent dans les réformes: la liquidité fait des flaques, faute d'un labour des champs.

Quoi qu'il en soit, la Fed en annonçant la fermeture prochaine provoque la panique au royaume de la finance: saura-t-elle vivre sans argent facile? Depuis quelques semaines, les taux américains ont grimpé de peur et les Bourses ne savent plus où aller. Cet état dépressif n'a pas lieu d'être: la Fed saura sevrer doucement ses patients, «remettant la dose» s'il le faut. Mais il y a quatre motifs sérieux d'inquiétude.

Le premier est de bien juger les malades, autrement dit d'avoir la capacité d'analyse des banques. La surveillance de la finance doit être clairement transférée aux banques centrales. En Europe, c'est tout le but de l'union bancaire, que les Allemands sont irresponsables de freiner.

Le deuxième concerne les taux. Si les marchés ont la fièvre, les Etats endettés ne pourront pas payer. La crise des dettes a tout lieu de repartir.

Le troisième est lié: une remontée des taux peut provoquer, comme en 1994, un krach obligataire. Et même si on l'évite, la question de savoir qui va payer pour la dépréciation des tonnes d'actifs plus ou moins pourris est posée. Là-dessus aussi les économistes sont très partagés.

Enfin, quatrième inquiétude: les Etats-Unis à l'économie ragaillardie basculent dans la descente quand les autres coureurs, le Japon et l'Europe, sont encore très loin du col. La distance entre les deux va s'agrandir. Avec quelles conséquences? Avec quelles conséquences aussi sur le reste du monde où le QE du Nord a faussé l'économie? Regardez les dégâts du trop de liquidités sur l'inflation et la monnaie au Brésil.

Ajoutons, avec Charles Wyplosz, une interrogation finale: les dirigeants politiques trop contents de voir arriver la reprise vont-ils comprendre et vont-ils être capables d'expliquer aux peuples que la route post-crise est loin d'être jonchée de roses, mais, au contraire, pleine de nouveaux périls inconnus. Et cela sans nourrir encore leur anhédonie.

Eric Le Boucher

Article également publié dans Les Echos

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