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«A qui sait attendre, le temps ouvre ses portes», dit un proverbe chinois. Pékin, dans l’aéronautique, a su mettre le temps de son côté. Mais si la Chine n’est pas encore un compétiteur face à Airbus et Boeing, personne ne doute que, en matière d’aviation commerciale, elle vienne très vite bousculer le face-à-face entre les deux géants.
Depuis 2007, les autorités chinoises ont placé cette industrie parmi les secteurs stratégiques. On la retrouve parmi les priorités du plan quinquennal de 2011.
Afin que personne ne doute de l’avancée de la Chine dans le secteur aéronautique et spatial, Pékin a choisi de lancer son cinquième vaisseau spatial habité le 11 juin dernier, à l’approche du Salon du Bourget, qui ouvre ses portes ce lundi 16 juin: trois astronautes chinois à bord d’un vaisseau chinois Shenzhou-10 transporté par une fusée chinoise Longue Marche 2, pour un arrimage avec un module spatiale chinois Tiangong en orbite autour de la Terre.
Pour sa deuxième participation à ce salon aéronautique et spatial, l’un des plus importants au monde, l’Empire du milieu tenait à manifester sa maîtrise des technologies pour figurer parmi les acteurs de pointe du secteur. Démonstration réussie.
Mais il aura fallu du temps: voilà plusieurs décennies que Pékin prépare son aventure spatiale. Le premier tir d’une fusée Longue Marche 2 remonte à la moitié des années 70 et le premier vol d’un vaisseau Shenzhou à la fin des années 90. La patience chinoise étant maintenant récompensée, le président Xi Jinping a pu affirmer qu’une nouvelle étape était franchie pour aboutir à la construction d’une station spatiale chinoise. Le temps a payé.
Deuxième plus gros marché mondial
Dans l’aéronautique civile, la patience de la Chine est également mise à l’épreuve. Ainsi, alors que son avion régional ARJ21, destiné à concurrencer les Bombardier, Embraer et autres ATR, était attendu pour 2007, il n’a toujours pas obtenu les certifications nécessaires. Et il n’est maintenant plus certain que le premier appareil puisse être livré en… 2014.
Mais qu’importe, il ne s’agit que d’un report technique, un de ces retards que Boeing ou Airbus ont également connu, à peine pertinent dans l’échelle de temps chinoise. Commercial Aircraft Corporation of China (Comac), qui produit ce biréacteur, fait son propre apprentissage des procédures complexes de certification.
Le véritable enjeu est celui du C919, appareil de 150 à 200 places destiné à concurrencer les Airbus A320 et Boeing 737. Et personne ne doute que, lorsque cet appareil sera prêt, il mettra un terme au duopole entre l’européen et l’américain.
Pékin, en outre, semble bien décidé à soutenir ce programme autant qu’il le faudra. Sur un marché mondial estimé par Boeing à 35.000 appareils sur les vingt prochaines années, la Chine est devenue le deuxième débouché derrière les Etats-Unis. Pas question d’abandonner le terrain et les quelque 4.800 milliards de dollars de commandes potentielles aux seuls avionneurs occidentaux.
Certes, il faudra du temps avant que les compagnies américaines et européennes se dotent d’avions chinois. Mais 40% du marché des deux prochaines décennies devraient provenir de la zone Asie-Pacifique, où la percée chinoise peut être bien plus rapide. Et comme 70% de la demande mondiale devrait porter sur des moyens courriers du type A320 et 737, c’est sur ce créneau que Pékin prépare son offensive. Logique.
Partenariats tous azimuts et subventions publiques
La certification du C919, qui profitera de l’expérience acquise pour l’ARJ21, est annoncée pour 2016. Pour mettre tous les atouts de son côté, Comac a choisi d’équiper l’appareil des réacteurs produits par CFM International (filiale commune de l’américain General Electric et du français Safran), les mêmes que ceux qui équipent l’A320.
Par ailleurs, pour s’introduire sur les marchés occidentaux, la société chinoise a conclu un accord avec le canadien Bombardier: le chinois s’appuiera sur les réseaux commerciaux du canadien en Occident, alors que ce dernier verra s’ouvrir en échange les portes de compagnies asiatiques pour son avion régional C-Series. Accord de réciprocité classique mais efficace. Mais la partie sera serrée, car le C919 devra justifier ses prétentions face à deux rivaux extrêmement réputés.
Pour faire la différence, Comac joue la carte des technologies nouvelles, en recourant massivement aux pièces de structure en carbone pour abaisser le poids mort des appareils et parvenir ainsi à une réduction des dépenses en carburant. Toutefois, l’utilisation massive du carbone devrait augmenter les coûts de production et, par là, entamer la compétitivité de l’avion chinois. Mais les observateurs n’ont aucun doute: Pékin subventionnera.
Les concurrents porteront-ils plainte? La démarche serait risquée, compte tenu des retours de bâton auprès des compagnies chinoises qui pourraient leur fermer la porte.
La Chine, comme on le voit dans son bras de fer avec l’Europe dans l’épisode des panneaux solaires, est experte pour organiser des mesures de rétorsion si nécessaire. Or, ni Airbus ni Boeing ne peuvent se permettre d’être exclus d’un marché qui pèsera pas loin de 5.000 appareils sur vingt ans et réalise maintenant la moitié des bénéfices du transport aérien mondial.
La carotte et le bâton dans les transferts
Airbus, par exemple, se trouverait en position bien délicate vis-à-vis de l’exécutif chinois s’il s’opposait juridiquement à Comac alors qu’il assemble lui-même depuis 2009 des A320 en Chine, à Tianjin. Or, cette production est menée dans le cadre d’une joint-venture avec le consortium chinois Avic (Aviation Industry Cooperation of China), qui est aussi… la maison mère de Comac. Et l’accord de partenariat initialement conclu jusqu’en 2016 a été reconduit.
De sorte qu’Airbus va produire en Chine ses A320 avec le holding qui détient aussi son futur concurrent local. Un ménage compliqué. Mais c’est seulement à ce prix que l’européen, pris dans l’étau de Pékin, peut espérer engranger des commandes chinoises.
La situation est rendue d’autant plus complexe que la Chine a contraint l’avionneur à accepter que les appareils assemblés à Tianjin, qui devaient être à l’origine destinés uniquement aux compagnies locales, puissent être exploités par d’autres compagnies asiatiques par le biais de sociétés de leasing chinoises. Ce qui pourrait bien avoir des répercussions défavorables sur les plans de charge de Toulouse et de Hambourg.
Est-ce aller trop loin dans les concessions? Pour avoir refusé les transferts de technologies que la Chine exigeait, Alstom s’est laissé distancer dans l’appel d’offres pour des trains à grande vitesse. Conclusion: les TGV chinois utilisent la technologie allemande et vont très vite devenir des concurrents du TGV français sur les marchés tiers sans que celui-ci n’ait en rien profité de l’aspiration de l’immense marché chinois. Dilemme.
Souveraineté et stratégie à très long terme
Pékin voit encore plus loin. Alors que Comac prépare le terrain à son futur moyen courrier, qu’il prolonge son accord avec Airbus et peaufine celui avec Bombardier, il s’est associé avec le russe Iliouchine pour développer ensemble un projet de gros porteur long courrier qui, là encore, viendrait défier à un horizon plus lointain les Boeing 787 et autre Airbus A350. Face aux deux géants, le pragmatisme prime.
Et pour faire bonne mesure, la Chine –qui fabrique déjà des moteurs d’avions militaires– a mis en chantier un projet de moteur associé à ce futur gros-porteur et piloté par Avic, indique l’agence Chine nouvelle.
Lorsqu’Airbus fut lancé, les Etats Unis n’imaginaient pas qu’un Européen pourrait un jour faire jeu égal avec leur industrie aéronautique. Mais grâce au soutien des pouvoirs publics, quarante ans plus tard, Airbus a pu lui-aussi aligner une gamme complète d’appareils et enregistrer les mêmes performances commerciales. Or Avic, holding public et fer de lance du capitalisme d’Etat chinois, jouit d’un soutien plus fort encore.
Les écueils ne manqueront pas, comme il y en a aussi pour Airbus et Boeing. Mais la voie est tracée. Et pour progresser, la Chine est l’affût de toutes les opportunités, prête à acquérir à l’étranger des sociétés –comme en France– pour accéder à de nouvelles technologies.
Sa stratégie est hyper offensive. Et son objectif assez clair: contrôler le transport aérien mondial, comme l’a révélé en décembre dernier l'ambitieux projet de rachat du premier loueur mondial d’avions, ILFC. C’est aussi le plus gros propriétaire d’avions au monde. Ce projet n’a pas encore abouti, le consortium chinois créé pour l’occasion ayant tardé à honorer sa première tranche de règlement. Mais ce ne peut être que partie remise…
Gilles Bridier
Article actualisé le 17 juin 2013 à 10h10: le chiffre des commandes potentielles du secteur n'est pas de 48.000 milliards mais de 4.800 milliards de dollars.