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Verizon: le gouvernement américain a-t-il tous les droits?

Il a au moins celui de fouiller dans les relevés téléphoniques.

REUTERS/Mike Blake
REUTERS/Mike Blake

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Le gouvernement américain est-il informé du moindre de mes appels téléphoniques, et de tous ceux des autres Américains aussi? Si vous êtes client de l’opérateur Verizon, c’est bien possible. Grâce au gigantesque scoop de Glenn Greenwald publié par The Guardian, nous avons découvert l’existence d’une ordonnance secrète accordant à l’Agence nationale de sécurité (NSA, National Security Agency), l’accès à des données concernant des millions d’appels. Cette ordonnance du tribunal fédéral relatif à la surveillance des renseignements étrangers (FISC, Foreign Intelligence Surveillance Court) permet à la NSA de savoir qui a appelé qui, pendant combien de temps et d’où, lorsque l’appel a été passé par téléphones portables, et ce pendant trois mois, soit jusqu’au 19 juillet (ce genre de renseignements s’appellent des «métadonnées téléphoniques»).

Cette ordonnance concerne l’entreprise Verizon Business Network Services par le biais de MCI, fournisseur de nombreuses petites entreprises et peut-être aussi de clients individuels. Et d’autres pourraient être concernées: le reportage précédent de Greenwald, ainsi que les avertissements à peine voilés sur la surveillance lancés par les sénateurs Ron Wyden et Mark Udall, laissent à penser que le gouvernement collecte les données auprès d’autres compagnies. «Il existe aujourd’hui une différence de taille entre ce que la plupart des Américains croient que la loi autorise et ce que le gouvernement estime secrètement que la loi autorise», ont écrit Wyden et Udall dans une lettre au ministre de la Justice Eric Holder l’année dernière, alerte Greenwald.

Comment en sommes-nous arrivés au point que le gouvernement se permette de demander en secret à se faire transmettre d’immenses quantités de données personnelles?

Il ne s’agit pas d’une chasse à l’homme. Si c’était le cas, l’ordonnance serait dirigée contre un suspect ou un réseau particulier. Il s’agit d’une gigantesque expédition de pêche. C’est tout d’abord au Patriot Act, voté après le 11-Septembre, que nous le devons.

En fait, nous avons déjà vécu cela en 2001, lorsque le président George W. Bush avait autorisé la collecte de masse par la NSA de données téléphoniques, d’Internet et de mails. Quand USA Today a dénoncé toutes ces écoutes sans mandat en 2006, c’était la première fois que le public découvrait que des appels et des mails qui ne venaient ni n’étaient dirigés vers l’étranger faisaient l’objet de surveillance. Bush avait déclaré auparavant que seules les communications étrangères seraient visées. Des poursuites ont alors été engagées contre le gouvernement, et le Congrès accoucha d’un projet de loi en 2008 visant à étendre le droit du gouvernement à collecter des données dans le cadre de la loi de surveillance des renseignements étrangers (FISA, Foreign Intelligence Surveillance Act).

Barack Obama était alors candidat à la présidentielle. Au début, il s’opposa à une partie du projet de loi –celle qui accordait l’immunité aux compagnies de télécom– avant de finalement décider de le soutenir. Comme le souligna Greenwald à l'époque, le Foreign Intelligence Surveillance Act donnait déjà au gouvernement une grande marge de manœuvre pour se livrer à l’espionnage. L’amendement de 2008 étendait les pouvoirs du gouvernement en lui permettant «de se livrer à la surveillance “par aspirateur” d'équipements américains,» comme l’explique Marty Lederman, lorsqu’il n’y avait aucun moyen de savoir à l’avance si un appel était international ou si la personne qui appelait était une puissance étrangère ou son agent.

En d’autres termes, il y a belle lurette que le gouvernement collecte et fouille dans les données et les enregistrements –renseignements du genre de ceux transmis par Verizon, comme nous le savons à présent– sur le territoire américain.

En 2008, Obama disait s’inquiéter de «l’abus du pouvoir exécutif exercé par le président Bush» mais être également convaincu que l’amendement de la loi FISA «indiquait clairement à tout président ou toute compagnie de télécommunications qu’aucune loi ne peut supplanter l’autorité du tribunal FISC». Ce n’était pas l’exacte vérité.

Mais ce qui est plus pertinent dans le cadre des dernières révélations, c’est que le FISC approuvait presque toujours les requêtes de la NSA à l'époque, et que c'est toujours le cas. Or, armé d’une ordonnance du tribunal, le gouvernement peut forcer l’obéissance.

Dans l’article de 2006 de USA Today, les entreprises citées comme étant impliquées à l’origine –Verizon, AT&T et BellSouth– auraient été liés par contrat à la NSA, selon les sources (ce qui a été démenti par Verizon et BellSouth, provoquant une rétractation du journal sur cette partie de l'article). A l’époque, Qwest, compagnie de Denver fournissant des services téléphoniques locaux dans l’Ouest et le Nord-Ouest, avait déclaré qu’elle pouvait rester en dehors du processus de collecte de données, choix qu’elle avait d’ailleurs fait «parce qu'elle avait conclu que cela enfreignait la loi fédérale sur le respect de la vie privée».

Mais cette fois, Verizon pourrait se rendre coupable d’outrage s’il refusait de se soumettre à l’ordonnance du tribunal fédéral relatif aux renseignements étrangers (et il enfreindrait peut-être une réglementation de la FCC, la Commission fédérale des communications, en refusant de coopérer, risquant ainsi de perdre sa licence). Le site Politico déclare être en possession d'un mémo interne de Verizon ne confirmant ni n’infirmant l’article du Guardian, mais qui dit bien en revanche que si la compagnie «devait recevoir un tel ordre, nous serions obligés d’y obéir».

Google a récemment tenté de contester le droit du gouvernement à l’obliger à livrer des données en vertu de lettres de sécurité nationale (NSL, national security letters) utilisées par le FBI pour exiger auprès de fournisseurs et de compagnies de cartes de crédit des renseignements sur les abonnés –comme des numéros de téléphone, adresses mail et historiques Internet. Google a gagné devant la cour de district en mars, et à présent l’affaire est aux mains de la cour d’appel des Etats-Unis pour le neuvième circuit.

Doit-on s’inquiéter à l’idée que le gouvernement passe au crible en secret des tonnes de données de communications? Chez Slate.com, certains de mes collègues s’en fichent –l’un d’entre eux raconte en plaisantant qu’il souscrirait volontiers un abonnement téléphonique ouvert à l’espionnage s’il était moins cher que les autres.

«Amusez-vous bien à écouter tous les messages de ma mère racontant en détail les dernières bouffonneries de son basset, NSA!» écrit-il. «J’irai à la banque en me tordant de rire à l’avance.» Son seuil de tolérance face à l’espionnage et au potentiel de gêne est plus élevé que le mien.

Mais comme le souligne Greenwald, même si vous estimez que la NSA a le droit d’accéder à vos données dans la mesure où cela peut l’aider à attraper les méchants, «on peut à juste titre souhaiter de la transparence». Et sous Obama, comparé à Bush, nous risquons de plus en plus d’en avoir de moins en moins. Souvenez-vous du nombre sans précédent d'enquêtes sur les fuites, de la décision du gouvernement de réclamer les relevés téléphoniques de l'AP et du fait que le ministère de la Justice ait qualifié le journaliste de Fox News James Rosen de co-conspirateur et de criminel pour ses reportages, ou bien encore de son insistance à voir juger la source de WikiLeaks Bradley Manning pour aide à l’ennemi, alors que ce dernier a déjà plaidé coupable pour des accusations qui pourraient l’envoyer 20 ans derrière les barreaux.

Oui, ce sont la presse et les sources du gouvernement qui sont directement affectées par tout cela, pas les autres. Mais c’est souvent la presse qui révèle au public les abus du gouvernement. Et il va sans doute y avoir une enquête sur la fuite de l’ordonnance secrète du FISC vers le journaliste Glenn Greenwald et le Guardian, estime Pete Williams de NBC.

Pourquoi pas, après tout –puisque le ministère de la Justice s’est mis à exiger des journalistes qu’ils lui donnent des renseignements sur leurs sources, pourquoi n’en ferait-il pas autant dans le cas de cette fuite? Voici ce que Greenwald a tweeté jeudi matin:

«Cher ministère de la Justice: tes tactiques d’intimidation vont effrayer certaines sources, mais elles en rendent d’autres plus audacieuses encore, celles qui se rendent compte de ce que le gouvernement des États-Unis est en train de devenir

Une bonne chose de faite. Il est l’homme de la situation, et j’espère qu’il a raison. Mais j’ai bien peur que toujours plus d’espionnage ne fasse qu'alimenter la culture du secret –et c’est bien dans cette direction que nous allons.

Emily Bazelon

Traduit par Bérengère Viennot

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