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Turquie: l'état de la police

Les forces de police, contestées par les manifestants, sont un rouage essentiel du pouvoir de l'AKP.

Istanbul, le 4 juin 2013. REUTERS/Murad Sezer
Istanbul, le 4 juin 2013. REUTERS/Murad Sezer

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Après la violente répression qu'ils ont subie, les manifestants turcs réclament la démission de plusieurs chefs de la police. Or celle-ci est un rouage essentiel du pouvoir de l'AKP et de son Premier ministre en particulier face à l’armée. Mais elle est actuellement l’objet d’une lutte d'influence qui la fragilise.

Revenons en plusieurs points sur la situation de la police en Turquie.

1. La répression policière a été particulièrement violente

Oui, elle a été violente aux yeux des observateurs étrangers, peu habitués aux manifestations en Turquie, ainsi que pour tous ces jeunes Turcs, originaires des classes moyennes et supérieures, éduqués, connectés sur l’étranger et souvent peu politisés. Plus de la moitié d’entre eux descendaient dans la rue pour la première fois.  La plupart n’avait sans doute jamais reçu un coup de matraque ni ne s’était fait traîner par les cheveux. Et encore moins n'avait été bastonné par des policiers en civil, comme à Izmir.Une violence d’autant plus choquante que leurs intentions étaient pacifiques.

Mais si on compare avec le traitement que subissent les militants kurdes ou/et syndicaux ou/et d’extrême gauche depuis des années, la police n’a pas été plus violente qu’elle ne l’est habituellement avec ses opposants politiques. Et si la police a tant forcé sur les gaz lacrymogènes ce pourrait être, nous expliquait un spécialiste, «pour installer un épais brouillard entre eux et les manifestants afin de limiter les affrontements physiques».


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2. Les ordres sont venus d’en haut

On ne sait rien de façon sûre pour l’instant. Mais par ses déclarations sans concessions et méprisantes pour les manifestants qu’il a qualifiés de «vandales», le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a pu créer une atmosphère dans laquelle la police a pu s’imaginer avoir carte blanche pour user de la force. Et le préfet de police, Hüseyin Çapkin, s’est sans doute senti fondé à mener les choses de façon purement technique, comme  une simple opération  de maintien de l’ordre, sans dimension politique.   

Or le vice-premier ministre Bülent Arinç et le président de la République Abdullah Gül d'abord, puis le premier ministre lui-même mais de façon moins nette, se sont défaussés sur la police dans la mesure où ils ont reconnu qu’il y avait eu usage excessif de la force. Mais «faire tomber des têtes» dans la police serait risquer une crise au sein d’une institution déjà déstabilisée (cf. 5 et 6).  

3. Le pouvoir de l’AKP repose sur la police

Depuis 2002 et l’accession au pouvoir du Parti de la Justice et du développement (AKP), les effectifs de la police ont  pris de l’ampleur.

«Dans la lutte qu’il a menée contre l’armée, Recep Tayyip Erdogan a beaucoup compté sur la police. Les pouvoirs discrétionnaires de celle-ci ont énormément augmenté, explique l’universitaire Ferdan Ergut (Middle East Tehnnical University, Ankara). Le budget qui lui est alloué ainsi que le niveau de technologie qu’elle utilise se sont également beaucoup accrus.»

Résultat: «Le Premier ministre turc a  gagné son combat contre les militaires mais la police a acquis un haut niveau d’autonomie», ajoute cet historien qui travaille sur la police turque.

4. La France a proposé son savoir-faire à la Turquie «en matière de gestion démocratique des foules»

En 2011, grosse crise entre la Turquie et la France, entre autres à cause de la volonté de cette dernière de légiférer contre la négation du génocide arménien. En guise d’apaisement, alors que le président Nicolas Sarkozy est en visite à Erevan, en Arménie, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant se rend à Ankara pour conclure avec le gouvernement turc un «accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure». Parmi les domaines concernés: lutte contre le terrorisme (c’est le PKK qui est particulièrement visé), lutte contre le trafic de drogues, contre le blanchiment d’argent, contre les contrefaçons, et contre l’immigration illégale et puis «gestion démocratique des foules».  

Autrement dit, la France pourrait enseigner à la police turque des «techniques de maintien et de rétablissement de l’ordre pour maîtriser des individus armés sans faire usage d’armes létales», confirme le Quai d’Orsay. "Autant les Français ne sont pas bons dans le domaine des contrôles d'identité, de la police de proximité, autant ils savent plutôt bien "gérer" les manifestations" selon un spécialiste. Le gouvernement a validé cet accord, mais à l’Assemblée nationale, les députés socialistes renâclent.

5. La néo-confrérie de Fetullah Gülen, vaste réseau de solidarité musulmane, plutôt réformiste, jouit d'une influence certaine au sein de la police.

Il est faux de dire que les «gulénistes» (ainsi que les appellent ceux qui ne les aiment pas, d’après le nom de leur chef spirituel, l’imam Fethullah Gülen, en exil aux Etats-Unis) contrôlent toute la police.

Mais depuis les années 1990, les membres de ce mouvement font de l’entrisme avec succès.

«Voilà comment cela fonctionne, nous explique un bon connaisseur du mouvement qui souhaite garder l’anonymat, prenons un professeur de l’académie de police qui fait partie de la néo-confrérie; il va repérer des jeunes, plutôt pieux, brillants, et en lesquels il croit pour les aider à faire carrière. Par la suite, ces derniers rejoindront peut-être la néo-confrérie, mais peut-être pas. Et d’ailleurs, maintenir une certaine ambiguïté sur leur appartenance peut être utile à leurs ambitions personnelles.» 

L’historien Ferdan Ergut n’a pas de doute:

«Le mouvement Gülen est influent et spécialement dans les services de renseignements de la police. Ce qui est inquiétant car l’autonomie de la police s’en trouve renforcée (...) L’hégémonie d’une secte religieuse dans la police ne peut qu’exacerber les problèmes.»

6. Il existe une lutte de pouvoir au sein de la police

L’AKP et son  premier ministre se sont appuyé sur le «système guléniste» jusqu’au moment (sans doute à partir de 2009) où ils en ont eu moins besoin et qu'il ont jugé que son influence dans la police (et la justice) se faisait trop sentir. 

Le gouvernement a alors procédé à des évictions et à de nouvelles nominations dans des secteurs très sensibles (service de sécurité du Premier ministre, services de renseignements, etc).

Et ce sont souvent d’anciens policiers, membres ou proches du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite), qui sont revenus après avoir été écartés au profit des «gulénistes». Ils sont très présents dans les unités anti-émeutes tandis que la direction de la police est encore en plein bouillonnement, avec des tiraillements entre le gouvernement qui veut garder la main et le MHP pour lequel contrôler la police est politiquement vital (car le parti n’est plus au pouvoir). Tandis que Fethullah Gülen et ses relais n’hésitent pas à pointer du doigt les faux-pas de leurs rivaux ultra-nationalistes.

Ces enjeux de pouvoir, qui existaient déjà très fortement, se sont amplifiés avec le soulèvement actuel et la mise en  accusation de la police, en crise et fragilisée par ces luttes internes.

Ariane Bonzon

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