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Sema Kaygusuz: «Je n’avais plus aucun espoir en la société turque»

Pour l'auteure turque, les humiliations répétées subies par la minorité alévie à laquelle elle appartient expliquent sa mobilisation dans les contestations. Rencontre.

Sema Kaygusuz © Muhsin Akgün
Sema Kaygusuz © Muhsin Akgün

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Istanbul (Turquie)

Epaules nues dans sa petite robe bleue, après m’avoir servi un thé et bourré sa pipe de tabac irlandais, bien enfoncée dans son fauteuil, Sema Kaygusuz, l’une des grandes figures de la littérature turque d’aujourd’hui avec le prix Nobel Orhan Pamuk et Elif Safak, a, comme beaucoup de Turcs ces jours-ci, le regard qui brille d’une gravité joyeuse:

«Pour la première fois de ma vie, j’ai le sentiment d’avoir un pays.»

Sema Kaygusuz est alévie. Comme l'un des deux jeunes hommes tués pendant les manifestations, Abdullah Comert, 22 ans, mort lundi à Antioche. Les humiliations répétées subies par la minorité alévie expliquent sa mobilisation, dit-elle.  

«Ce qui se passe aujourd’hui est une énorme surprise pour moi. Je n’avais plus aucun espoir en la société turque. Or tous ces jeunes si différents, Kurdes, nationalistes, supporters de foot, musulmans anti-impérialistes, alévis, et qui d’habitude se détestent, se retrouvent soudain autour des valeurs communes de liberté et de démocratie.»  

C’est à cause d'un figuier qu’elle a choisi l’appartement où nous nous trouvons, au rez-de-chaussée d’un immeuble banal du quartier de Besiktas, en plein cœur d’Istanbul.

De sa table d’écriture, Sema Kaygusuz contemple par la fenêtre «les branches entremêlées et les larges feuilles» du figuier, l'arbre de la «connaissance et de la sagesse». Elle l'a même baptisé du pseudonyme d’un barde alévi, mort récemment: Zevraki. L'alévisme, une interprétation religieuse marquée par l'ésotérisme touche entre 10 à 15 millions de personnes en Turquie.

«J’ai appris que j’étais alévie à l’âge de 11 ans. Mon père était officier, il ne m’en a jamais rien dit, ce qui comptait pour lui c’était de s’assimiler. Par ma grand-mère, j’entendais toutes sortes de fables concernant les croyances des alévis, mais après, je recevais l’avertissement formel de ne pas colporter aux autres “ce que j’avais entendu”.»

Et puis, un jour quatre mots prononcés par l’aïeule dans un «soupir bruyant, bien inattendu, bizarre»:

«Ils nous ont égorgés.»

«Cette fois, ce fut une amertume historique qui fut semée dans mon âme», écrit Sema Kaygusuz dans un roman dont le titre Ce lieu sur ton visage (Actes sud, 2013) renvoie à la ville de Dersim, aux massacres des Alévis qui y eurent lieu, en 1938, et que sa grand-mère âgée d’à peine 6 ans dû fuir avec son grand-frère, deux seuls rescapés de toute une famille décimée.

Depuis quelques années, la mémoire du massacre de dizaines de milliers d’alévis , dont l’hétérodoxie risquait de compromettre le projet de «civilisation» et d’unification ethnique de la république turque, refait surface en Turquie.

«Il y a un proverbe juif qui dit que le père veut oublier les souffrances du grand-père alors que le petit-fils veut absolument les connaître», raconte Sema Kaygusuz, à la recherche de l'histoire de sa grand-mère. 

Mais il a fallu trente-six longs mois  à l’écrivaine turque pour «parvenir à ouvrir des portes bloquées» et fabriquer ce texte mêlant sacré et profane, d’une belle sensualité et d’une grande puissance métaphorique. Son style syncrétique, ses références quasi-panthéistes, renvoient au silence des victimes et relient l’auteur à la tradition poétique des alévis, sans même qu’elle l’ait véritablement recherché. 

«Je sais que certains d’entre nous se définissent comme musulmans, ce n’est pas mon cas. Etre alévi, pour moi, c’est rejeter un système construit autour d’un seul Dieu. Je suis tout à la fois agnostique et panthéiste; le divin est partout.»

Selon Sema Kaygusuz, les alévis sont différents quoique proches des autres Turcs,  musulmans sunnites. Et «du coup ce sont ces petits détails, ces petites différences qui font problème»

«Nous partageons beaucoup de choses avec les sunnis. Mais nos pratiques religieuses sont distinctes. Femmes et hommes prient ensemble, nous dansons et jouons du saz dans nos cérémonies, nous n’avons pas de mosquées mais des cem (maisons de prières). Nous buvons du vin, nous ne voilons pas les femmes. Au final, tout cela constitue une ligne de fracture presque plus profonde que si nous étions vraiment étrangers les uns aux autres.»   

Les alévis éprouvent le sentiment, assez fondé, de ne pas être considérés par le gouvernement islamo-conservateur (Parti de la justice et de la prospérité, AKP) lequel ne leur a toujours pas reconnu de droits culturels, ni autorisé de construire des  maisons de prières.Tout au contraire, le gouvernement a renforcé l’enseignement religieux (du seul sunnisme) à l’école. Et plusieurs responsables de l’AKP, dont le premier d’entre eux, Recep Tayyip Erdogan, ont multiplié critiques, piques et sous-entendus à propos de cette «autre Turquie» que constituent les alévis.     

Or le 29 mai, accompagné de son épouse, des autorités de l’AKP et de dignitaires religieux sunnis, le Premier ministre a posé en grandes pompes la première pierre du  troisième pont sur le Bosphore qu’il a baptisé du nom de «Sultan Yavuz Selim». Ce sultan du XVIe siècle est, aux yeux des alévis, un assassin par la faute duquel des milliers de leurs ancêtres ont péri.   

Qu'un pont lui soit dédié est un affront, cette cérémonie l’humiliation ultime. C'est donc très logiquement que deux jours plus tard, des milliers de jeunes alévis, républicains et laïques, apolitiques ou d’extrême gauche, se joignent aux manifestations, à Istanbul puis dans tout le pays. Et ils y jouent un rôle clé. 

Plus encore que d’autres jeunes, «les alévis ne peuvent accepter que l’Etat se mêle de leur style de vie, qu’il touche à notre aire», confirme Sema Kaygusuz.

Ariane Bonzon

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