Culture

Mashrou’Leila, pop indé et poil à gratter de la chanson libanaise

Le premier groupe de «pop arabe indé» libanais titille depuis cinq ans l’establishment musical au pays de Fairouz, à coups de tabous brisés et de rythmes inclassables.

Photo issue de la page Facebook de Mashrou'Leila.
Photo issue de la page Facebook de Mashrou'Leila.

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BEYROUTH (Liban)

L'affiche est incontournable dans les quartiers branchés de Beyrouth: Live in Baalbek, le premier DVD de concert du groupe Mashrou’Leila est sorti en mai. Rue Hamra, la voie historique des cinémas et des théâtres, ou à Mar Mikhael, le nouveau quartier des cafés d’artistes, le groupe de «pop arabe indépendant» se montre partout.

Baalbek, le plus grand festival de musique, danse et théâtre du Moyen-Orient, se tient chaque année depuis 1956 sur le site de la cité antique, au milieu des ruines des époques phénicienne, grecque et ottomane. «C’est un festival assez conservateur et nous avons été surpris d’être invités l’an dernier, explique Hamed Sinno, le chanteur du groupe, dans un café de Beyrouth-Ouest. C’est bien qu’il se soit ouvert à la scène actuelle.»

Sur le poster collé aux murs dans les rues, Hamed Sinno lève un poing, l’autre accroché au micro. Ce jour de l’été 2012, le Temple de Bacchus, hôte de pièces de théâtre, accueillait pour la première fois un groupe de musique. Mashrou’Leila jouait devant son public, bien plus jeune que les festivaliers traditionnels, plutôt habitués au célèbre joueur d’oud Marcel Khalifé.

«Les spectateurs étaient incroyables, il y avait une telle alchimie! raconte le jeune homme de 25 ans, petit bouc et fine moustache bien taillée. Pourtant –ça va faire très diva, je sais– mais j’avais une extinction de voix! J’ai crié plus que chanté! Pour le DVD, nous avons voulu une réalisation plus cinématographique, plus dynamique que l’habituelle retransmission télé du festival», qui a été confiée à une petite société de production libanaise.

Mashrou’Leila, c’est un peu toujours cela. Faire différent, faire ce qui ressemble aux jeunes, n’en déplaise à l’establishment artistique libanais.

En 2008, sept étudiants de l’université américaine de Beyrouth créent leur ensemble dans la salle de musique du campus, en bord de mer, et se baptisent Mashrou’Leila, qui veut dire à la fois «Projet Leila» et «Le projet d’une nuit». Un chanteur, deux guitaristes, un bassiste, un violoniste, un batteur, et une pianiste, qui se mettent à écrire de la «pop indé arabe». A l’époque, ça n’existe pas vraiment et c’est justement ce qui fait leur succès. Ils chantent en arabe libanais et parlent de drogue et de sexualité. Une bouffée d’air pour les jeunes. Une hérésie pour les tenants de la grande chanson arabe en langue classique qui se doit, d’Oum Kalthoum à Fairouz, de surtout parler d’amour!

Mashrou’Leila préfère dénoncer la violence domestique, la corruption. Ou parler d’une relation entre deux hommes, dans Shim el Yasmine.

«Dans la chanson arabe classique, il n’y a jamais ni sexe, ni politique, ni amour un peu réaliste, poursuit le chanteur, dans d’informes vêtements noirs. Je ne sais pas pourquoi on a du succès, vraiment. D’autres groupes avaient commencé à aborder ces sujets, mais en anglais. Peut-être que l’on a comblé un fossé. On ressemble à notre public, qui a envie d’une musique qu’il n’entend pas à la radio.»

Les Mashrou’Leila ne sont pas pour autant pionniers au Liban. Dans les années 1980, Ziad Rahbani par exemple avait déjà bousculé les codes de la bienséance acoustique avec des paroles très satiriques. Mais le succès de Mashrou’Leila est notable, à une période où la chanson libanaise est plutôt représentée à l’étranger par des performeuses pop comme Nancy Ajram, dont les tenues suscitent plus d’émotions que les textes.

Le premier album éponyme, Mashrou’Leila, sort en 2009. Im bim billi lah, la chanson phare que l’on pourrait traduire par «Pa dam bam boum», le bruit des percussions, est une comptine libanaise muée en critique sociale et parfaitement calibrée pour faire danser en club. Et c’est dans une ancienne usine d’acier que l’opus est lancé, par un concert donné devant 1.200 personnes.

Le second album, El Hal Romancy, paraît en 2011. Les innovations sont techniques et artistiques: introduction de chœurs, changement de la structure des chansons et enregistrement d’un titre dans le Dôme, une immense salle de spectacle en béton criblée de trous d’obus depuis la guerre civile (1975-1990) et qui gît toujours en plein centre-ville.

Le septuor essuie des critiques négatives de la presse, «rarement constructives», explique Hamed. 

«Lorsque sort la chanson Imm el jacket, qui raconte l’histoire d’une femme refusant de s’habiller comme une femme, on nous a accusés de promouvoir la transsexualité et d’écrire très mal. Aucun journaliste n’a reconnu le texte du poète libanais Omar al Zo’ini, écrit avant la Seconde Guerre mondiale!»

Les publications francophones du Liban sont cependant assez enthousiasmées par les jeunes artistes.

L’esprit des thèmes choisis par Hamed, le seul parolier du groupe, ne varie pas. Ni son dégoût de certaines réactions. «Parce que l’on ne fait pas de la musique arabe traditionnelle, on ferait forcément de la musique occidentale? Or en tant qu'arabes, il faudrait qu’on fasse de la musique arabe? C’est raciste!», s’énerve-t-il, en faisant cogner contre la table un chapelet que musulmans comme chrétiens égrènent au Liban et que, lui, a attaché en bracelet. 

Hamed n’aime pas les clichés. Habitué aux interviews, il est poli et parle vite, dans un anglais parfait. Mais certaines questions sur ce si petit et si compliqué Liban l’agacent.

«Oui on a une seule fille au milieu de garçons. Et oui, on a des chrétiens et des musulmans dans le groupe. Les gens trouvent cela important, mais moi je m’en fous complètement que le groupe soit mixte ou pas quand j’écoute de la musique!»

Ce réflexe est le même pour le style musical. «En répétition, dès que l’on entend que l’on se rapproche d’un genre précis, on recule et on fait autrement», explique le porte-parole d’une formation qui a introduit dans ses chansons quelques notes de musique traditionnelle arménienne, ou chanté à travers un mégaphone. Liberté, mobilité, indéfinissabilité –si ce mot existait...

Lorsqu’ils jouent en Egypte, en Jordanie, en Turquie ou en Tunisie, ils rencontrent un écho positif. Les questions qu’ils soulèvent avant, pendant et depuis le printemps arabe dans leurs morceaux, sont celles qui interpellent tous les jeunes de la région: les droits des femmes ou la place de l’armée, par exemple.

Des fans palestiniens, sur leur page FaceBook qui recense plus de 92.000 amis au moment ù on écrit ces lignes, les supplient de venir jouer dans leur pays. Ils se produisent aussi en Europe, mais plus difficilement au Liban. Le nombre de scènes est limité: elles sont quasiment toutes payantes pour les artistes, trop étroites pour plusieurs musiciens avec du matériel et très mal équipées en sono.

Fin mai, Mashrou’Leila n’avait toujours pas trouvé de salle pour le concert de lancement de son troisième album, qui sort cet été. Enregistré à Montréal avec des synthétiseurs des années 1970, il s’appuie sur une écriture plus précise, une langue arabe plus soutenue, des chansons parfois longues.

«Cinq ans plus tard, je crois que l’on est de meilleurs musiciens et que les choses que l’on a à dire sont différentes, analyse Hamed Sinno. On voulait parler de politique, de notre pays. Aujourd’hui on veut toujours être rebelles, mais différemment. On parle plutôt de nos vies en tant qu’individus.»

Le leader du groupe n’a aucune idée du nombre d’albums qu’il a pu vendre, entre les téléchargements sur leur site et le piratage, à peine illégal au Liban. Or il est très difficile de vivre de sa musique au Moyen-Orient. Surtout quand on fait de la pop indé... Les membres de Mashrou’Leila sont architectes ou graphistes à mi-temps. A partir de cet été, c’est surtout leur tournée à Berlin, New York, Le Caire ou Paris qui leur permettra de mesurer la popularité de leur style, de leurs idées et de leur farouche «indépendance arabe», très pop.

Constance Desloire

Mashrou’Leila sera en concert le 17 juillet à l'Hotel de Ville de Paris.

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