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Pourquoi la mort de Videla a eu moins d'écho que celle de Pinochet

Si le militaire argentin reste le symbole d'une dictature sanglante, qui a fait dix fois plus de morts que celle du Chili, le coup d'Etat, la répression et la gestion du pouvoir des deux hommes ont été très différentes.

Jorge Videla, en 1980. REUTERS/Stringer.
Jorge Videla, en 1980. REUTERS/Stringer.

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Ils étaient tous les deux militaires et portaient la moustache. Ils ont tous les deux pris le pouvoir par un coup d’Etat. Ils ont sur les mains le sang de leurs opposants qu’ils ont torturés à mort. Ils ont été poursuivis par la justice. Malgré des rapports parfois tendus, ils ont travaillé ensemble et ont reçu, l’un comme l’autre, l’aide des militaires français pour mener une sale guerre contre leur propre peuple.

Le premier s’appelait Augusto Pinochet et a dirigé le Chili d’une main de fer de 1973 à 1990. Après avoir été inquiété par la justice, le tombeur d’Allende est mort dans son lit en décembre 2006. Le second s’appelait Jorge Videla et a régné sur l’Argentine d’une manière plus féroce encore que Pinochet au Chili, de 1976 à 1981, date à laquelle un autre général putschiste lui a succédé. Jugé, condamné, gracié, puis à nouveau jugé et condamné, il est mort en prison le 17 mai.

En 2006, la mort d’Augusto Pinochet avait fait la une des quotidiens et l’ouverture des journaux télévisés. On évoquait le souvenir des opposants parqués dans les stades, de la mort d’Allende, le 11 septembre 1973, dans le palais présidentiel de la Moneda, les exécutions sommaires ou les tortures infligées à Victor Jara et la mort de Pablo Neruda en exil, dont les circonstances n’ont jamais été élucidées.

La mort de Jorge Videla, elle, n’a pour ainsi dire été signalée que par d’assez maigres entrefilets dans la presse française et européenne, alors que la répression dans son pays fut encore plus impitoyable qu'au Chili: on estime à près de 30.000 morts le nombre des victimes, morts et disparus en Argentine, contre «seulement» 3.000 au Chili. Une comptabilité macabre qui en dit long sur la violence du régime argentin, qui dura sept ans seulement, contrairement à celui du Chili où Pinochet, après avoir quitté la présidence en 1990, devint le chef de l’armée de terre.

Comment expliquer une telle différence de traitement? Les raisons ne manquent pas. Une des premières, sans doute, est due au fait que Pinochet est mort sans avoir répondu de ses crimes.

En 1998, il est un temps assigné à résidence en Grande-Bretagne: le juge espagnol Baltasar Garzon émet un mandat d’arrêt international à son encontre et l’ancien dictateur chilien est accusé de crimes contre l’humanité. Margaret Thatcher lui rend visite et le présente comme «celui qui a amené la démocratie au Chili», oubliant au passage qu’il avait commencé par la supprimer. Un an et demi plus tard, il rentre libre à Santiago pour raisons de santé.

Répression discrète

Alain Rouquié, spécialiste de la région et auteur d'un excellent ouvrage sur les dictatures d’Amérique latine et leur héritage, avance des explications complémentaires.

La première, c’est que le coup d’Etat de 1976, qui arrive trois années après le golpe de Pinochet, renverse un gouvernement de criminels et de voyous, dirigé par Isabel Peron et par celui qu’Alain Rouquié décrit comme «une sorte de Raspoutine», Jose Lopez Rega, dit «el Brujo» (le sorcier). Des escadrons de la mort tuent et torturent déjà les opposants de gauche, tandis que la politique économique du gouvernement envoie l’Argentine dans le mur.

Le coup d’Etat de 1976 se déroule sans heurts, sans arrestations massives et publiques d’opposants et, dès l’arrivée de la junte, le discours se veut rassurant. «La junte affirme qu’elle entend mettre fin à la violence d’extrême gauche, mais aussi à celle des escadrons de la mort péronistes», explique Alain Rouquié. «Videla se présente comme un modéré. Le discours est si rassurant, et les coups d’Etat faisant tellement partie du paysage politique argentin, que des gens de gauche se montrent favorables. L’illusion est à ce point parfaite que même le parti communiste argentin ira, dans les premiers temps, jusqu’à déclarer qu’il faut soutenir les modérés de la junte.» L’arrivée au pouvoir de Videla est donc bien mieux perçue, en Argentine comme ailleurs, que celle de Pinochet.

Et pourtant. Sous la façade austère mais modérée de Videla se cache la répression impitoyable menée par le régime pour liquider ses opposants, de manière plus discrète qu'au Chili où ils étaient parqués dans les stades. Morts et disparitions par milliers, opposants torturés que l’on embarque à bord d’avions, que l’on drogue et que l’on jette à la mer, bébés de femmes torturées que l’on confie à des familles de militaires avant de se débarrasser de leurs mères: la liste est terrible.

Au Chili, la répression est très centralisée et l’on finit généralement par savoir où sont détenus les personnes arrêtées. En Argentine, elle est dévolue à une série d’officiers qui, dans le secteur qui leur a été attribué, ont littéralement carte blanche pour arrêter, torturer puis éliminer les opposants, dans des lieux généralement tenus secrets, comme la tristement célèbre ESMA, en plein cœur de Buenos Aires. «La politique était clairement celle de la dilution, "Ma main droite ne sait pas (et ne veut pas savoir) ce que fait ma main gauche"», dit Alain Rouquié.

La façade d'une junte

Mais plus fondamentalement, alors que Pinochet élimine consciencieusement tous ses rivaux et règne en maître, la dictature argentine est une junte, avec des représentants des trois armes (Terre, Air, Marine), et Videla n’en est que la façade. Il est d’ailleurs débarqué en 1981, remplacé par Viola, auquel succèdent Lacoste puis Galtieri.

Videla n’aura jamais été «l’homme fort» de l’Argentine, au sens ou Pinochet, Franco ou Salazar ont pu l’être dans leurs pays respectifs. Il fut le porte-parole présentable d’une dictature qui, sous des dehors de modération, se montra d’une brutalité inouïe, et en fut débarqué cinq ans plus tard. «Au final, dit Alain Rouquié, on pourrait presque dire que sa mort, en prison, n’est qu’une péripétie.»

Et voilà sans doute ce qui explique la différence de traitement médiatique entre les disparitions de Pinochet et celle de Videla. Le premier incarnait la dictature, le second n’en fut qu’un avatar.

Antoine Bourguilleau

Sur l’histoire des dictatures d’Amérique du sud et l’impact qu’elles ont encore aujourd’hui sur la vie politique de ces pays, je ne saurais que trop conseiller la lecture de l’ouvrage d’Alain Rouquié, A l’ombre des dictatures, la démocratie en Amérique latine, publié chez Fayard et le remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

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