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Il y a deux ans, lors d’une conférence à Seattle, Moby s'en prenait à l'industrie du disque:
«Fut un temps où le business de la musique était incroyablement monolithique. Il n’y avait que deux façons de faire entendre sa musique: signer chez une grosse maison de disques et passer sur MTV ou sur une grosse station de radio. Heureusement, cette période est terminée...
Signer chez une major, pour 99,9% des musiciens de la planète, est la pire des choses à faire... Elles se sont mal comportées avec les musiciens. Elles se sont mal comportées avec les fans. Surtout, elles se sont mal comportées avec la musique. C’est pourquoi, soit elles se réinventent, soit elles meurent lentement.»
Une rengaine devenue presque habituelle chez les musiciens. Depuis une bonne décennie, Internet a libéré la parole et les artistes se sentant aliénés par leur maison de disques.
Plus besoin de concevoir sa musique dans des studios hors de prix, les ordinateurs personnels s’en chargent. Plus besoin de fabriquer et d’acheminer sa musique en magasins, Internet, via iTunes, Soundcloud ou Spotify, s’en charge. Plus besoin de promouvoir sa musique à la télévision ou sur des 4x3 dans le métro, les réseaux sociaux s’en chargent.
Do it yourself: le mantra des musiciens de l'ère punk, souhaitant vivre de leur musique sans avoir à supporter le contrôle d’un label et à leur reverser une partie de leurs gains, est revenu à la mode.
Déjà, en 1998, alors qu’il venait de quitter Warner avec fracas, Prince décidait de mettre lui-même en vente Crystal Ball, un coffret de cinq CD (trois compilations d’inédits, remix et démo, un album d’instrumentaux et un album de version acoustique). Vendu 50 dollars pièce uniquement sur son site officiel, le coffret s’était vendu à 250.000 exemplaires. «Mon année la plus rentable», déclarera-t-il plus tard.
Dix ans plus tard, en 2008, Trent Reznor du groupe Nine Inch Nails, après avoir traité dans les médias Universal Music de «putain de trous du cul cupides» et encouragé ses fans à «voler, voler et voler encore plus» sa musique, quittait la major pour distribuer (en partie) gratuitement les sixième et septième albums du groupe, Ghosts I-IV et The Slip.
En 2007, c’était au tour de Radiohead, après la fin de son contrat chez EMI, de choisir de distribuer son septième album, In Rainbows, sur le principe du «Payez ce que vous voulez». Une expérience que le groupe prolongea en 2011 en distribuant eux-mêmes son leur site Internet The King of Limbs, son huitième album. «La majorité des ventes [entre 300.000 et 400.000 via le site du groupe, NDLR] se sont faites directement du groupe au fan», conclura leur manager. «Financièrement, c’est sûrement leur disque qui a eu le plus de succès. Avec un contrat traditionnel, la maison de disques prend la majorité de l’argent.»
Mythe moderne du DIY
Ces expériences ont forgées ce mythe moderne du DIY. Mais sont-elles réellement transposables à grande échelle? Est-ce un modèle viable pour des jeunes musiciens? Si Radiohead ou Nine Inch Nails sortaient leur premier album en 2013, atteindraient-ils un niveau élevé de notoriété et arriveraient-ils à se hisser en haut des charts sans aucun support financier et marketing?
Car il est facile pour ces groupes bien établis, à la fanbase énorme et mondiale, de se positionner ainsi et de se passer de maison de disques après dix ou vingt ans de carrière financés par les millions de dollars et la puissance marketing d’une major.
Voyez Trent Reznor, l’apôtre du mouvement. En 2012, il rentrait dans le rangs et signait chez Columbia Records pour sortir le premier album de son nouveau groupe, How To Destroy Angels, justifiant ainsi son choix:
«Ce soir-là, nous jouions à Prague quand je vois des flyers pour Radiohead, qui devait jouer au même endroit que nous six mois plus tard. Je rentre dans un magasin de disques et il n’y avait aucune section pour Nine Inch Nails. Nous n’étions absolument pas présents. Nous n’existions pas et j’ai commencé à réaliser que, ces dernières années, tout ce que nous avions fait, c’était de prêcher la bonne parole sur Twitter.»
Même les jeunes artistes habituellement associés au DIY dans l’imaginaire collectif sont soutenus par des majors. Voyez par exemple les membres du collectif hip-hop Odd Future. Repérés sur le net via leurs clips trash et des albums distribués sur leur Tumblr, ils n’ont atteint une notoriété mainstream qu’avec le soutien de puissantes maisons de disques (Columbia Records/Sony Music pour Tyler The Creator et Earl Sweatshirt, Island Def Jam Music Group pour Franck Ocean).
Idem pour Lana Del Rey, qui a créé sa «légende DIY» avec le clip et la chanson de Video Game, qu’elle avait réalisé puis posté sur YouTube elle-même. Il ne lui a fallu qu’un tout petit mois pour signer chez Polydor. Voilà des artistes qui, avec le soutien de leur maison de disques, ont marketé un mouvement, une attitude, une philosophie.
Toujours la même histoire
Au final, l’histoire est toujours la même. C’est celle de Nirvana qui quitte le mini-label indépendant Sub Pop pour une major (DGC Records/Universal) afin d’exploser, de se développer et devenir les rock-stars que l’on connaît aujourd’hui. C’est celle de Lily Allen, de Kate Nash ou des Arctic Monkeys, qui ont laissé MySpace de côté au profit d’une maison de disques.
Bref, c’est l’histoire d’artistes qui ont besoin des maisons de disques pour évoluer. Le manager du musicien britannique Ed Sheeran l'a racontée dans le Guardian:
«Ce qu’Ed et moi avons accompli sans l’aide d’une maison de disques [enregistrer deux EP, placer l’un d’entre eux à la deuxième place du Top iTunes et comptabiliser plusieurs millions de vues pour le clip auto-produit de You Need Me, NDLR] a prouvé au label que nous pouvions le faire nous-mêmes, que tout ce dont nous avions besoin était de l’aide, du soutien et de l’argent afin de toucher encore plus de personnes et d’être capable de tirer les bonnes ficelles pour passer à la télé —des choses plus difficiles à faire quand on est seul.»
Car le DIY ne semble finalement être qu’un moyen de se faire remarquer, d’attirer l’attention des médias et des maisons de disques. Pour faire carrière, se développer, devenir une rock-star, il faut toujours signer, s’engager et rentrer dans le rang. Que ce soit avec une major ou un label indépendant, il faut s’entourer d’une structure, ne serait-ce que pour gérer les relations «juridiques» avec iTunes, YouTube, Spotify, Pandora, Grooveshark, etc. —comme le raconte le musicien de jazz Benn Jordan sur son blog.
Et pourtant.
«Elles essayaient juste de me signer pour m'écraser»
Noël 2011. Alex Day, jeune musicien anglais de 23 ans, se hisse à la quatrième place des charts anglais avec sa chanson Forever Yours, suivie quelques mois plus tard par Lady Godiva, qui atteint la quinzième place. Les armes du jeune Day: une chaîne YouTube créée en 2006, sur laquelle il poste régulièrement des vidéos sur sa vie, des petits sketchs et des clips. Le tout «fait maison».
A force de passion, d’enthousiasme et de persévérance, plus de 600.000 personnes s’y sont abonnées. Des fans très fidèles qui ont téléchargés près de 300.000 exemplaires de ses chansons sur iTunes. Le tout sans maison de disques, sans passages radio et télé. «Le futur de la musique», d’après Forbes.
Car là où Alex Day est vraiment différent de Lana Del Rey, Lily Allen ou Odd Future, c’est qu’il se refuse obstinément à signer avec toutes les maisons de disques qui se pressent à sa porte depuis plus d’un an, comme il l’expliquait l'an dernier au magazine économique américain:
«J’ai parlé avec toutes les grosses maisons de disques mais je me suis dit qu’elles essayaient juste de me signer pour m’écraser. Ils détestent le fait que j’ai prouvé que vous pouviez sortir vos chansons sans aucune intervention de leur part. J’ai essayé de travailler dans le système pendant de nombreuses années, sans résultat. Mais en commençant à faire les choses par moi-même, tout s’est activé et est devenu énorme. Mon plus grand atout, c’est l’énergie brute: je continue d’aller vers les gens, de poster de nouvelles chansons, de travailler sur ma musique.»
Aucun label, aucun manager
Un phénomène éphémère? L’avenir le dira. Mais Day n’est pas un cas isolé, un bug dans le système érigé par les maisons de disques. De l’autre côté de l’Atlantique, Hoodie Allen, jeune rappeur new-yorkais de 25 ans, fait parler de lui depuis quelques semaines avec une vidéo postée sur YouTube.
Son message est simple: il veut passer chez Jimmy Fallon, le petit prince du talk-show, un passionné de rap notoire, premier à avoir invité Odd Future sur une chaîne nationale américaine. Un passage qui assurerait à Allen d’être vu et entendu par près d’un million et demi de personnes, rien qu’aux Etats-Unis, essentiellement des jeunes adultes, son coeur de cible.
Indéniablement, un coup de boost pour cet artiste qui se revendique fièrement DIY. Aucun label. Aucun manager. Sa seule arme: ses plus de 200.000 followers sur Twitter, acquis à force de concerts, de nouveaux clips sur YouTube et de nouveaux titres sur iTunes et Spotify, et avec qui il discute en permanence: plus de 100.000 tweets envoyés en quatre ans et demi, soit cinq fois plus que Justin Bieber et dix fois plus que Lady Gaga.
Hoodie Allen met ses fans au premier plan, c’est sa stratégie. L’année dernière, après la sortie de son premier EP, All American, il a même appelé un par un chaque personne ayant acheté la version à 5 dollars.
Les fans. Les abonnés. Les followers. Ils vous suivent sur YouTube, Facebook, Twitter (et désormais Spotify). Ce sont devenus les meilleurs alliés du musicien au XXIe siècle. Ils n’ont pas nécessairement besoin d’être des millions ou des milliards. 1000 peuvent suffir, ils ont juste besoin d’être dévoués.
Théorie du «vraie fan»
Et pour ça, Alex Day et Hoodie Allen ont mis en pratique la théorie du «vrai fan» développée en 2008 par Kevin Kelly, un des fondateurs du magazine Wired:
«Un créateur n’a besoin d’acquérir que 1.000 vrais fans pour vivre de son art. Ils feront 300 kilomètres pour vous voir chanter. Ils achèteront le super coffret deluxe en haute déf même s’ils ne sont équipés qu’en basse déf . Ils ont une alerte Google sur votre nom. [...] Ils achètent le T-shirt, le mug, la casquette. [...] Ce sont les vrais fans. [...] Et le vrai challenge est de maintenir un contact direct et permanent avec eux.»
Trent Reznor s’en était inspiré pour concevoir son départ des majors en 2008. Mais Day et Allen sont parmi les premiers à récolter ses fruits en la mettant en pratique dans sa forme la plus pure, c’est-à-dire en ne partant de rien. Avec leurs centaines de milliers de fans dévoués, ils prouvent que Lady Gaga, Madonna ou Justin Timberlake n’ont pas les monopole de la célébrité.
Au quotidien, ils en inventent une nouvelle forme. Une célébrité plus «intime», moins basée sur la déification et beaucoup plus sur l’admiration, la personnalisation et l’identification.
Ce sont des inventeurs et des défricheurs. Quant à savoir s’ils sont des précurseurs, il faudra attendre quelques années pour le découvrir. Mais sous le poids des tweets des 200 000 followers de Hoodie Allen, Jimmy Fallon a répondu sur Twitter:
«Hoodie Allen. On m’a dit que tu avais été énorme au Roseland —un de mes endroits préférés pour voir de la musique. Félicitations. Parlons-en.»
.@hoodieallen I hear that you are killing it at Roseland - one of my favorite places to see music. Congrats. Let’s talk.
— jimmy fallon (@jimmyfallon) 14 avril 2013
Pas encore un billet aller pour la célébrité, mais une option très prometteuse.
Michael Atlan