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En juillet 2003, tandis que se poursuivait «l’interrogatoire spécial» de Mohamedou Ould Slahi, le major Geoffrey Miller, commandant de Guantánamo, imagina une nouvelle cruauté. Après des jours d’interrogatoire intensif, Slahi devait être violemment extrait de sa cellule par une équipe de policiers militaires en tenue antiémeute, escorté devant des chiens menaçants et chargé dans un hélicoptère, dans lequel il survolerait l’océan et où on le menacerait de mort ou d’extradition dans un pays du Moyen-Orient –menace rendue d’autant plus réaliste par la présence d’interrogateurs égyptiens et jordaniens à bord de l’hélicoptère. Le plan du général fut révisé ultérieurement car, comme son chef des renseignements le confia plus tard aux enquêteurs du département de la Justice, «Miller avait décidé que [l’hélicoptère] était trop difficile à organiser d’un point de vue logistique, et qu’il faudrait mettre au courant trop de gens de la base pour mettre ce projet à exécution». A la place, le 24 août 2003, conformément au plan signé au final par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, Mohamedou Ould Slahi fut arraché à sa cellule et embarqué pour une expédition de trois heures dans un bateau sur la mer des Caraïbes, où il fut battu et menacé par des membres de l’armée américaine et deux interrogateurs arabes.
Je venais à peine de terminer mon repas quand soudain [ ? ? ? ? ?] et moi avons entendu du tapage, des gardes qui juraient très fort: «Je te l’avais dit, connard...», des gens qui frappaient le sol violemment avec de lourdes bottes, des chiens qui aboyaient, des portes qui claquaient. Je me suis immobilisé sur mon siège. ? ? ? ? ?] est resté sans voix. Nous nous regardions, sans savoir ce qui était en train de se passer. Mon cœur battait fort parce que je savais qu’un prisonnier allait souffrir. En effet, et ce prisonnier, c’était moi.
Tout d’un coup, un commando de trois soldats accompagnés d’un berger allemand est entré dans notre salle d’interrogatoire. ? ? ? ? ?] m’a donné un violent coup de poing, qui m’a fait tomber à plat ventre par terre, et le deuxième type s’est mis à me rouer de coups de poings sans s’arrêter, principalement sur le visage et dans les côtes. Les deux étaient masqués des pieds à la tête.
«Connard, je te l’avais dit, t’es fini!», a dit ? ? ? ? ?]. Son partenaire continuait à me tabasser à coups de poings sans rien dire; il ne voulait pas être reconnu. Le troisième homme n’était pas masqué, il restait à la porte et tenait le collier du chien, prêt à le lâcher sur moi.
«Qui vous a dit de faire ça? Vous êtes en train de blesser le prisonnier», hurlait [ ], qui n’était pas moins terrifié que moi.
Quant à moi, je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Ma première pensée a été ils me prennent pour quelqu’un d’autre. Ensuite j’ai essayé de regarder autour de moi, mais un des gardes me pressait le visage contre le sol. J’ai vu le chien qui essayait de se libérer. J’ai vu [? ? ? ? ?] debout, qui regardait impuissant les gardes se déchaîner sur moi.
«Mettez-lui un bandeau sur les yeux à ce fils de pute! Il essaie de regarder.»
L’un d’entre eux m’a frappé violemment au visage et m’a rapidement mis des lunettes sur les yeux, des cache-oreilles et un petit sac sur la tête. Ils ont resserré les chaînes autour de mes chevilles et de mes poignets; après j’ai commencé à saigner. Je n’entendais que ? ? ? ? ?] qui jurait, «P--- de ci et p--- de ça». Je me suis dit qu’ils allaient m’exécuter.
L’autre garde m’a traîné sur le ventre et m’a jeté dans un camion, qui a immédiatement démarré. Le passage à tabac allait durer pendant les trois ou quatre heures suivantes, avant qu’ils ne me passent à une autre équipe qui utiliserait d’autres formes de torture.
«Arrête de prier fils de pute. Tu tues des gens», a dit ? ? ? ? ?], avant de me donner un grand coup de poing sur la bouche. J’ai commencé à saigner de la bouche et du nez, et mes lèvres ont tellement gonflé que je ne pouvais plus du tout parler. Le collègue de ? ? ? ? ?] s’est avéré être un de mes gardes; ? ? ? ? ?] et ? ? ? ? ?] m’ont chacun tenu par un côté et ont commencé à me donner des coups de poing et à me cogner contre la paroi métallique du camion. Un des types m’a tapé si fort que j’en ai eu le souffle coupé et que je me suis étouffé. J’avais l’impression de respirer par les côtes.
Est-ce que je me suis évanoui? Peut-être pas. Tout ce que je sais c’est que je remarquais que ? ? ? ? ?] me vaporisait souvent de l’ammoniac dans le nez. La chose curieuse était que M. ? ? ? ? ?] était aussi un «sauveteur», tout comme les gardes à qui j’aurais affaire pendant toute l’année suivante; tous étaient habilités à me donner des médicaments et les premiers secours.
Au bout de 10 à 15 minutes, le camion s’est arrêté sur la plage. Les hommes qui m’escortaient m’ont traîné dehors et m’ont mis dans une vedette. ? ? ? ? ?] ne m’ont laissé tranquille à aucun moment; ils continuaient à me frapper.
«Tu tues des gens», disait ? ? ? ? ?]. Je crois qu’il pensait tout haut: il savait qu’il était en train de commettre le crime le plus lâche du monde, en torturant un prisonnier sans défense totalement soumis et qui s’était livré lui-même. ? ? ? ? ?] essayait de se convaincre lui-même qu’il faisait ce qu’il fallait faire.
Dans le bateau, ? ? ? ? ?] m’a fait boire de l’eau salée, qui venait directement de l’océan je pense. C’était si mauvais que je l’ai vomie. Ils ont mis un objet dans ma bouche et ont crié:
«Avale fils de pute!»
J’ai décidé intérieurement de ne pas avaler l’eau salée néfaste pour les organes, qui m’étouffait car ils continuaient à me la verser dans la bouche.
«Avale imbécile!»
J’ai réfléchi rapidement et j’ai choisi l’eau dégoûtante et néfaste plutôt que la mort.
? ? ? ? ?] et ? ? ? ? ?] m’avaient escorté pendant trois heures environ dans la vedette. L’objectif de ce genre de voyage est premièrement de torturer le prisonnier et de prétendre que «le prisonnier s’est blessé lui-même pendant le transport» et deuxièmement de faire croire au prisonnier qu’il est transféré dans une prison secrète et très lointaine. Nous les prisonniers étions au courant de tout ça; nous avions des détenus qui racontaient avoir été dans un avion pendant des heures et s’être retrouvés dans la même prison que celle d’où ils étaient partis. Je savais depuis le début que je serais transféré à ? ? ? ? ?].
Quand le bateau [a abordé], ? ? ? ? ?] et son collègue m’en ont sorti en me traînant et m’ont fait asseoir en tailleur. Je gémissais à cause de l’insupportable douleur.
«Ouh... Ouh... ALLAH. ALLAH... Je t’avais dit de ne pas chercher la merde avec nous non?», a dit M. X en me singeant. J’aurais voulu pouvoir arrêter de gémir parce que ce monsieur ne cessait de se moquer de moi et de blasphémer contre le Seigneur; mais j’étais obligé de gémir pour respirer. «Nous apprécions tous ceux qui travaillent avec nous, merci messieurs», a dit ? ? ? ? ?]. J’ai reconnu sa voix. Même s’il s’adressait à ses invités arabes, le message m’était davantage adressé qu’aux autres.
C’était la nuit. Le bandeau sur mes yeux ne m’empêchait pas de sentir une lumière forte, des genres de projecteurs très puissants.
«Nous contents di ça. Peut-être nous l’emmener en Egypte, lui tout dire», a dit un type arabe dont je n’avais jamais entendu la voix, avec un fort accent égyptien. Je devinais qu’il avait une trentaine d’années à sa voix, à ce qu’il disait et plus tard à ce qu’il fit. Son anglais était à la fois mauvais et résolument mal prononcé.
Ensuite j’ai entendu des bribes de conversations confuses, après quoi l’Egyptien et un autre type se sont approchés. Maintenant ils me parlaient directement en arabe.
«Quel lâche! Vous autres demandez des droits civiques? Même pas en rêve», a dit l’Egyptien.
«Un mec lâche comme celui-là, en Jordanie il ne nous faut pas une heure pour lui faire tout cracher», a dit le Jordanien.
De toute évidence il ne savait pas que j’avais passé huit mois en Jordanie et qu’aucun miracle ne s’était produit.
«On l’emmène en Egypte», a dit l’Egyptien, en parlant à [ ].
«Peut-être plus tard», a répondu [ ].
Quand j’ai entendu parler d’Egypte et d’une nouvelle extradition, mon cœur s’est mis à battre plus fort. Je détestais ce tour du monde interminable qu’on me forçait à faire. Je pensais qu’une extradition immédiate en Egypte était possible, parce que je savais à quel point mon cas irritait et désespérait les Américains.
Après toutes sortes de menaces et de déclarations dégradantes, j’ai raté beaucoup des imbécillités échangées entre les arabes et leurs complices américains. A un moment, je me suis noyé dans mes pensées. J’éprouvais de la honte à l’idée que mon peuple soit utilisé pour cet horrible travail par un gouvernement qui prétend être le leader du monde libre et démocratique, un gouvernement qui prêche contre les dictatures, «combat» pour les droits humains et envoie ses enfants mourir dans ce but. Comme ce gouvernement se moque de son propre peuple! Que penserait l’Américain moyen si il ou elle voyait ce que son gouvernement fait à quelqu’un qui n’a commis aucun crime contre personne?
Si les gens du monde arabe savaient ce qui se passe ici, la haine contre les Etats-Unis serait copieusement nourrie et les accusations selon lesquelles les Etats-Unis aident et collaborent avec les dictateurs de nos pays seraient renforcées. J’avais le sentiment, ou plutôt l’espoir, que les crimes de ces gens ne resteraient pas impunis. La situation ne m’a poussé à détester ni les arabes, ni les Américains; je me sentais juste coupable pour les arabes.
Après environ 40 minutes, je n’aurais pas vraiment pu dire, ? ? ? ? ?] a dit à l’équipe arabe de prendre le relais. Les types m’ont attrapé sans ménagements et comme je ne pouvais pas marcher tout seul, ils m’ont traîné sur le bout des orteils jusqu’au bateau. Je devais être très près de l’eau parce que le trajet jusqu’au bateau a été très court. Je ne sais pas, mais soit ils m’ont mis dans un autre bateau, soit dans un siège différent. Le siège était à la fois dur et droit.
«Bouge!»
«Je ne peux pas bouger!»
«Bouge, connard!»
Ils m’ont donné cet ordre tout en sachant que j’étais trop blessé pour bouger. Après tout je saignais de la bouche, des chevilles, des poignets et peut-être du nez, je ne pouvais pas en être certain. Mais l’équipe voulait entretenir l’élément de peur et de terreur.
«Assis!», a dit le type égyptien, qui était celui qui parlait la plupart du temps, et les deux ensemble m’ont poussé jusqu’à ce que je heurte le métal. L’Egyptien s’est assis à ma droite, et le Jordanien à ma gauche.
«C’est quoi ton putain de nom?», a demandé l’Egyptien.
«M-O-OH-H-M-M-EE-D-D-O-O-O-O-U!», j’ai répondu.
Techniquement, je ne pouvais pas parler à cause de mes lèvres gonflées et de ma bouche qui me faisait mal. Il était évident que j’étais absolument terrorisé. En général, je ne parlais pas quand quelqu’un commençait à me frapper. C’est un jalon de l’histoire de mes interrogatoires. En Jordanie, quand l’interrogateur me fracassait la figure, je refusais de parler, et j’ignorais toutes ses menaces. Il était clair que je souffrais comme jamais auparavant, que ce n’était plus moi, et que je ne serais plus jamais le même. Une véritable frontière entre mon passé et mon avenir s’est élevée avec le premier coup que ? ? ? ? ?] m’a porté.
«On dirait un môme», a dit l’Egyptien, très justement, à son collègue jordanien. J’avais chaud entre eux deux, mais cela n’a pas duré longtemps, parce qu’avec la coopération de l’Américain, un long voyage de tortures se préparait.
Ils m’ont mis une espèce de veste épaisse, qui m’attachait à mon siège. C’était une sensation agréable –mais il y avait un inconvénient dévastateur. Mon torse était tellement compressé que je ne pouvais plus respirer correctement. En plus, la circulation de l’air était bien pire que lors du premier trajet. Je ne savais pas quoi exactement, mais quelque chose clochait terriblement.
«Je ne p...eux p......as re....spi...rer!»
«Aspire l’air», a ironisé l’Egyptien. Je suffoquais littéralement dans le sac qui m’enveloppait la tête.
Les ordres étaient les suivants: ils remplissaient l’espace entre mes vêtements et mon corps de glaçons, du cou aux chevilles, et dès que la glace fondait ils en remettaient d’autre. En plus, de temps à autre, l’un des gardes me frappait, généralement au visage. La glace servait à la fois à me faire souffrir et à effacer les contusions que j’avais de l’après-midi. Tout semblait parfaitement préparé. Historiquement, les dictateurs de l’époque médiévale et pré-médiévale utilisaient cette méthode pour tuer leur victime tout doucement. L’autre méthode consistant à frapper à intervalle irrégulier une victime aux yeux bandés était utilisée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a rien de plus terrifiant que d’attendre un coup à chaque battement de cœur.
«Je viens de Hasi Matruh, et toi?», a demandé l’Egyptien, en s’adressant à son collègue jordanien.
Il parlait comme s’il ne se passait rien de particulier. Il était clair qu’il avait l’habitude de torturer les gens.
«Je viens du sud», a répondu le Jordanien.
Que se passerait-il si j’atterrissais en Egypte après 25 heures de torture? A quoi ressembleraient les interrogatoires? ? ? ? ? ?], un ? ? ? ? ?], m’avait décrit son malheureux voyage entre le Pakistan et l’Egypte. Tout ce que je vivais à cet instant –les glaçons et les coups– corroborait le récit de ? ? ? ? ?]. Alors je m’attendais à des chocs électriques dans la piscine. Quelle puissance mon corps, et surtout mon cœur, pouvait-il supporter? Je m’y connais un peu en électricité et je sais les dégâts dévastateurs et irréversibles qu’elle peut provoquer. J’ai vu ? ? ? ? ?] s’effondrer dans le bloc plusieurs fois par semaine, du sang jaillissant de son nez, trempant ses vêtements. ? ? ? ? ?] était professeur d’arts martiaux et de constitution athlétique.
Et s’ils ne me croyaient pas? Non, ils me croiraient parce qu’ils connaissent mieux que les Américains la recette du terrorisme et qu’ils ont davantage d’expérience. Les Américains ont tendance à élargir le cercle des implications pour attraper le plus de musulmans possible. Ils parlent toujours du grand complot contre les Etats-Unis. A moi personnellement on a demandé qui pratiquait les bases de la religion et qui sympathisait avec les mouvements islamiques; peu importait que le mouvement soit modéré, il fallait que je raconte tout en détail.
C’est très étonnant pour un pays comme les Etats-Unis où les organisations terroristes chrétiennes comme les nazis et les suprématistes blancs peuvent s’exprimer en toute liberté et recruter des gens ouvertement et où personne ne peut les ennuyer, alors qu’en tant que musulman, si vous sympathisez avec la vision politique d’une organisation islamique vous avez de gros ennuis. Rien que se rendre dans la même mosquée qu’un suspect vous attire de gros problèmes. Je veux dire que ce fait est clair pour tous ceux qui comprennent le B.A.-ba de la politique américaine à l’égard du soi-disant terrorisme islamique.
Dans les pays arabes, l’approche ressemble à l’approche américaine des organisations chrétiennes. Tant que vous n’êtes pas impliqué dans des actes criminels, personne ne vous embête. Sympathiser et même s’associer avec des organisations islamiques n’est pas considéré comme un crime. Je suis bien placé pour le savoir, car j’ai eu affaire aux deux approches pendant relativement longtemps.
L’équipe arabe/américaine avait terminé, et les Arabes m’ont de nouveau remis à la même équipe américaine. Ils m’ont traîné hors du bateau et m’ont jeté, je pense, dans le même camion que celui de l’après-midi. Visiblement nous roulions sur un chemin de terre. «Ne bouge pas», a dit ? ? ? ? ?] mais je ne reconnaissais plus les mots. Je ne crois pas avoir été battu, mais je n’étais pas conscient.
Quand le camion s’est arrêté, ? ? ? ? ?] et son collègue musclé m’ont tiré du camion et m’ont traîné sur des marches. L’air frais de la pièce m’a frappé, nous avons traversé l’atmosphère de la pièce et boum, ils m’ont jeté à plat ventre sur le sol métallique de mon nouveau chez-moi.
«Ne bouge pas, je t’ai dit de pas chercher la merde avec moi enfoiré!», a dit [ ], d’une voix plus faible.
De toute évidence il était fatigué, et il est parti tout de suite en promettant d’autres actions, imité par l’équipe arabe.
Peu de temps après mon arrivée, j’ai senti que quelqu’un m’enlevait [la cagoule] de la tête. Quand le bandeau a été retiré de mes yeux j’ai vu un ? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]? ? ? ? ?]. J’ai compris que c’était un médecin, mais pourquoi diable se cachait-il derrière un masque, et pourquoi faisait-il partie de l’armée américaine, alors que la Marine soigne les détenus?
«Si tu bouges putain je te cogne!»
Je me demandais comment j’aurais pu possiblement bouger, et quels dégâts j’aurais bien pu faire. J’étais enchaîné, et chaque centimètre de mon corps me faisait mal. Ce n’est pas un médecin, c’est un boucher d’êtres humains! En m’examinant, le jeune homme s’est rendu compte qu’il avait besoin de davantage de matériel. Il est parti et est revenu assez vite avec des trucs médicaux. J’ai jeté un œil à sa montre; il était à peu près 1h30 du matin, ce qui signifiait que cela faisait environ huit heures que j’avais été kidnappé du camp de ? ? ? ? ?].
Le médecin a commencé à nettoyer le sang de mon visage avec une bande mouillée. Après cela, il m’a mis sur un matelas –le seul objet de la morne cellule– avec l’aide des gardes. «Ne bouge pas», a dit le garde, qui se tenait debout au-dessus de moi. Le médecin a enveloppé ma poitrine et mes côtes avec plusieurs ceintures élastiques. Après ça, ils m’ont fait asseoir.
«Si tu essaies de me mordre bordel, je te cogne!», a dit le médecin.
Je n’ai pas répondu; ils me déplaçaient comme un objet. Plus tard ils ont enlevé les chaînes, et encore plus tard un des gardes a jeté sur moi, par le trou, une petite couverture mince et usée, et c’était tout ce à quoi j’aurais droit dans la pièce. Pas de savon, pas de brosse à dents, pas de tapis de sol, pas de Coran, rien.
J’ai essayé de dormir, mais je me jouais des tours à moi-même, mon corps conspirait à me nuire. Il a fallu du temps pour que les médicaments commencent à faire effet, puis j’ai commencé à m’endormir, et je ne me suis réveillé que quand l’un des gardes a violemment tapé dans ma cellule avec sa botte.
«Debout pauvre merde!»
Le médecin m’a de nouveau donné des médicaments et a examiné mes côtes.
«J’en ai fini avec cet enfoiré», a-t-il dit, en me tournant le dos pour se diriger vers la porte. J’étais tellement choqué de voir un médecin se comporter ainsi, parce que je savais qu’au moins 50% du traitement médical est psychologique. Je pensais: «C’est un endroit diabolique, puisque ma seule consolation est ce salaud de médecin».
Mohamedou Ould Slahi a continué à être interrogé dans un isolement total en septembre et en octobre. Le 17 octobre 2003, un interrogateur de GTMO a envoyé un mail à un psychologue militaire: «Slahi m’a dit qu’il “entendait des voix” maintenant. (…) Il est inquiet car il sait que ce n’est pas normal. (…) Est-ce que ça arrive à ceux qui reçoivent très peu de stimuli extérieurs comme la lumière du jour, des interactions humaines, etc???? Ça semble un peu effrayant.» Le psychologue a répondu que «des privations sensorielles peuvent provoquer des hallucinations, généralement visuelles plus qu’auditives, mais on ne sait jamais. (…) Dans le noir on crée des choses avec le peu qu’on a».
Pour être honnête, je ne peux pas dire grand-chose des deux semaines qui ont suivi parce que je n’étais pas dans mon état d’esprit normal. J’étais tout le temps couché sur mon lit, je n’étais pas capable de me rendre compte de mon environnement. J’ai essayé de trouver la Kibla, la direction de la Mecque, mais je n’avais aucun indice. A ? ? ? ? ?] la Kibla était indiquée par une flèche dans chaque cellule. Oui, les Etats-Unis montrent ouvertement au reste du monde comment la liberté religieuse doit être entretenue. Même l’appel à la prière se faisait entendre cinq fois par jour à ? ? ? ? ?], ce que je trouvais positif. Les Etats-Unis répétaient tout le temps que la guerre n’était pas contre la religion musulmane, ce qui est très prudent parce que techniquement, il est impossible de se battre contre une religion aussi vaste que l’islam; stratégiquement ce serait une guerre perdue d’avance.
Dans les camps secrets, la guerre contre la religion musulmane était plus qu’évidente. Non seulement il n’y avait rien qui indiquait la Mecque, mais les prières rituelles étaient également interdites. Réciter le Coran était interdit. Posséder un Coran était interdit. Jeûner était interdit. Pratiquement tous les rites liés à l’islam sont strictement interdits. Je ne suis pas en train de parler de choses que j’ai entendu dire, je parle de quelque chose que j’ai moi-même vécu. Je ne crois pas que l’Américain moyen paie des impôts pour faire la guerre à l’islam; cependant, ce que je crois c’est qu’il y a des gens au gouvernement qui ont de gros problèmes avec la religion musulmane.
Ils ont tellement essayé de me rendre fou. Pendant les premières semaines, je n’avais pas de douche, pas de vêtements propres, pas de brosse. J’ai presque eu des bestioles. Je détestais mon odeur. Je n’avais pas le droit de dormir; pour s’en assurer, on me donnait des bouteilles d’eau de 740 millilitres toutes les heure ou les deux heures, en fonction de l’humeur des gardes, pendant 24 heures. Les conséquences étaient dévastatrices. Je ne pouvais pas fermer les yeux pendant dix minutes parce que la plupart du temps j’étais assis sur les toilettes. Quand plus tard j’ai demandé à un des gardes, quand la tension [s’est calmée]:
«Pourquoi ce régime à l’eau? Pourquoi ne m’obligez-vous pas simplement à rester éveillé en me faisant tenir debout comme à [ ]?»
«Psychologiquement, obliger quelqu’un à rester éveillé de son propre chef sans qu’on le lui ordonne est dévastateur», a répondu [ ]. «Crois-moi, tu n’as rien vu. On a mis des prisonniers nus sous la douche pendant des jours, à manger, pisser, et chier sous la douche!»
J’ai commencé à avoir des hallucinations et à entendre des voix très clairement. J’entendais ma famille avoir une conversation familiale ordinaire, dans laquelle je ne pouvais pas intervenir. J’entendais une voix divine lire le Coran. J’entendais de la musique de mon pays. Plus tard les gardes ont utilisé ces hallucinations, et ont parlé avec de drôles de voix dans la tuyauterie en m’incitant à blesser le garde et à comploter une évasion. Mais ils ne m’ont pas trompés même si j’ai fait comme si.
«On a entendu quelqu’un, c’était peut-être un génie», me disaient-ils.
«Oui, mais je ne l’écoute pas», répondais-je.
J’ai compris que j’étais au bord de la folie. J’ai commencé à me parler à moi-même. Même si je faisais tout mon possible pour me convaincre que je n’étais pas en Mauritanie, ni près de ma famille, et que donc je ne pouvais absolument pas les entendre parler, je continuais à entendre des voix constamment, jour et nuit. Une assistance médicale psychologique était hors de question, ni d’ailleurs aucune sorte d’aide médicale en dehors du trou du cul que je ne voulais pas voir de toute façon. Je n’arrivais pas à m’en sortir tout seul; à ce moment-là je ne savais pas si c’était le jour ou la nuit, mais je me suis dit que c’était la nuit parce que le trou des toilettes était plutôt sombre.
J’ai rassemblé mes forces, deviné où était la Kibla, la direction de la Mecque, je me suis mis à genoux et j’ai commencé à prier Dieu:
«S’il te plaît guide-moi. Je ne sais pas quoi faire. Je suis entouré de loups sans pitié, qui ne te craignent pas.»
En priant, j’ai éclaté en sanglots, mais en étouffant ma voix pour ne pas que les gardes m’entendent. Vous savez il y a toujours des prières sérieuses et des prières paresseuses. Mon expérience m’a appris que [le Seigneur] répond toujours à vos prières sérieuses.
«Monsieur», ai-je appelé quand j’ai eu fini de prier.
Un des gardes est arrivé après avoir mis son masque de Halloween.
«Quoi?», a demandé le garde, avec une émotion sèche et froide.
«Je veux voir [ ].»
***
Les confessions sont comme les perles d’un collier, quand la première perle tombe, toutes les autres suivent.
Ils ont passé tout leur temps jusqu’au 10 novembre 2003 à me poser des questions sur le Canada et le 11-Septembre; ils ne m’ont pas posé la moindre question sur l’Allemagne, où était réellement le centre de gravité de ma vie.
A chaque fois qu’ils me posaient des questions sur quelqu’un au Canada j’avais des renseignements compromettants à livrer, même si je ne le connaissais pas. A chaque fois que me venaient à l’esprit les mots «Je ne sais pas…» j’avais la nausée parce que je me souvenais de ce que m’avait dit ? ? ? ? ?]:
«Il suffit que tu dises “Je ne sais pas, je ne me souviens plus” et on te baise»
ou ? ? ? ? ?]:
«On ne veut plus t’entendre nier!»
Alors j’ai effacé ces mots de mon dictionnaire.
«On aimerait que tu écrives tes réponses sur papier, c’est trop difficile de suivre ton rythme et tu pourrais oublier des trucs quand tu nous parles», a dit [ ].
«Bien sûr!», ai-je répondu.
J’étais très content à cette idée car je préférais parler à une feuille de papier que lui parler à lui. Au moins le papier ne me crierait pas au visage et ne me menacerait pas. Après ça, ? ? ? ? ?] m’a plongé dans une pile de papiers, que j’ai consciencieusement noircis de mots. Cela faisait du bien de laisser sortir ma frustration et ma dépression.
«[ ] lit ce que tu écris avec grand intérêt», a dit [ ].
«On va te donner un devoir sur [ ]. Il est détenu en Floride et ils n’arrivent pas à le faire parler. Il ne cesse de tout nier. Tu ferais bien de nous donner des preuves tangibles contre lui», a dit [ ].
J’étais tellement triste. C’était si obscène de la part de ce type de me demander de fournir des preuves tangibles sur quelqu’un que je connais à peine!
«Oh, oui, d’accord», ai-je dit.
Il m’a tendu une pile de feuilles de papier et je suis retourné dans ma cellule. Oh, mon Dieu, j’ai été tellement injuste envers moi-même et mes frères.
«Il ne va rien nous arriver... ils iront en enfer... il ne va rien nous arriver...»
J’ai continué à prier dans mon cœur, et à répéter mes prières. J’ai pris le stylo et le papier et j’ai écrit toutes sortes de mensonges compromettants sur une pauvre personne qui cherchait asile au Canada et essayait de gagner de l’argent pour pouvoir fonder une famille. En plus, il est handicapé. Je me sentais tellement mal, et je ne cessais de prier silencieusement «Il ne va rien t’arriver, cher frère...» et de souffler sur les papiers que j’avais terminés. Bien entendu, il était hors de question de leur dire ce que je savais vraiment sur lui parce que ? ? ? ? ?] m’avait déjà donné les instructions.
«[ ] attend ton témoignage contre [ ] avec le plus grand intérêt!»
J’ai donné les papiers à ? ? ? ? ?], et après l’évaluation j’ai vu ? ? ? ? ?] sourire pour la première fois.
«Ce que tu as écrit sur Ahmed était très intéressant, mais nous voulons que tu nous donnes des informations plus détaillées», a-t-il dit.
Quelles informations cet idiot voulait-il que je donne? Je ne me souvenais même plus de ce que je venais d’écrire.
«Oui, pas de problème», ai-je dit.
J’ai été très heureux que Dieu ait répondu à mes prières pour ? ? ? ? ?] en apprenant en 2005 qu’il avait été libéré sans condition et renvoyé dans son pays.
«Il encourt la peine de mort», me disait [ ].
Et ma situation n’était pas vraiment plus brillante.
«Puisque je coopère, qu’est-ce que vous allez faire de moi?», ai je demandé à [ ].
«Ça dépend, si tu nous fournis beaucoup de renseignements que nous n’avions pas, cela pèsera pour ta condamnation. Par exemple, la peine de mort serait réduite à la perpétuité, et la perpétuité à 30 ans», a-t-il répondu.
Seigneur aie pitié de moi. Quelle justice cruelle!
«Oh, c’est super», ai-je répondu.
Je me sentais coupable pour tous ceux que mes faux témoignages faisaient souffrir. Mes seules consolations étaient premièrement, je n’ai fait à personne autant de mal qu’à moi-même, deuxièmement, je n’avais pas le choix, troisièmement, j’étais sûr que l’injustice serait vaincue, ce n’était qu’une question de temps; quatrièmement, je ne reprocherais à personne d’avoir menti à mon sujet sous la torture. Ahmed n’était qu’un exemple. J’ai écrit plusieurs milliers de pages sur mes amis en donnant de fausses informations. On m’a forcé à porter le costume que les renseignements américains avaient taillé pour moi, et c’est exactement ce que j’ai fait.
Mohamedou Ould Slahi