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Avec le «cloud housing», l’Espagne tente de réinventer le logement

Après l'éclatement de la bulle immobilière et une tourmente économique qui dure, des initiatives inédites émergent dans le secteur le plus en crise du pays.

Un jardin coopératif (Aurélie Chamerois).
Un jardin coopératif (Aurélie Chamerois).

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La crise immobilière fait chaque jour plus de victimes en Espagne. La chute du secteur a largement contribué à l'explosion du chômage, qui atteint aujourd'hui plus de 27% de la population active.

Beaucoup n'ont plus été capables de payer les traites de leur prêt hypothécaire, que les banques octroyaient si facilement durant le boom économique, et les expulsions immobilières sont devenues le lot quotidien du pays. Les expulsions de propriétaires ou locataires ont battu un nouveau record en 2012, avec 91.622 ordres prononcés et 75.605 exécutés. Depuis 2008, ce sont plus de 250.000 ordres d'expulsion qui ont été appliqués en Espagne.

Le marché immobilier ne parvient plus à absorber un stock de logements disponibles estimés à 850.000, vendre son bien immobilier est devenu un véritable défi et l'achat n'est pas vraiment facilité par les banques, devenues frileuses. Selon Juan Ramón Cuadrado Roura, directeur de l'Institut d'analyse économique et sociale de l'Université d'Alcalá, la situation a peu de chance de s'améliorer à court terme:

«Plusieurs facteurs indiquent que le marché ne pourra pas se rétablir cette année: les prix de l'immobilier continueront à chuter au cours des mois à venir, la construction de nouveaux logements est pratiquement paralysée, et d'ailleurs le secteur de la construction pourrait encore perdre 100.000 nouveaux postes cette année. En fait, l'excessif stock de logements disponibles n'est toujours pas absorbé, et l'accès au crédit immobilier continue à être très limité.»

Face à ce constat partagé par beaucoup, la société espagnole se réorganise. Certains reviennent vivre chez leurs parents, parfois avec femme et enfants, d'autres mettent leur bien en location pour déménager dans un logement moins coûteux ou optent pour la colocation.

Du Flower Power à l'habitat participatif

Certains entrepreneurs se sont intéressés au phénomène pour imaginer de nouvelles solutions. C'est le cas de Mariona Soler, architecte d'intérieur depuis 25 ans. Diplômée de l’École supérieure de design de Barcelone, elle a travaillé dans de prestigieux cabinets d'architectes avant de lancer son propre studio de création en 1995.

Elle a connu les belles années du secteur du bâtiment, rénovant des appartements de luxe, des maisons de caractère et élaborant d'ambitieux projets pour particuliers, institutions ou entreprises. Mais dès 2008, la crise va stopper net la construction et la folie des grandeurs espagnole. Mariona Soler devra rapidement fermer son cabinet:

«Je me rendais compte que les choses devaient changer, on parlait beaucoup de la nécessité d'un changement de paradigme, on remarquait que les gens étaient de plus en plus disposés à changer de système, il fallait les y aider.»

Elle imagine alors, sous le nom Vida + fácil («vie plus facile»), un nouveau concept de logement qui n'impliquerait ni crédit ni loyer mais le paiement selon usage des espaces de vie. «Aujourd'hui, on peut facilement se retrouver à la rue, poursuit-elle, alors que certaines personnes disposent d'un vaste espace ou de matériel qu'elles seraient prêtes à partager: il faut changer d'état d'esprit.»

Cette nouvelle forme de logement s'inspire de concepts déjà existants, tels que l'habitat participatif, un projet d'habitat géré par plusieurs familles qui travaillent en collaboration pour la construction ou la rénovation, réalisée dans le respect de l'environnement, et abritant des espaces communs et partagés. «Le mouvement du co-housing, ou habitat participatif, est très développé dans les pays nordiques et commence à émerger ici également, explique Borja Izaoia, qui a accompagné plusieurs projets au Pays Basque espagnol. Cela fait penser aux mouvements des années 70, mais avec le réalisme de notre époque, et toutes les leçons que nous avons pu apprendre ces 40 dernières années. Les solutions ne sont plus seulement utopiques, un peu Flower Power, elles sont concrètes et pratiques.»

Ni propriétaires ni locataires

Mariona Soler a longtemps étudié ces nouvelles formes de logement, mais aussi la tendance actuelle au partage des ressources telles que le carsharing ou le Vélib'. « Le cloud housing est un peu la somme de tous ces concepts, articulés comme peut l'être une résidence pour étudiants ou pour personnes âgées, explique-t-elle. Il s'agit de tirer le meilleur profit de chaque installation, de chaque mètre carré. C'est un projet responsable, tant dans le domaine environnemental que social.»

(Luc Meaille)

L'immeuble fonctionne comme une entreprise qui se charge de gérer l'ensemble des charges et services nécessaires, négocie les meilleurs tarifs et s'assure du bon fonctionnement de la communauté. Un «gestionnaire de communauté» est présent dans chaque édifice. Ce système permet de réaliser des économies d'échelle sur l'énergie et d'autres ressources, mais aussi de s'assurer que l'immeuble est toujours bien entretenu et ne perd pas de sa valeur.

Les espaces communs peuvent inclure une garderie, un garage, un espace buanderie avec machines à laver et à sécher, un garage avec voitures et vélos à partager, une bibliothèque, des salles de sport, de jeux, ou encore des potagers installés sur le toit. «Le but est d'utiliser au mieux toutes les ressources matérielles, poursuit Mariona Solier. Pourquoi avoir besoin de trente machines à laver dans un même édifice? Ou trente connexions internet? Ou plusieurs vélos d'appartement, que chacun ne va peut-être utiliser qu'une fois par semaine?»

Une garderie coopérative (Aurélie Chamerois)

Dans le projet de cloud housing, ce sont plusieurs immeubles qui sont gérés sous le même modèle. Chaque famille dispose de son propre appartement, mais peut facilement en changer, dans le même édifice ou n'importe quel autre édifice dans le pays fonctionnant en cloud housing: «La vie d'aujourd'hui est ainsi faite, poursuit Mariona Soler, on se met en couple, on a un ou plusieurs enfants, on peut se séparer, avoir une baisse de revenus, constituer une famille recomposée, puis lorsque les enfants quittent la maison, on se retrouve à deux. Il est compliqué et coûteux de changer de logement à chaque fois.»

Le cloud housing offre une flexibilité qui s'adapte aux changements constants de notre vie personnelle et familiale. Les habitants ne paient ni un loyer ni un crédit, mais un «paiement par usage», une mensualité calculée chaque mois selon l'utilisation de l'espace et des services.

Partager les espaces et les talents

Mais le projet du cloud housing est aussi un projet humain, qui se base avant tout sur la solidarité entre ses membres et le bon «vivre ensemble». Dans l'édifice, les talents de chacun peuvent être utilisés à travers, ou non, une banque de temps.

L'ancienne institutrice à la retraite s'occupe d'animer la garderie, le mécanicien entretenir les voitures de l'immeuble, l'apprenti-jardinier aider aux plantations. Le paiement de la mensualité peut d'ailleurs se faire en argent ou en service. Celui qui se retrouverait sans emploi aurait par exemple la possibilité de s'occuper de la cafétéria de l'immeuble et ainsi manger gratuitement tous les jours.

« Nous n'inventons rien, nous créons simplement un outil adapté à la situation actuelle, conclut l'architecte espagnole. Au début les gens considéraient que notre idée n'était qu'une utopie, mais cela commence à changer ». Le projet pilote du cloud housing pourrait voir le jour dans une ville de Catalogne avant l'automne 2013.

Aurélie Chamerois

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