Culture

Guy Debord en situation inconfortable

Aujourd'hui, la société du spectacle est partout, jusqu'à la BNF, où le penseur situationniste se retrouve exposé. Une statufication qui ne rend pas justice à une personnalité aussi stimulante que contestée ou critiquée.

Guy Debord, Directive n°1: «Dépassement de l’Art», huile sur toile, 17 juin 1963 (reproduction d’un ektachrome BnF, dpt. Manuscrits, fonds Guy Debord).
Guy Debord, Directive n°1: «Dépassement de l’Art», huile sur toile, 17 juin 1963 (reproduction d’un ektachrome BnF, dpt. Manuscrits, fonds Guy Debord).

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Jusqu’au 13 juillet 2013, la Bibliothèque nationale de France rend hommage à Guy Debord, inventeur du situationnisme, dans une exposition baptisée «Un art de la guerre».

La pensée radicale du révolutionnaire «situ» s’y trouve illustrée d’une multitude de documents, pour nombre d’entre eux inédits. Un parcours riche, stimulant, pour (re)découvrir le situationnisme.

Le situationnisme est une actualisation de la pensée marxiste au monde moderne. Le capitalisme assujettit, par le biais du spectacle, des travailleurs d’autant plus consentants qu’ils se repaissent dudit spectacle. La théorie est séduisante, son illustration quotidienne. Pour Michel Onfray [1], «elle n’a pas pris une seule ride»:

«C’est vraiment dans le diagnostic de notre civilisation, de notre culture, du mécanisme capitaliste que le situationnisme a été le plus fort. Le collage daté de références et de citations qui s’appuyait sur l’esthétique d’avant-garde a évidemment vieilli, mais nullement cette analyse du spectacle comme modalité de l’aliénation, séparation de soi d’avec soi, coupure entre un soi qui se regarde vivre et un autre qui ne vit pas puisqu’il se regarde vivre.»

A l’époque de Debord, le cinéma est une cible privilégiée (aujourd’hui, Facebook en prendrait pour son grade). Le situationnisme dénonce «l’identification psychologique des masses aux représentations de la vie qui leur sont données à voir et qui les maintiennent dans un état de passivité quant à leur vie réelle», analyse le philosophe Patrick Marcolini [2].

Mais, à l’exception brève et pour partie rêvée de Mai 68, ils ne passent pas à l’acte. Comment d’ailleurs concevoir une révolution situationniste? Qu’est-ce qu’une révolution sans ces oripeaux du spectacle que sont la faucille, le marteau et les merguez? La Révolution ne doit pas déchoir en spectacle. Elle reste inachevée, donc jolie, et il n’y aura pas de goulags ni de séances de rééducation situationnistes.

«Il ne s’agit pas d’élaborer le spectacle du refus mais de refuser le spectacle», écrit Raoul Vaneigem. Il n’y a pas de situationnisme, ni d’œuvre d’art situationniste, ni davantage de situationnisme spectaculaire. Une fois pour toutes.»

Après l’échec de 68, Debord s’éloigne. Des mouvements situs éclatent partout, qu’il ignore (ou feint d’ignorer). Il noue ensuite une étrange amitié avec le magnat du cinéma français, Gérard Lebovici. Ses textes suscitent un intérêt croissant, y compris à l’extrême-droite et chez les complotistes, tout spectacle impliquant l’existence d’un metteur en scène. Lui prépare sa postérité mais ignore les flatteurs (à commencer par Philippe Sollers, qu’il refusa systématiquement de rencontrer. Un ancien mao, forcément…), noue des amitiés diverses.

Un «artiste»

En 2013, tout cela est loin. Ce qui reste du travail de Debord, c’est surtout son œuvre artistique: graffitis, collages, détournements… —qui prolongent ceux des surréalistes et dadaïstes. Un quart d’heure sur Twitter suffit à s’en convaincre: cet «art» est remarquablement présent aujourd’hui.

La pub a recyclé le situationnisme. Tel est le paradoxe; personne n’a envie de faire la révolution mais tout le monde se met en scène.

Le spectacle a gagné sur tous les plans. Nabila a écrasé Debord. L’intransigeance de ce dernier appartient au passé, comme sa volonté de dépasser le spectacle. Conçu pour être scandaleux en 1952, Hurlements en faveur de Sade, long métrage sans images et parfois sans son, se retrouve sur YouTube dans l’indifférence générale (6.100 vues mais seulement 28 «like» le 10 mai 2013).

Cher lecteur, s’il y a du noir à l’écran et que c’est muet, c’est normal. N’accuse pas Free de brider ton streaming. Tu as le droit de trouver ça longuet.

Un subversif institutionnel

Sur l’air du «on vous l’avait bien dit», les thuriféraires du cadavre situationniste se consoleraient en songeant que le capitalisme du spectacle est ainsi fait qu’il recycle tout, y compris et surtout ceux qui le défient. Pour tous, l’expo à la BNF serait une consécration.

Pour Guy Debord, qui conchiait les médias et les institutions, connaître la gloire posthume des honneurs nationaux est forcément une infamie. Avec quel mépris il aurait accueilli des articles louangeurs comme celui-ci ou celui-là! Il se voulut «stratège», «enragé» et «théoricien», surtout pas artiste ou gourou.

La pureté de Debord se heurte cependant à la réalité, explique Michel Onfray:

«Debord travaillait à sa muséification de son vivant: il a fait des lots de fiches, de notes, de livres, d’objets (ses lunettes!), de manuscrits dans cet esprit. Songez qu’il a rédigé une étiquette fixée à sa table d’écriture, étiquette sur laquelle on peut lire: “Guy Debord a écrit sur cette table La Société du spectacle en 1966 et 1967 à Paris, au 169 de la rue Saint-Jacques”... Il a voulu toute sa vie ce qu’il obtient aujourd’hui: une entrée dans l’histoire avec une place particulière: le subversif institutionnel.»

Subversif institutionnel? L’accusation est grave. Mais Debord a été statufié de son vivant. Par son mystère, par l’étroitesse du cénacle situationniste, par son refus des honneurs, il a fasciné une génération.

L’envers du Debord

«Il voulait faire de sa vie une œuvre d’art», analyse l'essayiste Christophe Bourseiller, qui lui a consacré une biographie, Vie et mort de Guy Debord. Passionnante en ce qu’elle a montré l’envers du décor. Dans ce livre remarquablement documenté sur «l’homme dont on ne savait rien», Bourseiller brise le mythe de la pureté idéologique:

«J’ai donné son numéro de Sécurité sociale! Le révolutionnaire avait un numéro de Sécu… »

Il emménage dans un grand appartement rue du Bac, se passionne pour… les chats. «La vie de Debord tournait autour des chats. On en parlait pendant des heures», confie Anita Blanc, ancienne collaboratrice des éditions Champ libre. Un proche révèle qu’il a fait des piges dans la publicité. «C’est contradictoire, mais c’est la vie…», commente Christophe Bourseiller. Qui décortique ses relations avec les femmes:

«C’est quelqu’un qui n’a jamais fait son lit. C’est un personnage sadien qui s’arrogeait un droit de cuissage sur certaines femmes qu’il rencontrait —dans le cénacle situationniste. Il avait une vie sexuelle libre et riche —et acceptée par sa première épouse, Michèle Bernstein, aussi bien que par la suivante, Alice Becker-Ho.»

Rien n’est omis du personnage et de ses petits tracas, à commencer par un alcoolisme omniprésent et affligeant. Les situs, et particulièrement Debord, passent leur vie à comploter dans les bistros et picolent jusqu’au bout de la nuit... Dès 1962, Debord «est sujet à des vertiges, une impression fréquente d’évanouissement...» En 1975, il «paie déjà le prix de ses excès, sous la forme d’une longue et interminable série de crises de goutte […]. Il doit s’aider d’une canne. Il a mal. Il est gros.»

Dans une scène pathétique, Bourseiller raconte comment il reçoit l’attachée de presse de Gallimard, déjà attablé face à une bouteille de vin, à 9 heures du matin. A la fin, le révolutionnaire, atteint de polynévrite alcoolique, ne peut plus se déplacer et souffre beaucoup. Le suicide suivra.

«Quoique n’en laissant paraître, peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers, une ou deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu». C'est ce qu'écrit Guy Debord dans le premier tome de Panégyrique (1989), cité par Christophe Bourseiller dans sa biographie.

L'une des marottes des situationnistes, la psychogéographie, consistait à établir des cartes subjectives des ambiances de la ville, qu'ils élaboraient lors de leurs déambulations. «La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant», a écrit le maître. Et en picolant? Petite carte psycho-éthylique du situationnisme parisien.


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Une idole indéboulonnable?

Mais voilà, on ne s’attaque pas impunément au Maître. Christophe Bourseiller se souvient d’une enquête difficile:

«Mon enquête a duré deux à trois ans. Beaucoup ont refusé de me parler. Souvent, on me donnait une information à condition que j’en taise une autre. J’ai reçu des menaces: “Si tu dis des saloperies sur Guy, je te casse la gueule!” Après la parution, j’ai reçu longtemps, tous les soirs à 20 heures, un appel anonyme et silencieux sur ma ligne fixe… Mais, ayant travaillé sur les lambertistes, l’extrême-droite et les scientologues, j’en avais vu d’autres!»

Nous avons également rencontré Alexis (le prénom a été changé), qui se souvient d’une réunion de pro-situs au début des années 70, où il avait qualifié Débord d'«idéologue». Dans un silence lourd, la réunion se termine, puis lors d’une session suivante, il est exclu. Avec cette menace:

«On t'éliminera dans le labyrinthe du jardin japonais du parc Montsouris.»

Le prochain sur la liste sera sans doute Michel Onfray, qui, après Freud, Sartre…, s’emploie à déboulonner une nouvelle idole, dans le séminaire qu’il «lui consacre cette année à l’université populaire de Caen. Il y a, en effet, un gros travail à effectuer en ce sens...»

Le situationnisme, entre insultes et exclusions

Alors, à part picoler son jaja dès l’aurore, que fit Debord? Malgré son caractère potache, le situationnisme est d’abord une théorie de la révolution avec un grand R. Une sorte de communisme des damnés du Ve arrondissement. Voyons les similitudes.

Les insultes. C’est un grand classique du marxisme-léninisme. Chez Debord, c’est un genre littéraire en soi. Dans la revue Potlatch, André Breton est surnommé «Dédé-les-Amourettes», Jean Genet traité de «pourriture esthétique et morale», Claudel de «répugnant vieillard». Godard deviendra «le plus con des Suisses prochinois», Sartre sera une «charogne avancée» et Youri Gagarine «un cosmonaute bureaucrate».

L’exclusion. Là encore, une nécessité. Debord cultive le goût du secret, à la manière paranoïaque d’une secte trotskiste. Sans existence officielle, l’IS est un groupe informel réunissant de maigres troupes, toujours renouvelées par la grâce des exclusions.

C’en est même grotesque. A la fondation de l’IS en 1957, il y a huit participants, répartis en trois groupes. Mais, un an après, quatre d’entre eux en seront exclus! A Londres, la quatrième conférence se tient en anglais avec dix participants. Mais un seul, Maurice Wyckaert, parle l’anglais... Et encore... il est dur d’oreille!

L’IS combine classiquement ruptures, démissions, exclusions, et même dissidences —avec une éphémère 2ème Internationale fondée en 1962 par des exclus.

Odieux avec les femmes

Le même processus s'observe dans la vie privée de Debord, comme en témoigne la façon dont il rompt avec Michèle Mochot-Brehat, une de ses anciennes liaisons, après «28 ans de complicité», comme l’écrit Christophe Bourseiller. En 1984, celle-ci tente de joindre l'écrivain au téléphone:

«— Passe-moi Guy.

— Non, il ne veut pas te parler.

De ce jour, elle n’a plus jamais revu Guy Debord et s’interroge encore sur les véritables motifs d’un rejet aussi brutal que traumatisant.»

Il y a d’ailleurs peu de femmes dans l’IS. Davantage dans la «mouvance», où l’on trouve des Angéline Neveu ou… Françoise de Panafieu. En juillet 1969, la 8ème conférence réunit les 18 membres, tous de sexe masculin. «Ils étaient odieux avec les femmes», nous indique «Alexis».

S’y ajoute enfin cette «conception terroriste de la vie» où les heureux élus doivent abandonner tout ou presque de leurs autres activités pour entrer dans l’IS.

Un Marx et ça repart

Adopter les tics du communisme fait-il de Debord un communiste? Il répondrait par la négative et ses aficionados aussi. «Son communisme est libertaire et ne concerne que le premier temps», estime Michel Onfray:

«Il s’appuie sur les conseils, l’autogestion, le pouvoir direct, le mandat impératif. Dans une France sartrisée, la seule gauche qui ait droit de cité (encore aujourd’hui...), c’est la gauche césarienne, marxiste, la gauche des “barbelés” pour parler comme Camus.

Le temps passé par Debord dans “Socialisme ou barbarie” a contribué à l’émergence d’une conscience politique chez lui: elle fut communiste antiautoritaire, non étatique, antitotalitaire et autogestionnaire.»

Critiques de gauche du marxisme, les situationnistes ont pour eux d’avoir toujours été lucides face aux dictatures ornées du drapeau rouge, au moment où les intellectuels, de Godard à Sollers, en passant par Sartre et Chris Marker, célébraient Cuba et bientôt les massacres de la Révolution culturelle, dans un aveuglement lamentable.

Alors, peut-être le plus grand moment politique du Comité d’occupation de la Sorbonne en Mai 68 a-t-il été l’envoi d’un télégramme (cité par Christophe Bourseiller) aux bureaux politiques des partis communistes de Chine et d’Union soviétique:

«Tremblez bureaucrates stop Le pouvoir international des conseils ouvriers va bientôt vous balayer stop L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste.»

Tout est là: l’insurrection, le dérisoire et le vocabulaire trotsko-stalinien d’un vieux resto-U. Car Debord, c’est l’époque de la pensée dialectique. Et c’est sans doute là que pèche l’expo de la BNF, qui met l’accent sur le parcours «guerrier» de Debord: elle parlera plus aux soixante-huitards qu’à la relève générationnelle.

Laquelle pourrait néanmoins être séduite par un aspect méconnu du mouvement, son refus du copyright: «tous les textes publiés dans Internationale situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine.» Pierre Lescure, ancien titulaire d’un compte à la Banque commerciale pour l'Europe du Nord (BCEN, affiliée à l’URSS), homme de spectacle marchand s’il en fut et aujourd'hui chargé de réfléchir au droit d'auteur, appréciera cet ultime croc-en-jambe situ.

Jean-Marc Proust

Guy Debord, un art de la guerre

BNF, du 27 mars au 13 juillet 2013 (entrée: 5 à 7 €)
Catalogue de l’exposition, sous la direction de Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, BNF-Gallimard, 39 €
Vie et mort de Guy Debord, Christophe Bourseiller, Pascal Galodé éditeurs, 25 €

[1] Michel Onfray a répondu à nos questions par mail. Et demande qu’on lui permette «de préférer la constance de Raoul Vaneigem, qui montre depuis un demi-siècle que le situationnisme n’est pas mort et qu’il n’a pas besoin de cette étiquette doctrinale pour continuer à exister...» Revenir à l'article

[2] Cité dans le catalogue BNF-Gallimard. Revenir à l'article

Article actualisé le 12 mai 2013: une anecdote attribuée à Michèle Bernstein concernait en fait Michèle Mochot-Brehat.

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