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Alcoolisme: il faut libérer le médicament baclofène

Trente personnalités, dont le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique, viennent de dénoncer publiquement les atermoiements des pouvoirs publics vis-à-vis de ce qui est souvent présenté comme un traitement miracle contre la dépendance alcoolique, mais demeure officiellement interdit dans cette indication.

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Une pilule de baclofène recto et verso. NLM via Wikimedia Commons.

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«Plus de cent morts par jour, ça suffit!» C’est le thème de l’appel rendu public, mercredi 24 avril, par une trentaine de personnalités, parmi lesquelles le Pr Didier Sicard, président d’honneur du Comité national d’éthique, qui dénoncent sans aménité «les atermoiements» des pouvoirs publics sur le baclofène, les accusant de ne pas mettre ce médicament à disposition des malades de l'alcool, comme la médecine et l’éthique le demandent.

Un coup de théâtre dans ce qui est l’un des principaux dossiers français de santé publique. Tous les ingrédients sont là: un fléau sanitaire majeur (l’alcoolisme); un médicament connu pour d’autres indications (neurologiques), désormais présenté comme une révolution thérapeutique pour les malades de l’alcool.

Sans oublier des apôtres acharnés, alcooliques guéris ou prescripteurs convaincus. Face à eux, le ministère de la Santé renvoie vers l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), empêtrée dans un entrelacs réglementaire, médical et éthique dont elle ne parvient pas, depuis plusieurs années déjà, à sortir par le haut.

Plus de cent morts prématurées par jour? C’est, selon les signataires, le bilan des conséquences des consommations pathologiques de boissons alcooliques en France. Un bilan que l’on pourra toujours discuter: les statisticiens ne sont pas vraiment d’accord entre eux, comme l’ont récemment fait observer les grands alcooliers, avec une fourchette allant de 20.000 à 50.000.

Il ne fait néanmoins aucun doute (sans même parler de l’impact massif sur les activités des hôpitaux et services d’urgence) que la dépendance à l’alcool constitue, avec celle au tabac, l’un des deux grands fléaux sanitaires contemporains. Et ce d’autant que les médecins ne disposent d’aucun véritable remède médicamenteux ayant fait la preuve d’une réelle efficacité. D’où les espoirs nés du baclofène, molécule qui, selon de multiples témoignages, entraîne une forme de «désintérêt» pour les boissons alcooliques, ce qui conduit en pratique à des diminutions notables des intoxications.

Un abcès qui grossit depuis cinq ans

Tout a vraiment commencé il y a cinq ans avec la médiatisation éditoriale de l’auto-expérience du Dr Olivier Ameisen. Depuis, l’abcès n’a cessé de grossir. En 2011, le Dr Ameisen accusait, dans un entretien à Slate.fr, les pouvoirs publics et les spécialistes d’alcoologie de bloquer les possibilités de traitement avec ce médicament. Il y a un an, nous expliquions que l’affaire avait pris la dimension d’un scandale.

Un scandale dont il est difficile de délimiter précisément la portée, faute de données actualisées —l’Ansm dit «ne pas avoir de données précises disponibles».

L’assurance-maladie explique avoir, en 2004, recensé 1,326 million de boîtes remboursées, tous régimes confondus. Puis avoir observé une augmentation constante jusqu’à 2,524 millions de boîtes en 2011, date des dernières données disponibles.

La société Celtipharm, spécialisée dans le recueil et le traitement de l’information sur le circuit du médicament et des produits commercialisés en officines, est plus précise: «Baclofène: +47% dans les 12 derniers mois; 3,9 millions d’unités ont été délivrées du 1er mars 2012 au 28 février 2013, précise le Dr Patrick Guérin, son PDG. Le générique gagne en part de marché et le princeps Lioresal® est en recul (- 9,1% en volume) à la différence notable du Baclofène Winthrop (+70,7% en volume).»

Les refus de prise en charge se multiplient

En toute hypothèse, environ 50.000 personnes alcoolo-dépendantes sont aujourd’hui sous baclofène en France et le nombre des prescriptions ne cesse d’augmenter. Or, ce médicament (destiné à être pris durant des années voire à vie) est toujours officiellement déconseillé dans cette indication par les autorités sanitaires, ce qui expose les médecins prescripteurs aux risques de la prescription «hors AMM» en cas d’effets secondaires graves; et qui, en toute rigueur, interdit aussi le remboursement du médicament par l’assurance maladie.

Jusqu’ici anecdotiques, les refus de prise en charge semblent se multiplier. D'où la sortie médiatique des signataires de l'appel:

«L’alcool est à l’origine de multiples drames. L’alcoolisme est un fléau social de grande ampleur, qui touche non seulement les patients alcoolo-dépendants, mais également leur entourage. Alors qu’il existe un médicament susceptible d’aider une large proportion des patients alcoolo-dépendants, les pouvoirs publics font preuve d’atermoiements et freinent la mise à la disposition de ce traitement pour tous ceux qui en auraient besoin.»

Selon eux, l’ANSM doit d’urgence attribuer au baclofène une «recommandation temporaire d’utilisation» (RTU) en attendant sa future autorisation officielle de mise sur le marché dans la nouvelle indication de l’alcoolo-dépendance. La «RTU» est une nouvelle procédure qui permet à la direction de l’agence de permettre aux médecins de prescrire un médicament lorsqu'il n'existe pas de possibilité thérapeutique pour une pathologie donnée. Elle ne peut excéder une durée de trois ans.

Deux essais cliniques

Le Pr Dominique Maraninchi, directeur général de l’ANSM, a indiqué à plusieurs reprises ces derniers mois qu’une telle mesure serait bientôt prise. Mais la situation se complique du fait que deux essais cliniques viennent d’être lancés pour évaluer au mieux la réelle efficacité (et l’innocuité à fortes doses) du baclofène chez les malades alcooliques: il s’agit de l'essai Bacloville, autorisé en avril 2012 par l'ANSM, et de l'étude Alpadir, initiée en milieu hospitalier et lancée en octobre dernier. 

Or ces essais (dont les résultats ne seront pas connus avant au mieux un an) sont menés «contre placebo». Question: comment accorder officiellement un feu vert à un médicament dont on cherche par ailleurs à évaluer l’action? Et surtout, comment accepter d’un point de vue éthique de donner un placebo à des volontaires alors que le principe actif sera officiellement sur le marché?

Dans le même temps, le baclofène ne saurait être présenté comme une panacée. Au-delà des témoignages laissant entendre des guérisons miraculeuses, les résultats semblent néanmoins dépasser notablement en efficacité ceux obtenus avec les traitements médicamenteux actuellement autorisés. Reste la question, essentielle, des effets secondaires et de la durée du traitement.

Une situation quasi-inextricable

Pour compliquer le tout, l’un des deux essais a pour objectif affiché de permettre à une firme pharmaceutique (les laboratoires Etypharm) de commercialiser sous un nouveau nom un baclofène dosé différemment, pour lequel elle disposerait d’une indication officielle et d’un prix différent.

Il faut ajouter à ce contexte l’autorisation accordée à l’échelon européen au laboratoire danois Lundbeck pour sa molécule nalmefène (ou Selincro®), qui vise, elle aussi, non pas à l’abstinence mais à une réduction de consommation. Un marché considérable. Des négociations vont commencer entre la filiale française et les pouvoirs publics pour fixer un prix et déterminer si les généralistes auront le droit de prescrire cette spécialité, ou si cette dernière sera réservée aux seuls spécialistes d’alcoologie.

Tous les éléments sont donc réunis pour rendre quasi-inextricable une situation que le lancement de l’appel, coordonné par le Pr Bernard Granger, psychiatre à l’hôpital Cochin à Paris, vient éclairer d’un nouveau jour. La présence du Pr Didier Sicard parmi les signataires va attirer l’attention sur les problèmes éthiques, dont on ne peut plus, ici, faire raisonnablement l’économie.

De ce fait, l’affaire dépasse la seule agence en charge du médicament. Elle est désormais du ressort des responsables politiques, au premier rang desquels la ministre de la Santé Marisol Touraine.

Jean-Yves Nau

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