Politique / France

Qui croit encore que nous sommes en 2013?

Ces dernières semaines, le débat politique s'est structuré autour de références à trois époques: la Révolution française, l'entre-deux-guerres et Mai 68. Le symptôme d'une crise de la pensée pour saisir la fin d'un monde que nous vivons actuellement.

La séance inaugurale des Etats généraux, le 5 mai 1789 (Auguste Couder).
La séance inaugurale des Etats généraux, le 5 mai 1789 (Auguste Couder).

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Certaines personnes ne savent plus où elles habitent, d’autres ignorent dans quelle période elles vivent. Cette dernière maladie psychique fait actuellement des ravages. Dans une France toujours obsédée par son glorieux passé, le débat public est envahi de références historiques plus ou moins abusives.

La profonde crise économique, sociale, morale et potentiellement politique que traverse le pays fait ressurgir du passé une cohorte de fantômes. En faisant abstraction des analogies les plus grotesques, trois moments historiques fascinent aujourd’hui acteurs et commentateurs politiques.

«La Révolution est terminée», croyait pouvoir analyser François Furet, dont une excellente biographie vient de paraître. Le grand historien serait sans doute surpris et peiné par la résurgence actuelle de la thématique révolutionnaire.

Jean-Luc Mélenchon y fait explicitement référence lorsqu’il convoque une manifestation le 5 mai prochain, veille du jour anniversaire de l’élection de François Hollande en 2012 mais aussi date de l’ouverture des Etats généraux en 1789. L’ancien candidat du Front de gauche est, semble-t-il, convaincu du caractère pré-révolutionnaire de la période actuelle. Pour en finir avec «un système qui révèle sa pourriture intrinsèque», il en appelle logiquement à une «Constituante».

De quoi raviver l’inquiétude des possédants, qui gardent un très mauvais souvenir de la fin des privilèges. «On est en train de revenir en 1789», s’angoisse Alain Afflelou. «On est en train de recréer un climat de guerre civile qui s’apparente à 1789», assure Laurence Parisot. A l’évocation de cette date, le délicat corps de Catherine Deneuve «en tremble encore».

On peut naturellement trouver quelques points communs entre 1789 et 2013. L’endettement public était déjà, à l’époque, un sujet majeur. Mais c’est surtout l’exaspération populaire et l’état de défiance réciproque entre dirigeants et dirigés qui nous rapproche de cette lointaine période.

Il en faudrait toutefois beaucoup plus pour voir poindre une nouvelle Révolution. Quelle est aujourd’hui la classe montante, comme l’était alors la bourgeoisie, qui se prépare à remplacer l’élite décadente? Pour puissantes qu’elles soient numériquement, les classes populaires sont disloquées et dotées d’une faible conscience collective de leurs intérêts.

On ne voit guère quel groupe social serait capable d’affronter la bourgeoisie financière, elle-même dotée d’une pleine «conscience de classe». Et autour de quelles idées neuves? Ce n’est faire injure à personne que de constater l’absence d’équivalent contemporain à la philosophie des Lumières, qui avait nourri en amont l’espoir révolutionnaire.

Le retour des années les plus sombres

Alain Duhamel, qui en a pourtant vu tant d’autres, est présentement incommodé par «l’aigre parfum des années trente». Pour sa part, Laurent Joffrin se demande doctement: «Sommes-nous dans les années trente?» Traumatisée par la harcèlement inadmissible dont elle a été la victime, Caroline Fourest s’en prend à «une extrême droite qui rêve visiblement de rejouer le 6 février 1934, jour où les ligues fascistes ont tenté de renverser la République».

Là encore, les apparences sont du côté de ces comparaisons hasardeuses. Le chômage de masse ronge les économies européennes tandis que les récessions qui perdurent ravivent le spectre de la Grande Dépression. Diverses affaires mettent le public en émoi et la dénonciation, par Mélenchon, de la «kleptocratie» rappelle l’ancien mot d’ordre «A bas les voleurs!» Pendant ce temps, les partis de gouvernement se sentent débordés par des «extrêmes».

Mais comment ne pas voir que les différences entre ces «années les plus sombres de notre histoire», selon le cliché éculé, et les nôtres l’emportent largement? Aucun pays européen ne connaît une situation aussi dramatique que l’Allemagne des années trente, où le chômage culmina à 44% de la population active. L’islamisme radical relève assurément d’une forme de totalitarisme mais il n’est point adossé à un grand pays aux visées expansionnistes comme l’ont été l’Allemagne nazie et l’URSS communiste.

En France même, il faut être de mauvaise foi pour comparer un Front national qui s’est toujours voulu légaliste avec des Ligues de l’entre-deux-guerres ouvertement factieuses et violentes. N’oublions pas non plus que la crise des années trente a accouché, chez nous, d’un Front populaire. Les gauches actuelles, plus désunies que jamais, n’en prennent pas le chemin. L’emprise de l’Etat sur la société est enfin l’ombre de ce qu’elle était au début du siècle dernier.

Le marronnier du printemps

Une troisième date rencontre un franc succès par les temps qui courent: 1968. La dernière grande secousse de notre tumultueuse histoire politique reste étonnamment présente dans les mémoires.

D’ordinaire plus mesuré, Jean-Pierre Raffarin s’est risqué à diagnostiquer «une menace de chienlit dans le pays». L’ancien Premier ministre avait vingt ans lorsque le général de Gaulle utilisa cette expression pour dénoncer l’agitation de mai.

Le «Printemps français», annoncé et espéré par une fraction des opposants au mariage homosexuel, participe du même référentiel, au-delà du clin d’œil aux révolutions arabes et au soulèvement de Prague en 1968. Jusqu’à la geste classique de l’affrontement mimé avec les CRS, d’aucuns s’emploient à imiter la rébellion juvénile de l’ère gaullienne.

La comparaison du puissant, et globalement pacifique, mouvement d’opposition au «mariage pour tous» avec les grèves générales et manifestations tendues qui ont caractérisé Mai 68 ne tient pourtant pas la route une seconde. «A la différence de Mai 68, le Printemps français est davantage un mouvement de fond qu’un mouvement contestataire», affirme sa porte-parole Béatrice Bourges.

On se permettra de penser que la différence entre ces deux événements est exactement inverse. Mai 1968 fut l’expression et le signal d’un mouvement d’émancipation individuelle qui marqua, pour le meilleur et le moins bon, plusieurs décennies postérieures. Telle une porte d’entrée dans la (post-)modernité.

L'actuelle mobilisation de masse d’un peuple traditionaliste, structuré par une philosophie religieuse qui rappelle en moins virulent le «catholicisme de combat» de la fin du XIXème siècle, est bien plutôt d’ordre réactionnaire, au sens étymologique du terme. Elle se situe sur le plan de la défense de repères moraux menacés d’effacement par l’extension continue des droits individuels. Il est plus que douteux qu’elle accouche d’une nouvelle séquence historique en rupture avec la précédente du point de vue des mœurs et des mentalités.

Jeter les lunettes du passé

On se souvient de la fameuse définition de la crise par le théoricien marxiste Antonio Gramsci: «La crise, c'est quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître.» La crise de la pensée, c’est aussi lorsque les vieilles lunettes ne permettent plus de voir correctement la réalité et que l’on manque d’outils conceptuels adaptés pour saisir les évolutions en devenir.

Il ne fait guère de doute que nous vivons la fin d’un monde à de multiples égards. D’où l’inquiétante atmosphère crépusculaire dans laquelle nous baignons inconfortablement, et la tentation fort compréhensible de guetter imprudemment l’avenir dans le rétroviseur.

Le Financial Times s’étonne, à bon droit, de «l’humeur presque hystérique» qui saisit les Français mais croit, un peu naïvement, que «la France va simplement devoir avancer sur la voie difficile et sans gloire de la réforme économique». Parions que le chemin sera plus chaotique et imprévisible.

Fin de la domination occidentale sur le monde, épuisement d’un type de croissance basé sur la surexploitation de la nature, pathologies sociales qui minent des territoires peinant de plus en plus à «faire société»: innombrables sont les mutations et les dérèglements qui nous obligent à être attentifs aux nouveautés et aux risques du présent. Nous sommes bien en 2013, et c’est précisément cela qui est inquiétant. Ou excitant.

Eric Dupin

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