Monde

Au Venezuela, on ne badine pas avec la révolution

Dans un pays où les grandes envolées d'Hugo Chavez faisaient rire le monde entier, la plupart des humoristes s'inscrivent clairement dans un des deux camps qui se disputent la présidence ce dimanche 14 avril.

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Les humoristes vénézuéliens n'aiment pas rire. La révolution est quelque chose de sérieux, et elle l'est encore plus devenue avec la mort du joyeux Hugo Chavez, le 5 mars dernier.

Les grandes envolées du Comandante, capable de se moquer du président des Etats-Unis comme de ses propres diahrrées, ont toujours fait rire le monde entier. Mais pas Rayma Suprani.

«Pour nous qui vivons dans un pays en ruine, c'est très cruel», assure la caricaturiste la plus connue du Venezuela. Insécurité, corruption, pénurie d'aliments: la jeune femme passe chaque jour la révolution à la moulinette dans le journal de droite L'Universal. Avare en sourires, presque énervée, elle explique que «l'humour, c'est sérieux».

Les humoristes vénézuéliens ont une caractéristique unique: ils sont presque tous militants. En sortant d'un meeting d'Henrique Capriles, candidat de droite à la présidentielle du dimanche 14 avril, où elle était invitée en tant «qu'artiste», Rayma Suprani reconnaît qu'elle ne caricature jamais l'opposition. Fervente défenseure de la démocratie et de la liberté d'expression, elle se défend en affirmant qu'elle le fera «quand Henrique sera président, qu'il aura le pouvoir».

Un dessin de Rayma Suprani dénonçant l'utilisation des moyens de l'Etat par la gauche pour faire campagne

En attendant, ses dessins continuent de dénoncer explicitement la «dictature» dans laquelle elle jure vivre, montrant par exemple Hugo Chavez semant des bananes pour évoquer la république bananière du Vénézuéla (ou bien le clientélisme du Comandante envers un peuple de singes, selon les interprétations).

Note d'Amnesty International

Les révolutionnaires ne sont pas réceptifs. Rayma Suprani est désormais régulièrement victime de campagnes de dénigrement et d'avalanches d'insultes. La dernière en date, le 18 mars, lui a valu une note d'Amnesty International. «C'est la première fois qu'ils s'attaquent à mon téléphone portable avant c'était sur les réseaux sociaux. J'ai dû changer de numéro», explique la dessinatrice, qui a désormais de nombreux soutiens internationaux.

Tout a commencé il y a deux ans, lorsqu'un présentateur télévisé socialiste lui est «tombé dessus» pour avoir remplacé les étoiles du drapeau par des impacts de balles —avec plus de 16.000 assassinats par an, selon les chiffres officiels, le Venezuela est l'un des pays les plus dangereux au monde:

«Il m'a sorti le discours basique de l'incitation à la haine, le même qu'ils utilisent pour mettre des amendes aux médias quand ils osent parler des émeutes dans les prisons. Le lendemain, je recevais des menaces de mort anonymes sur Twitter.»

Rayma Suprani a déposé plusieurs fois plainte, mais elle n'y croit pas trop: «La justice a d'autres chats à fouetter» lance-t-elle par dépit. L'impunité a atteint des taux stratosphériques: jusqu'à 90 % des homicides ne sont pas traités, selon l'Observatoire vénézuélien de la violence.

«Tout humour reflète une relation de pouvoir»

Rayma Suprani a choisi son camp. «Au Vénézuéla, tout est très politisé», explique la sociologue des médias Maryclen Stelling. «Depuis 2002, avec la loi sur les terres, sur l'eau, etc, la polarisation économique qui existait depuis des décennies a pris une forme médiatique, est apparu au grand jour.» Selon elle, l'humour a désormais un rôle politique prépondérant, celui de «ridiculiser et délégitimer l'ennemi».

Pour Roberto Malaver, l'un des auteurs d'articles et de dessins humoristiques de l'hebdomadaire socialiste El Especulador Precoz, «tout humour reflète une relation de pouvoir». Dans les rangs révolutionnaires, il n'est pas non plus question de s'en prendre aux leaders de la révolution:

«Quand l'humoriste assume la politique, il doit être du côté de la majorité, pour toucher un plus grand public. Et puis je ne peut arrêter de soutenir un pays pour la première fois libre de l'analphabétisme, où tout le monde a accès à l'éducation supérieure et à la santé.»

Un dessin de El Especulador Precoz accusant Henrique Capriles (dont le slogan est «Hay un camino») de rouler pour les Etats-Unis

Roberto Malaver dédie entièrement ses blagues à l'opposition. A quelques jours de l'élection présidentielle, son dernier dada consiste à se moquer des yeux exaltés d'Henrique Capriles, accusé d'être drogué par le gouvernement.

«Avec Hollande, c'est plus mou, moins piquant»

Critiquer Hugo Chavez, ou son successeur Nicolas Maduro, n'est tout simplement pas une option pour l'humoriste, d'autant plus depuis la mort du Comandante:

«Je ne peux pas me moquer d'une personne qui a été si solidaire avec nous, et je respecte le deuil de toute une nation.»

Rayma Suprani assure quant à elle que la disparition du joyeux luron ne change pas fondamentalement sa manière de travailler. «Le pouvoir est une maladie, d'autres suivront», assène-t-elle, avant d'ajouter:

«Avec Nicolas Maduro ce sera moins drôle. C'est comme vous en France: avec Sarkozy les humoristes avaient de quoi faire, mais avec Hollande c'est plus mou, moins piquant.»

Elle reçoit alors un texto:

«On a assassiné Nicolas! Quelqu'un lui a jetté un livre de géographie!»

Le candidat socialiste, qui vient d'affirmer avoir découvert un complot visant à l'éliminer, avait affirmé en tant que ministre des Affaires étrangères que la capitale du Brésil était Sao Paulo.

Une île où sont enfermés tous les présidents

Mises à part les blagues de rue où, au Venezuela comme ailleurs, l'humour fonctionne comme un exutoire, il n'existe qu'un seul site internet prêt à dégainer ses vannes contre qui bon lui semble. Caustique, corrosif, sorte de Charlie Hebdo vénézuélien, le Chiguire Bipolar s'amuse de tous les politiciens et de tous les sujets de société.

Ceux qui sont aussi les auteurs du dessin animé L'Île présidentielle, une île sur laquelle sont enfermés tous les présidents d'Amérique latine suite à un accident d'avion, sont aussi lu que les grands journaux nationaux. Ils ne recherchent pas la gloire pour autant. Lorsqu'un journaliste français appelle Juan Ravell, l'un des fondateurs du Chiguire Bipolar, pour obtenir une interview, il répond avec un magnifique accent argentin: «Che ne sais pas de quoi vous voulez parler»... Plus drôle que méchant.

Simon Pellet-Recht

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