France / Économie

Préserver la biodiversité coûte très cher

Le coût de la préservation de la biodiversité peut se révéler exorbitant.

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Le pique-prune est un genre de scarabée qui vit dans les troncs des vieux châtaigniers et se nourrit de bois mort. En voie de disparition, il est protégé par la Convention de Berne, relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe (1979).

Rémy Prud'homme raconte à son sujet, dans un rapport au Conseil d'analyse économique rédigé avec Michel Didier, une étonnante histoire. Le tracé de l'autoroute A 28, qui relie Abbeville à Tours en passant par Rouen, Alençon et Le Mans, traversait une forêt de la Sarthe, dans laquelle un entomologiste avait découvert, en 1996, une colonie de pique-prune coulant des jours paisibles dans des châtaigniers morts.

La construction de la section de l'autoroute en question semblait ainsi susceptible de mettre gravement en péril l'habitat et peut-être l'existence même du pique-prune dans cette région. Or ce dernier constitue, nous dit-on, un chaînon essentiel dans le fonctionnement écologique des milieux forestiers, tandis que sa présence serait le signe de la préservation d'un milieu rural de qualité.

Du coup, ni une, ni deux, une vingtaine d'associations de défense de l'environnement, soucieuses du bien-être et de la survie de la bestiole, invoquèrent — avec l'appui de la Commission européenne — la Convention de Berne, deux directives européennes et les principes de précaution et de respect de la biodiversité pour demander le gel des travaux. Qu'ils obtinrent.

Quinze décès

Six ans et de nombreuses expertises et contre-expertises plus tard, il fut finalement décidé de transférer sur des sites spécialement aménagés les châtaigniers abritant les augustes coléoptères. Ce qui permit de procéder enfin à la construction de la section d'autoroute controversée.

Ainsi aujourd'hui, « sur le site des Blottes, à Mayet, des palissades protègent les fûts [des châtaigniers] des vents dominants et mettent les larves à l'abri d'un ensoleillement trop important. [...]Plusieurs pique-prune ont été équipés de micro-émetteurs qui permettent d'étudier leurs déplacements », indique la société Cofiroute - heureuse concessionnaire de la partie de l'A 28 concernée - qui s'est engagée à prendre en charge pendant dix ans le suivi scientifique du scarabée. A tout seigneur, tout honneur...

Une histoire qui finit bien, en somme. Et une conclusion à méditer, puisque l'Homme parvient, au terme de ce joli conte, à mener à bien ses projets tout en respectant la nature...

Si, toutefois, on avait le goût des ratiocinations mesquines, la passion des considérations oiseuses et des querelles byzantines, on noterait, avec Rémy Prud'homme, «que le retard de réalisation [des travaux] a eu un coût en vies humaines»... En effet, poursuit l'économiste, «le nombre de décès par accident par milliard de véhicules*kilomètres parcourus est de 13,4 sur une nationale et de 4,7 sur une autoroute. Un calcul simple, fait sur la base d'un trafic journalier de 6.000 véhicules [...] montre que la construction six ans plus tôt de ce tronçon aurait épargné plus de 15 décès, sans parler de centaines de blessures graves ».

A quoi il convient d'ajouter le coût financier des gains de temps qu'aurait permis l'usage de l'autoroute si les travaux n'avaient connu une si longue interruption. En effet, si l'on considère que l'autoroute permet de gagner une demi-heure sur la distance Le Mans-Tours, que le salaire horaire net moyen - et donc le coût d'opportunité du temps perdu dans les transports - peut être arrondi (pour simplifier le calcul) à 10 euros, que le trafic sur le segment en question dépasse les 6.000 véhicules par jour et que le chantier a été interrompu pendant environ 2.300 jours (six à sept ans), la valeur du temps perdu peut être estimée, grossièrement bien sûr, à environ 70 millions d'euros.

Deep ecology

On peut également mentionner que l'interruption des travaux n'a sans doute pas été sans incidence sur le marché du travail: une capacité de déplacement plus rapide des demandeurs d'emploi équivaut en fait à une augmentation de la taille des bassins d'emploi, donc des marchés du travail; or, plus ceux-ci sont vastes, plus le chômage d'inadéquation tend à se réduire: les chances d'un chômeur de trouver un emploi correspondant à ses qualifications augmentent ordinairement avec la taille du marché du travail.

Il faut en somme que l'on fasse bien grand cas du pique-prune pour consentir de tels sacrifices pour son confort ou sa survie...

On ne peut, en fait, raisonnablement imaginer que ces coûts, financiers et humains, aient été connus et acceptés lorsqu'il s'est agi, au nom de la protection de la biodiversité, d'interrompre les travaux. Sinon peut-être par les tenants de l'«écologie profonde» (ou deep ecology, analysée par Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre écologique) qui, refusant d'établir une hiérarchie entre les espèces, n'auraient aucune raison d'être heurtés par les égards accordés aux pique-prune au détriment de la sécurité des hommes. Les partisans de cette version radicale, biocentriste, de l'écologie sont toutefois peu nombreux en France.

On ne peut, dès lors, mettre cet arbitrage malheureux — si favorable au scarabée, si préjudiciable à l'espèce humaine — que sur le compte de l'ignorance, de l'inadvertance. Le calcul, l'analyse coût-bénéfice, n'a, d'évidence, pas été fait. Il n'est sans doute venu à l'esprit ni des associations de défense de l'environnement ni de la Commission européenne qu'une interruption durable des travaux contraignait les automobilistes à emprunter des voies des circulations moins sûres, ce qui, à terme, ne pouvait manquer de provoquer davantage d'accidents, donc d'avoir un coût en vies humaines.

Pourtant les chiffres étaient connus ou faciles à trouver. Le raisonnement pas excessivement complexe. Et le choix entre le pique-prune et l'Homme plutôt aisé.

Le sida, «manifestation de la biodiversité»

Alors, pourquoi cet arbitrage? Risquons une hypothèse: la protection de la nature apparaît souvent comme bonne a priori. Or, dans cet a priori réside une ambiguïté fondamentale, car si notre conception de l'écologie demeure anthropocentriste — nous sommes soucieux de la qualité de l'environnement parce que sa dégradation peut avoir des conséquences néfastes pour l'humanité — nous avons cependant tendance, par amour de la nature ou paresse intellectuelle, à perdre de vue cette perspective, cette finalité, donc à nous dispenser d'une réflexion au cas par cas sur les coûts et les bénéfices de nos actions en faveur de l'environnement, à présupposer en somme que les intérêts de l'Homme et ceux de la nature se confondent. Ce qui est bon pour l'une le serait également pour l'autre: la distinction entre la version biocentriste et la version anthropocentriste de l'écologie conserverait une portée théorique mais disparaîtrait dans la pratique.

A cet «éco-angélisme» s'ajoute, en l'occurrence, l'image déplorable dont souffrent, à l'inverse, les projets d'infrastructure routière: pollution locale, dégradation des paysages, pressions sur la biodiversité mais aussi circulation automobile, donc pollution sonore, émissions de CO2, etc. Dans ces conditions, la réflexion sur l'ensemble des conséquences que pourrait avoir l'interruption des travaux de construction d'une autoroute apparaît sans doute inutile, superflue. Qui ne verrait, en effet, entre l'innocent pique-prune menacé d'extinction et l'autoroute léonine et conquérante, lequel protéger et laquelle entraver? Entre préserver la biodiversité et accroître notre emprise sur la nature, faut-il hésiter longtemps — surtout lorsqu'une idéologie se propose opportunément de nous en dispenser?

Philippe Kourilsky et Geneviève Viney dans leur rapport sur le principe de précaution rappellent que « le côté positif de la biodiversité est souvent porteur d'une certaine charge idéologique. On s'en défendra en se remémorant que l'émergence du virus du Sida est une manifestation de la biodiversité». La préservation de cette dernière ne saurait donc évidemment être une fin en soi. Peut-être n'a-t-on pas suffisamment médité cette évidence.

Baptiste Marsollat
Image de une: A28, Wikipedia.
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