France

Jérôme Cahuzac et l’argent trop facile de l'industrie pharmaceutique

Plus elle se développe et plus la dimension pharmaceutique de l’affaire Cahuzac apparaît révélatrice d’un mal chronique.

«Where there's a will there's a way» de Damien Hirst, février 2008 à New York. REUTERS/Chip East
«Where there's a will there's a way» de Damien Hirst, février 2008 à New York. REUTERS/Chip East

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Le scandale naît, aujourd’hui encore, des noces de l’argent et de la politique. Mais quel argent? Le séisme de l’affaire Cahuzac trouve son origine dans le transfert de sommes importantes dans des banques étrangères. D’où viennent ces sommes? Pour tout ou partie de firmes pharmaceutiques. Les enquêtes en cours ne manqueront pas de décortiquer, demain, les relations qu’a pu entretenir avec cette industrie ce médecin aujourd’hui âgé de 60 ans.

Un chirurgien passé de la cardiologie à la politique (cabinet de Claude Evin, ministre de la Santé, de 1988 à 1991) puis à des cuirs chevelus plus rémunérateurs. Mais peut-on réellement faire fortune dans les implants capillaires? Quelle a été, dans la rapide constitution de sa fortune personnelle, la part de sa société «Cahuzac Conseil» (conseil pour les affaires et autres conseils de gestion) créée peu après son départ du cabinet de Claude Evin?

Rien de simple avec Jérôme Cahuzac. Au cabinet de Claude Evin, il a courageusement bataillé contre les alcooliers, la Seita, Michel Charasse et les lobbies du tabac[1]. Conseiller pour les affaires du médicament, il donnait aussi l’impression de lutter contre ceux de l’industrie pharmaceutique. Pour notre part, nous nous souvenons de l’énergie considérable qu’il avait déployée contre le Zocor (simvastatine), un «anti-cholestérol»  de la puissante firme Merck, médicament alors très coûteux (336 francs la boîte de 28 comprimés, pris en charge par la Sécurité sociale).

Un médicament dont les ventes (3,5 millions de boîtes en 1990) ne respectaient pas un bien étrange accord «volume-prix» signé au moment de la fixation des prix. Accord étrange en ce qu’il laissait entendre que le fabricant était capable de maîtriser les prescriptions de ces médicaments. 

Un mal chronique

Révélé par Le Monde, cet accord prévoyait ainsi que ces ventes ne devraient pas dépasser 2,75 millions de boîtes lors de la deuxième année de commercialisation. Et ce alors même que la revue spécialisée Prescrire soulignait, en janvier 1990, que rien ne permettait de préciser le rapport bénéfices-risques de cette fructueuse spécialité.

Jérôme Cahuzac voyait dans cette situation la conséquence d'une politique intensive et inacceptable de promotion du médicament. Percevait-il autre chose? A-t-il usé des relations nouées à cette époque avec le monde de l’industrie pour, peu après le départ de Michel Rocard de Matignon (et celui de Claude Evin du gouvernement), négocier de nouveaux contrats? Si oui, des contrats de quelle nature? Essais cliniques pour tester de nouveaux produits capillaires ou dermatologiques? Conseils pour faire «avancer» l’instruction de dossiers en attente d’autorisation de mise sur le marché? Pour élargir les indications thérapeutiques de certaines spécialités pharmaceutiques? Pour aider à fixer leur prix? La gamme est large des possibilités d’interactions dans les longs processus d’enregistrement des médicaments. Les enquêtes en cours préciseront peut-être ce qu’il a pu en être.   

Aujourd’hui, les noms de quelques firmes reviennent en boucle (Pfizer, Servier, Upsa, Fabre). D’autres circulent. Pour l’heure, aucune n’a réagi. «Les Entreprises du Médicament» (le syndicat professionnel) a pour règle de ne pas prendre la parole sur les affaires en général, les conflits d’intérêt en particulier. On explique que c’est à chaque entreprise concernée de parler si elle le juge nécessaire. Ce qu’aucune ne fait. Même Servier au plus fort du dossier Médiator.

Plus elle se développe et plus la dimension pharmaceutique de l’affaire Cahuzac apparaît révélatrice d’un mal chronique. Car le développement des relations financières de l’ancien ministre du Budget avec les firmes productrices coïncidait aussi avec l’évolution des structures publiques destinées à assainir et rationaliser la tutelle publique sur ce secteur d’activité.

Pour en finir avec les risques inhérents aux rapports directs avec le «cabinet du ministre» et une fantomatique «direction de la pharmacie et du médicament», une «Agence du médicament» fut créée. Insuffisamment dotée, elle dû être transformée au fil des affaires: Agence française de la sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) qui grâce au Mediator se mua en l’actuelle Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM).

Avec le temps, on observe que l’évolution de l’organisation législative et réglementaire du marché du médicament ne s’est faite que sous les coups de boutoir de quelques scandales médiatisés; à commencer par les affaires des produits dérivés du sang et infectés par le virus du sida suivies par celles de médicaments anorexigènes aujourd’hui prohibés.

Depuis vingt ans, la puissance publique a progressivement délégué ses prérogatives d’expertise et de police sanitaire. On a aussi tenté, très modestement, de rationnaliser le système d’évaluation de l’efficacité des spécialités pharmaceutiques, de mieux calculer le «service médical rendu» et d’harmoniser le niveau de service avec le prix et le taux de prise en charge.

L'argent et les intérêts

Chaque métamorphose était justifiée par la nécessité de gagner en transparence et d’éradiquer les innombrables conflits d’intérêts entre les «experts» travaillant à façon pour les firmes comme pour les structures publiques en charge des autorisations de mise sur le marché, des indications thérapeutiques, du niveau d’efficacité, du service médical rendu et des niveaux de remboursement des médicaments, médicaments pris en charge par la collectivité via l’assurance maladie et les mutuelles complémentaires. En dépit de quelques mesures d’affichage (enregistrement vidéo des séances des commissions spécialisées) et de la volonté exprimée par le Pr Dominique Maraninchi, actuel directeur général, rien ne permet de penser que l’ANSM (dont le budget provient de taxes sur l’activité des firmes) ait permis de couper les cordons incestueux.

«On ne peut pas servir à la fois l'intérêt général et l'argent» a, sur France Info, fait valoir  Martin Hirsch à propos de l’affaire Cahuzac. Haut fonctionnaire, ancien directeur de la Pharmacie centrale des hôpitaux et ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner secrétaire d’Etat à la Santé (1997-1990), l’actuel président de l’Agence du service civique connaît parfaitement les rouages puissance publique-industrie pharmaceutique. Il se passionne de longue date  pour les conflits d’intérêt et les moyens sinon de les éradiquer du moins d’en réduire la fréquence et la portée; un sujet auquel il a consacré en 2010, un ouvrage, Pour en finir avec les conflits d'intérêts, qui retrouve aujourd’hui une certaine actualité. 

«Pour ma part, je n’ai été soumis dans mes fonctions qu’à des tentatives de corruption. C’était certes dans des procédures d’achat de médicaments, mais qui n’avait rien de spécifique à l’industrie pharmaceutique, a-t-il expliqué à Slate.fr. Mais il est clair que cette industrie a des caractéristiques qui lui confèrent une place particulière en matière de conflit d’intérêt. Il y a le système très particulier de la réglementation, il y a la chaîne des prises de décisions où le fait de jouer sur quelques éléments peut avoir de grosses conséquences sur les chiffres d’affaire. Il y a enfin le fait que l’activité de cette industrie est directement en relation avec la santé publique.» 

Pour l’heure, dans le champ du médicament, le pouvoir demeure étonnamment émietté entre l’ANSM, la Haute autorité de Santé, la direction de assurance maladie, celle de la Sécurité sociale et, encore et toujours, le cabinet du ministre de la Santé. Sans oublier le rouage essentiel et toujours mystérieux du «Comité économique des produits de santé» où se joue l’essentiel: les marchandages préalables à la fixation du prix de chaque médicament sur des critères plus ou moins objectifs, plus ou moins fluctuants.

Cette situation potentiellement malsaine permet d’alimenter toutes les rumeurs concernant une industrie étroitement liée à la santé publique qui continuerait comme par le passé à financer les partis politiques et à enrichir certains particuliers. La première hypothèse n’excluant nullement la seconde. Martin Hirsch:

«Ce qui me surprend dans l’affaire Cahuzac, c’est qu’entre un mandat de conseiller pour le ministre de la Santé et un mandat de député, il fait du lobbying pour l’industrie pharmaceutique. Tant que nous tolèrerons ça, nous aurons des mini-Cahuzac ou des maxi-Cahuzac dans les années qui viennent. On ne peut pas servir deux maîtres à la fois. On ne peut pas profiter de ses réseaux et de ses fonctions pour faire fortune. Il faut mettre au plus vite une frontière, un cordon sanitaire entre d’une part faire fortune en monnayant son carnet d’adresse et d’autre part travailler pour l’intérêt général.» 

Une morale? Personnalité ambiguë, charmeur, bagarreur et migraineux, empruntant moins au Rastignac de Balzac qu’au Joueur de Dostoïevski, le Dr Jérôme Cahuzac contribuera peut-être à la poursuite de l’action qu’il disait vouloir mener quant il était aux côté de Claude Evin: assainir les relations entre l’Etat et Big Pharma. En le payant au prix fort.

Jean-Yves Nau

[1] Les conflits furent tour particulièrement violents lors de «l’affaire Chevignon» du nom de la célèbre marque de blousons qui avait passé un accord avec la Seita pour être apposée sur des paquets de cigarettes. Retourner à l'article

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