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Est-ce que c'est vraiment mieux chez les Bisounours?

«On n'est pas chez les Bisounours»: l'expression, de plus en plus répandue, suggère que les Bisounours sont des êtres crédules et imbéciles. Je suis allé voir sur place si c'était vrai.

Capture d'écran de la vidéo insérée dans l'article.
Capture d'écran de la vidéo insérée dans l'article.

Temps de lecture: 5 minutes

Puis que nous ne sommes toujours pas chez les Bisounours, nous republions cet article de 2013. 

Arc-en-ciel, envoyé spécial

Les Bisounours n'ont pas la cote. Christine Boutin prévenait ainsi récemment, à propos de son opposition au mariage gay: «Nous ne sommes pas entendus quand nous sommes des Bisounours, alors nous allons passer à l'étape supérieure.» Le 2 avril, c'est le ministre du Travail Michel Sapin qui s'est défendu devant les députés d'être un Bisounours, lors du débat sur le projet de loi sur l'emploi à l'Assemblée.

Idem du côté de Jean-Luc Mélenchon, qui déclarait en mars dernier au congrès du Parti de Gauche: «Nous ne sommes pas les Bisounours de la politique.» Quant à François Hollande, après celle de «candidat Flanby», il a bien du mal à se défaire de son image de président bisounours.

On l'aura compris: personne ne veut être pris pour un Bisounours. Comme si, par leur crédulité et leur naïveté supposées, ces derniers incarnaient pour la classe politique une sorte de contre-modèle absolu. Chaque semaine ou presque, nos dirigeants se servent d'eux comme d'un repoussoir pour pointer l'angélisme de leur adversaire, vanter les vertus du pragmatisme ou souligner leur propre pugnacité.

Pour autant, le monde des Bisounours est-il aussi nul que le prétendent nos politiques? Pour le savoir, nous nous sommes allés à leur rencontre, afin de tenter de mieux cerner cette société si unanimement conspuée.

En arrivant au Jardin des Bisous, une musique retentit dans les airs. C'est l'hymne national des Bisounours, le célèbre Je veux être un Bisounours:

Rappelons que les Bisounours vivent dans les nuages, ce qui semble présenter plusieurs avantages: il fait toujours beau et le décor est composé d'arcs-en-ciel, d'étoiles et de gros cœurs. Ce cadre idyllique a-t-il une influence sur la politique locale? Nous ne manquerons pas de le demander aux habitants.

En voici un, d'ailleurs. C'est un ourson bleu avec un dessin de lune sur le ventre: nous reconnaissons tout de suite Grosdodo. Comme d'habitude, il est en train de roupiller à l'ombre d'un sucre d'orge en forme de cœur. Pour les besoins de notre reportage, nous décidons de le réveiller. 

«– Oh, bonjour [dit-il en ouvrant les yeux]. Bienvenue au pays des Bisounours!

– Merci. Mais dites-moi, Grosdodo, comment se fait-il que vous dormiez toute la journée? Vous n'avez pas de travail? Le monde des Bisounours serait-il lui aussi ravagé par le chômage?

– Oh, non! Ici, on travaille seulement si on en a envie.

– Ah bon, mais alors de quoi vivez-vous? Vous touchez le RSA?

– Hi! Hi! Non, comme tous les Bisounours, je vis uniquement d'amour! De temps en temps, je descends sur Terre pour aider les enfants à devenir gentils, ça me suffit pour être heureux!

– C'est bien beau, mais ça ne vous dérange pas que d'autres bossent pendant que vous vous la coulez douce? Et la croissance économique, vous y pensez?

– Pour quoi faire? J'ai du soleil, de l'amour et plein d'amis, pourquoi je désirerais autre chose? Allez, bonne journée, je vais piquer un petit somme. Zzzz...»

Triste spectacle. Les Bisounours seraient-ils un peuple d'assistés? Pour en avoir le cœur net, nous empruntons un arc-en-ciel magique qui nous emmène au cœur du Jardin des Bisous. Là, des dizaines de ces petits êtres duveteux s'affairent à préparer des expéditions sur Terre, afin de répandre amour et bienveillance parmi les gens. Pas sûr que ce soit là un business bien rentable, mais enfin, au moins, ceux-là ne passent pas leur temps à dormir.

Nous décidons d'interpeller une oursonne rose avec un cœur sur le ventre, une certaine Groschéri, et de l'interroger sur sa fonction au sein de la société bisounoursienne.

«– J'aide les amoureux, dit-elle avec un grand sourire.

– C'est un vrai travail, ça? Tiens, au fait, où en êtes-vous du point de vue de la libération des mœurs? Le mariage pour tous est-il légalisé chez les Bisounours?

– A vrai dire, il n'y a pas de loi chez nous. Chacun est libre de faire ce qu'il veut. Mais comme de toute façon, tous les Bisounours sont bons et pleins d'amour, il n'y a jamais de problème. Les Bisounours aiment tout le monde. Et en particulier les enfants!»

A ces mots, notre conscience journalistique ne fait qu'un tour.

«– L'amour universel? Ce serait pas un peu catho, ça, comme concept? Et en plus, vous aimez les enfants... Dites-moi, vous seriez pas un peu pédophiles sur les bords?

– Pédoquoi? Ah, je dois vous laisser, on me signale un nouvel amoureux malheureux, il faut que j'aille le réconforter. Bon séjour chez nous!», s'exclame Groschéri avant de monter dans son bateau-nuage volant et de s'envoler en projetant des étoiles sur son chemin.

Révoltant ! N'y a-t-il donc aucun individu sensé dans ce pays? Atterré par l'angélisme ambiant, nous poursuivons notre exploration. Voici le Palais des Bisous, un bâtiment lui aussi en forme de cœur. Sans doute s'agit-il du principal lieu de pouvoir. Nous nous avançons vers un Bisounours à tête de lion, Toubrave, qui a l'air d'être le chef. Forcément quelqu'un de sérieux!

«– Alors, pas trop dur d'être le chef de tous ces Bisounours?

– Le chef? Je ne suis pas le chef. Il n'y a pas de chef, ici. Tout le monde est au même niveau.

– Tout le monde au même niveau? C'est franchement populiste, votre truc. Limite fasciste. Ça me rappellerait presque les heures les plus sombres de notre histoire. A propos, vous n'avez pas de problèmes d'intégration, avec toutes ces minorités qui cohabitent ensemble? Entre les Bisounours roses, les Bisounours verts, les Bisounours bleus...

– Bof, vous savez, si on devait s'arrêter à la couleur de chacun... J'ai fait une tarte, vous en voulez?

– Mais enfin, vous ne me ferez pas avaler que tout se passe toujours bien, ici! La crise, par exemple, elle n'est pas arrivée jusqu'à chez vous?

– Ben si, on a bien eu quelques problèmes de liquidités à un moment, mais on s'est tous unis pour former un gigantesque arc-en-ciel qui a redonné de l'amour et de la confiance à tous les habitants. Vous devriez goûter ma tarte, elle est bonne.

– Et la dépression de masse, liée à la perte de sens concomitante au matérialisme effréné propre à nos sociétés post-capitalistes?

– Pourquoi on déprimerait, puisqu'on s'aime et on s'entraide tous?

– La destruction de l'environnement?

– Les Bisounours aiment et respectent la nature.   

– Les scandales alimentaires? La fraude fiscale? Les inégalités sociales? Le sida? Les disques de Zaz?

– Mais puisque je vous dis que tout baigne! Dites donc, vous, vous avez vraiment besoin d'un gros câlin.»

Abattus, nous quittons cet asile de fous et nous nous mettons à marcher au hasard, en quête de quelqu'un doté d'un minimum de sens des réalités. On en regretterait presque Christine Boutin. Mais à mesure que nous marchons, le ciel se couvre et des éclairs commencent à déchirer l'horizon. Au détour d'un nuage, un château menaçant  apparaît: c'est la sinistre demeure de Sans Coeur, le mage maléfique qui s'est voué à la destruction des Bisounours.

A l'intérieur, nous découvrons le propriétaire des lieux recroquevillé sur lui-même, une cigarette à la bouche. Il n'a pas l'air en forme.

«– Eh bien, Sans Coeur, qu'est-ce qui ne va pas?

– Oh, c'est ces maudits Bisounours... J'en peux plus...

– Pourquoi?

– Ça fait des années que j'essaie de les réduire à néant, mais y a pas moyen... Autant pisser dans un violon...

– Vous êtes sûr d'avoir tout essayé?

– Oh oui! J'ai tenté de leur instiller le cynisme, la jalousie, la mesquinerie... De leur apprendre le mensonge, la méfiance, la méchanceté... Le culte de la réussite... Le sens de la compétition... La haine de l'autre... Mais non, ces putains d'oursons magiques n'ont qu'un mot à la bouche: l'amour. Je sais plus quoi faire...»

Et il se met à sangloter. Dans un mouvement d'empathie, nous lui tapotons le dos.

«– Allons, allons, il ne faut pas se laisser aller... Peut-être que les Bisounours ne sont pas dignes de vous. Pourquoi vous ne viendriez pas proposer vos services en France?

– Snif! Vous croyez?

– Mais oui, là-bas, on saura vous apprécier à votre juste valeur! Tenez, il y a un poste de ministre du Budget qui vient de se libérer. Vous feriez parfaitement l'affaire! 

– C'est vrai ? Eh bien, je vais  réfléchir... Merci, en tout cas!»

Soulagé, nous sautons sur une étoile qui nous ramène sur Terre. Ouf! Ça commençait à devenir anxiogène, là-haut. Tout en enjambant le clochard posté devant chez nous, nous sourions en repensant aux habitants du Jardin des Bisous. Quels idiots, quand même. Ha! Ha! L'amour! Non mais, allô, quoi!

Pierre Ancery

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