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Pourquoi Cahuzac a-t-il placé son argent à Singapour?

Où l'on apprend aussi que le paradis aurait perdu de son charme pour l'ex-ministre dès juillet prochain.

Singapour, août 2011. REUTERS/Joel Boh
Singapour, août 2011. REUTERS/Joel Boh

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De Singapour

Jérôme Cahuzac a avoué sur son blog et devant les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire détenir un compte à l'étranger crédité de 600.000 euros, ce qui lui a valu d'être mis en examen le 2 avril. Son avocat, Me Jean Veil, a précisé à l'AFP que ce compte, qui «n'a pas été abondé depuis 2001», a été «transféré [de la banque UBS en Suisse] à Singapour en 2009» dans la société Reyl & Cie «petite banque privée connue pour sa clientèle non résidente en Suisse» selon Le Figaro.

Pourquoi Singapour? La somme de 600.000 euros est-elle réaliste? La cité-Etat est-elle un paradis fiscal? Que va-t-il se passer à partir du 1er juillet 2013?

1. Pourquoi était-ce avantageux de transférer ses avoirs à Singapour en 2009?

Le PDG de Reyl à Singapour, Nicolas Duchêne, s’est borné à deux mécaniques –«Je suis soumis à un devoir de réserve et de confidentialité», y compris pour une question d’ordre public–, avant de nous raccrocher au nez. De tous les protagonistes du dossier Cahuzac contactés par Slate, c’est le seul qui a perdu son calme. Pourtant, si la piste de Reyl a l’air de se confirmer, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’argent de Jérôme Cahuzac ait été transféré de Genève à Singapour, où Reyl s’est installé comme gestionnaire de fonds en 2009, et a obtenu sa licence en juin 2010.

A Genève, 2009 est une année noire: le secret bancaire est dans le collimateur des pays du G20, et la Suisse signe des avenants aux conventions fiscales prévoyant des échanges d’information avec plusieurs pays –dont la France.

Sans compter qu’UBS, en collaborant avec le fisc américain et livrant des informations sur 4.450 de ses clients soupçonnés d’évasion fiscale, entache sérieusement la réputation du secret suisse. Nombreux sont les établissements financiers helvétiques qui proposent alors à leurs clients de transférer leurs avoirs à Hong-Kong, ou Singapour qui ne taxe pas les plus-values.

2. Comment placer 600.000 euros à Singapour?

«Ici, le ticket d’entrée est à 1 million de dollars US pour les grandes banques privées, et 3 à 5 millions pour les institutions financières plus modestes comme Reyl», confient plusieurs banquiers privé de la place, sceptiques quant au fait que Jérôme Cahuzac puisse détenir un compte personnel avec «seulement» 600.000 euros.

Reste que Singapour, conseille elle aux institutions financières de sélectionner des individus dont l’ensemble du patrimoine s’élève à au moins 1,26 million d’euros (2 millions SGD). L’ancien ministre du Budget, soumis à l’ISF en France et disposant donc d’un patrimoine forcément supérieur à 1,3 million d’euros, pourrait tomber dans cette catégorie.

Son gestionnaire pourrait aussi lui avoir suggéré d’autres montages financiers, dans le cadre d’un trust fund ou d’un compte détenu par une société offshore, comme le laissent supposer certains articles en évoquant des «montages financiers complexes», et où le nom du bénéficiaire n’apparaît jamais. Il faut toutefois garder en tête que la constitution d’un trust n’est pas rentable en dessous de 5 millions d’euros.

Tous ces montages sont dénoncés comme des «manipulations de marionnettistes» dans le rapport de la Commission d’enquête Evasion des capitaux du Sénat, en juillet 2012 –l’une des deux seules menées à bien par le Sénat depuis l’accession de François Hollande à l’Elysée, c’était dire l’importance du sujet.

3. Singapour, un paradis fiscal pour certains, un simple centre financier pour d'autres

Encore sur la liste grise des paradis fiscaux de l’OCDE au début de 2009, Singapour en est pourtant sortie en novembre 2009, après avoir promis de respecter la norme fiscale internationale.

Le groupe d'action financière (FATF en anglais), l’organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme remarque ses efforts. Et si la cité-Etat asiatique n’a jamais été sur la liste noire française des paradis fiscaux, ce serait, selon Les Echos, grâce à un délai accordé par Eric Woerth, alors ministre du Budget, aux Etats désireux de se mettre en conformité.

Singapour reste tout de même mise à l’index par l’ONG Tax Justice Network, qui lui reproche une certaine opacité et la classe 6e dans son «Financial Secrecy Index».

A ce stade, il est temps de faire le point avec le service des impôts singapourien, l’Iras: là, on nous explique que depuis 2009, «des conventions pour un échange d’informations fiscales ont été signées avec 40 Etats, dont la France», et d’autres ont été proposées à 35 autres pays, en attente de signature.

Une «équipe d’échange d’informations» de cinq officiers est mobilisable à tout moment, et ils sont assistés de 40 autres agents des impôts. Sur le dossier Cahuzac, ils ont «été approchés par l’Ambassade de France à Singapour et sont prêts à toute coopération avec les autorités françaises».

4. Singapour encore moins paradisiaque à partir de cet été

N’en déplaise aux adeptes des fantasmes, l’image de paradis fiscal de Singapour pourrait encore plus s’écorner dès l’été prochain.

Dans les banques privées qui sont légion dans les gratte-ciel du centre financier, on s’attend à un sérieux resserrage de vis cet été, lorsque la loi sur la corruption, le trafic de drogue et les autres crimes sérieux (CDSA) sera amendée le 1er juillet. Le but affiché: la lutte contre le blanchiment et «la protection de la réputation de Singapour comme un centre financier de confiance».

Les nouvelles directives ont été dévoilées par la banque centrale singapourienne (MAS) dans une consultation publique en octobre 2012, et réaffinées le 28 mars dernier. Tous les comptes hébergés à Singapour vont devoir être passés en revue par les institutions financières, et ceux susceptibles d’être hors-la-loi devront être signalés à la MAS. Le blanchiment de fraude fiscale tombe dans cette catégorie.

«Si un étranger cache à Singapour les revenus générés grâce à une somme dissimulée volontairement aux services fiscaux de son pays, alors ce sera considéré comme une “infraction sérieuse”», nous explique la MAS, en précisant que toutes les sortes de comptes sont concernées. Ironie du sort, Jérôme Cahuzac aurait donc transgressé la loi à Singapour à partir du 1er juillet prochain.

«En mesure préventive, les institutions financières ne devraient pas accepter de clients dont elles suspectent les avoirs issus de blanchiment d’argent, nous précise la MAS. Et s’il y a le moindre doute avec un client déjà établi, l’institution financière devrait renforcer sa surveillance, et au besoin, mettre fin à sa relation avec ce client.» Une institution financière qui ne signalerait pas un compte suspicieux pourrait écoper d’une amende de 20.000 SGD (12.600 euros).

A Singapour, Carrie Nooten (avec Diane Schlienger)

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