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Turquie: les bonnes excuses d'Israël

Souvent présentée en Europe et aux Etats-Unis comme une victoire de Barak Obama, la contrition israélienne a été vécue comme «un grand succès de la politique étrangère turque» à Ankara. Bien sûr, la réalité est un peu différente.

L'affiche montrant Erdogan et Netanyahou, dans les rues d'Ankara, 25 mars 2013. Umit Bektas/REUTERS
L'affiche montrant Erdogan et Netanyahou, dans les rues d'Ankara, 25 mars 2013. Umit Bektas/REUTERS

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«Israël s’est excusé auprès de la Turquie; cher Premier ministre, nous vous sommes reconnaissants d’avoir permis à notre pays [la Turquie] de connaître une telle fierté»: le message est visible dans la capitale turque, sur d’immenses affiches réalisées par la municipalité islamo-conservatrice d’Ankara pour célébrer cette «victoire majeure».

Au premier plan, Tayyip Erdogan retient un sourire satisfait tandis qu'en retrait Benjamin Netanyahou présente une mine plutôt boudeuse. Entre les deux hommes s’impose le Mavi Marmara, le cargo affrété par la Fondation d’aide humanitaire turque (IHH) pour forcer le blocus de Gaza. Arraisonné le 31 mai 2010 par les unités spéciales israéliennes, ce qui avait entraîné la mort de neuf militants turcs, le cargo semble prêt à repartir à l’assaut.

Le coup de téléphone du 22 mars, donné du pied de l’Air Force One américain, par Benjamin Netanyahou à Tayyip Erdogan pour lui présenter ses «excuses» a fait l’objet d’une mise en scène parfaite. En prévision, la correspondante à Washington du quotidien Milliyet avait même été embarquée dans l’avion du président américain.

Souvent présentée en Europe et aux Etats-Unis comme une victoire de Barak Obama, la contrition israélienne a été vécue tout autrement en Turquie: comme «un grand succès de la politique étrangère turque», selon les termes du vice-Premier ministre, Bulent Arinç.

Les concessions turques

La réalité est un peu différente. Certes Benjamin Netanyahou a accepté de présenter ses «excuses» et non pas seulement ses «regrets» –mais cela aurait été déjà le cas lors des négociations de juin 2011 qui avaient failli aboutir; certes les indemnités versées par l’Etat hébreu en mémoire des victimes turques devraient être assez importantes –de quoi faire pâlir d’envie les familles de 34 jeunes contrebandiers kurdes bombardés par erreur par l’armée turque le 28 décembre 2011 à Uludere, sur la frontière irako-turque.

Mais la partie turque a fait au moins deux concessions d’importance qui, si elles étaient connues du grand public turc, pourraient assombrir quelque peu la fierté nationale. Lors des négociations de juin 2011, la Turquie exigeait qu’Israël reconnaisse que les activistes turcs avaient été tués «avec préméditation» et «intentionnellement». Ankara a fait machine arrière et souscrit désormais au point de vue de Tel Aviv selon lequel ces «morts ont été causées par des erreurs opérationnelles» militaires israéliennes.

Plus décisif encore, explique l’analyste Kadri Gursel: «La Turquie de l’AKP a maintenant abandonné la pré-condition [qu’elle avait mise] de la levée de l’embargo et du blocus de Gaza» alors que c’était tout à la fois le motif de l’expédition du Mavi Marmara en mai 2010, et depuis le drame «l’élément le plus crucial de cette sorte de guerre froide qu’Ankara avait décidé de mener à l’égard d’Israël».

Saluant les excuses israéliennes, Ibrahim Kalin, conseiller politique du Premier ministre turc, évoquait tout au plus «une promesse [israélienne] de lever le blocus de Gaza pour les biens civils», alors que Tayyip Erdogan expliquait que l’accord prévoit «la fin du blocus israélien imposé aux territoires palestiniens». Rappel à l’ordre immédiat de la part des Israéliens: l’allègement ou pas de l’embargo dépendra uniquement de la situation à Gaza et pas d’une quelconque pression turque, ont rectifié plusieurs officiels au lendemain des déclarations du numéro 1 turc.

C’est le contexte régional qui aurait été, selon Benjamin Netanyahou lui-même, déterminant dans la décision de ce dernier. Et plus particulièrement la situation syrienne.

Israël semble désormais accepter le départ de Bachar el-Assad, lequel conditionne également l’influence régionale de la Turquie. Un gouvernement de Frères musulmans, proche d’Ankara, pourrait même être un moindre mal pour Israël qui redoute la présence de djihadistes à ses frontières. De plus, les relations entre Ankara et Téhéran se sont nettement dégradées, ce qui n’était pas le cas il y a trois ans. Et pour réussir, le processus de paix amorcé entre le PKK et Ankara doit  obtenir si ce n'est le soutien la neutralité d'Israël, pays qui a su par le passé jouer de la carte kurde contre la Turquie.

Syrie, Iran, PKK: suspendu aux excuses israéliennes, le renforcement des renseignements militaires entre Ankara et Tel Aviv est devenu une nécessité pour les deux pays ainsi que pour l’Otan.

Ce n'est pas le retour de l'âge d'or

A la différence du tourisme israélien en Turquie, les échanges commerciaux entre les deux pays (3 milliards de dollars par an) n’ont jamais vraiment freiné; ils ont même plus que doublé entre 2002 et 2012. D’ailleurs, les camions turcs qui ne peuvent plus traverser la Syrie et l’Irak passent par le port de Haïfa, Israël et les territoires palestiniens pour rejoindre la Jordanie puis les pays du Golfe.

Mais c’est la perspective de participer à l’exploitation et à l’exportation du gaz offshore israélien qui pourrait avoir séduit Ankara.  

Selon un expert israélien, le coût du transport du gaz naturel via la Turquie pourrait être cinq fois plus bas qu’en passant par Chypre, jusqu’ici privilégiée par les Israéliens. Très dépendante de la Russie pour se fournir en gaz –sa consommation devrait doubler d’ici 2025–, la Turquie pourrait avoir intérêt à diversifier ses sources d’approvisionnement. Tandis qu’Israël trouverait via la Turquie un moyen rapide et économique d’exporter vers l’Europe ce gaz découvert au large de ses côtes. 

Pour autant, les relations israélo-turques ne connaîtront sans doute pas de sitôt un nouvel âge d’or à l’avènement duquel le ministre israélien de la Défense Ehud Barak avait largement contribué en 1996 avec la signature de deux accords de coopération militaire et l’autorisation pour l’aviation israélienne de s’entraîner dans l’espace aérien turc.

La culture politique de la Turquie d'aujourd’hui est devenue clairement anti-israélienne. C'est aussi cela qui a permis aux héritiers de l'empire ottoman de se rapprocher de leurs anciens dominés arabes. Ce sont en partie ces dénonciations de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens qui ont rendu le Turc Tayyip Erdogan populaire dans le monde arabe. Le 1er mars dernier encore, le Premier ministre turc qualifiait le «sionisme» de «crime contre l'humanité». Benjamin Netanyahou a sûrement pris en compte la rhétorique anti-israélienne de la Turquie et évalué les risques qu'elle pouvait faire courir à son pays, avant de décider de présenter ou pas ses excuses.

Quelle serait,  par exemple, l’attitude turque si une troisième intifada (peu probable, veulent croire certains analystes israéliens) devait éclater?  «Il n'est pas exclu que Netanyahou ait obtenu des garanties de la part des Turcs à ce sujet-là; mais c’est encore difficilement imaginable et indicible, surtout», estime un observateur turc. Ce serait une troisième et énorme concession de la part du Premier ministre turc. Rien pour l’instant ne porte vraiment à le croire. Il faudra attendre, peut être fin avril,  la possible visite de Tayyip Erdogan à Gaza pour commencer à en juger.

Ariane Bonzon

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