Culture

Samsara: un autre documentaire est possible

Le film hors norme «Samsara», muet mais éloquent, explore la Terre façon méditation cinématographique. Dans la lignée de la trilogie Qatsi initiée par Coppola, mais à l'opposé des documentaires à portée éducative et souvent moralisateurs façon «Home».

MAGIDSON FILMS, INC
MAGIDSON FILMS, INC

Temps de lecture: 4 minutes

Depuis une décennie, les alertes écologiques, la biodiversité en danger, la beauté de notre «maison qui brûle» et l’industrialisation galopante et polluante alimentent une quantité grandissante de documentaires à portée éducative, spectaculaire et souvent moraliste. D’Une Vérité qui dérange («interprété» par Al Gore, prix Nobel de la paix en 2007 pour son travail d’alerte sur le réchauffement climatique) à Home, en passant par la 11e Heure (produit par Leonardo DiCaprio) ou plus récemment Le Syndrome du Titanic, la Terre est devenue l’actrice bankable de nombre de documentaires.

Calibrés sur les mêmes codes (de belles images vues du ciel, un montage soi-disant signifiant mais le plus souvent bassement moralisateur, une voix-off omniprésente), ces films finissent par lasser même les spectateurs les plus convertis à la cause. Mais ce serait oublier tout un pan du monde documentaire, moins grand public, pour qui le cinéma est un langage à part entière, parfaitement à même de s’émanciper d’une narration verbale et donneuse de leçon.

En proposant une déferlante d’images somptueuses ou terrifiantes, dépouillées de tout commentaire, la trilogie Qatsi, Baraka ou aujourd’hui Samsara invitent le public à une virée hypnotique, où la Nature et l’Homme coexistent pour le meilleur et pour le pire, où le fond n’est pas l’ennemi de la forme, —du vrai cinéma en somme.

La trilogie aux titres imprononçables

Initié en 1982 par Francis Ford Coppola (producteur), le projet Koyaanisqatsi (déséquilibre en langue hopi, peuple indien d’Amérique du nord) pose les bases d’un nouveau genre de documentaire. Peintures rupestres d’un autre âge, décollage d’une fusée et plans aériens d’un désert, le tout sur une musique planante de Philip Glass, telle est l’ouverture de Koyaanisqatsi.

L’immobilité apparente des paysages offerts aux spectateurs est progressivement remplacé par la nature en mouvement (eau, nuages) puis l’homme apparaît (ou plutôt des machines), pompant les ressources naturelles et les acheminant vers leurs lieux de consommation : les villes. Dès lors, alternant time-lapse et ralenti urbain, l’homme est filmé, en groupe, à la manière dont on suit les déplacements industrieux des insectes ou isolé, seul face à cet hyper-monde déshumanisé.

Ce jeu entre statisme et mouvement, ralenti et accéléré, passé séculaire et post modernisme, gros plans et plans larges irrigue le métrage et oblige le public à se positionner. En l’absence de paroles, les émotions prennent le dessus mais poussent à questionner ce que l’on voit, les enchainements proposés et la pertinence globale du film. Ouvertement inspiré du situationnisme de Guy Debord et de sa cinglante observation de notre société du spectacle, Koyaanisqatsi dénonce les prémisses de notre société ultra-libérale, où tout est marchandise, même l’homme, tiraillé entre son désir de possession et l’asservissement induit par celui-ci.

Francis Ford Coppola remet le couvert en 1988, épaulé par George Lucas, pour produire le deuxième volet intitulé Powaqqatsi (vivre aux dépens des autres, toujours en hopi). Même principe visuel que pour Koyaanisqatsi, mais cette fois, on quitte l’horizon américain, qui servait de toile de fond à Koyaanisqatsi pour naviguer à travers les cinq continents. On y découvre les affres du travail, l’exploitation de la terre par des hommes, eux-mêmes exploités par des donneurs d’ordre invisibles. Cette quasi chaine alimentaire dévoile une humanité laborieuse, dont le destin est intrinsèquement lié à celui de la nature. Moins pessimiste dans sa vision du monde, Powaqqatsi offre encore une fois des images inédites, encore mises en musique par Philip Glass.

Quinze ans plus tard, la trilogie Qatsi se clôt avec Naqoyqatsi (la guerre comme mode de vie en version hopi). Le réalisateur Godfrey Reggio, déjà aux manettes des deux précédents docus, ainsi que le compositeur Philip Glass, remettent le couvert, cette fois épaulés par le producteur Steven Soderbergh. Les images de synthèse font leur apparition créant un magma visuel où Madonna côtoie Einstein, où des images de conflits se surimpriment à des lignes de codes informatiques, où la guerre et la société du spectacle font corps.

Moins accessible car nettement plus abstrait, Naqoyqatsi se veut un objet filmique non identifié, aux confluents du documentaire et du film expérimental. Un visionnage dont on ne sort pas indemne.

Les héritiers Qatsi

Le cas Qatsi, malgré son écho médiatique restreint, n’est pas une tentative isolée. Le directeur photo de Koyaanisqatsi, Ron Fricke, propose en 1992 un documentaire dans la droite ligne du travail initié par Godfrey Reggio. Avec Baraka, il embarque le spectateur dans un voyage spirituel (angle inexploré par la trilogie) des rives du Gange aux chutes d’Iguazu, en passant par Auschwitz.

Lisa Gerrard (chanteuse de Dead Can Dance) et Michael Stearns (pionnier de la musique électronique américaine, dans la lignée de Klaus Schulze ou Richard Pinhas) se collent à la partition pour créer une bande-son moins lyrique que le travail de Philip Glass mais pas moins planante. Encore une fois la musique remplace le discours, les images se suffisant à elles-mêmes pour véhiculer émotions et réflexions.

Obligeant le public à une concentration rare au cinéma, le confrontant à sa propre vision du monde et à ses croyances, Baraka fait le pari osé de parler de foi sans passer par Dieu, de montrer qu’aux quatre coins du monde on prie, différemment, pour finalement dévoiler le panthéisme universel qui nous unit.

Cette année voit le retour sur grand écran de Ron Fricke avec Samsara. Toujours muet mais ô combien éloquent, ce nouveau film explore ce que pourrait être une méditation cinématographique. La spiritualité est encore au cœur du film, comme pour Baraka, mais l’amplitude du projet (cinq ans dans le monde entier) et sa réalisation laissent pantois.

Du pèlerinage à La Mecque hypnotique aux cyborgs japonais, glaçants de réalisme, de la voûte céleste en time lapse dans un désert au ballet envoûtant des autoroutes de Shanghaï, Samsara illustre le mot beauté comme rarement le cinéma l’a réussi. Retournant à l’essence du cinéma (des images provoquant des émotions fortes), ce documentaire produit un kaléidoscope hallucinant de notre monde moderne. Laissant loin derrière les visites téléguidées des documentaires classiques, il offre au public l’espace nécessaire à une errance libre et salvatrice.

L’existence de ces documentaires hors normes prouve qu’il est possible de penser la complexité du monde au cinéma, sans sous-texte ni moralisation. Universel est le langage cinématographique quand il atteint un tel degré de perfection, tant sur le fond que sur la forme.

Ursula Michel

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