Monde

Femen: la liberté toute nue

Ces activistes féministes punks enlèvent le haut dans le monde entier pour faire avancer la cause des femmes. Mais divisent les féministes.

Au Brésil, le 16 mars 2013. REUTERS/Pilar Olivares
Au Brésil, le 16 mars 2013. REUTERS/Pilar Olivares

Temps de lecture: 5 minutes

Elles ont pris pour cible Silvio Berlusconi, Vladimir Poutine, Dominique Strauss-Kahn, IKEA, le G-8 et le pape. Ces jeunes femmes dépoitraillées, majoritairement blondes, ont frappé dans 17 pays et auraient 150.000 supporters dans le monde entier. Elles se qualifient de nouvelles Amazones, évoquant avec hardiesse la nation mythique des guerrières exclusivement féminines.

Les manifestations de Femen, le nom du groupe, sont conçues pour attirer l’attention. En août dernier, une de leurs leaders, Inna Shevchenko, a détruit à la tronçonneuse un immense crucifix de bois trois fois plus grand qu’elle. Uniquement vêtue d’un minishort corail, de bottes en cuir noir, de lunettes de protection et d’une couronne de fleurs dans les cheveux–symbole des filles non mariées dans son Ukraine natale– Shevchenko s’est agenouillée pour se signer avant de détruire le crucifix à Kiev, capitale de l’Ukraine. Les mots «Free Riot» peints en noir sur sa poitrine laissaient penser que son action était une réponse à l’arrestation des chanteuses de Pussy Riot après la «prière punk» du groupe dans une église russe orthodoxe.

Femen est un groupe protestataire composé uniquement de femmes, qui se consacre, revendiquent-elles, à «attaquer le patriarcat, sous toutes ses formes: la dictature, l’église, l’industrie du sexe». L’attitude punk rock et l’extrémisme de ses membres leur assurent une grande exposition médiatique, mais une foule de questions a suivi le groupe sous le feu des projecteurs. Que penser des Femen? Sont-elles une force sur laquelle il faut compter, ou simplement un groupe de femmes exhibitionnistes qui aiment se déshabiller en public?

Le mouvement des Femen a été fondé en Ukraine en 2008 par un groupe de femmes d’une vingtaine d’années: Anna Hutsol, ancienne organisatrice de concerts, Oksana Shachko, ex-étudiante en iconographie, et Alexandra Shevchenko, ancienne coach professionnelle dans une entreprise d’électronique. Le commerce sexuel, alimenté par un fort taux de chômage, a explosé dans le pays depuis 2005, année où l’obligation d’obtenir un visa touristique a disparu. Au départ, le groupe voulait empêcher le pays, qui attire des publicités pour des «fiancées à commander par correspondance» et des «week-ends de plaisir» dans les recherches Google, de glisser plus profondément entre les mains des touristes sexuels et des trafiquants d’êtres humains.

De l'Ukraine au monde entier

Alors en 2008, lors d’une des premières manifestations des Femen, place de l’Indépendance, à Kiev, ses membres ont hurlé: «L’Ukraine n’est pas un bordel!» en bas résille et talons aiguilles. Le groupe ne tarda pas à se rendre compte que les politiciens ukrainiens n’étaient pas les seuls à mériter une leçon; elle s’imposait aussi pour les touristes sexuels venus de l’étranger. Quand The Rock FM, populaire station de radio néo-zélandaise, organisa le concours «Gagne une femme» dans lequel des hommes étaient envoyés en avion en Ukraine pour rencontrer de potentielles épouses, les filles de Femen arrivèrent seins nus à l'aéroport pour humilier le gagnant, un certain Greg, exploitant vinicole.

Parce que les Femen se battent contre toutes les formes de patriarcat, leurs protestations ont une portée très vaste. En novembre, le groupe a infiltré un rassemblement catholique contre le mariage gay à Paris, uniquement vêtues de sous-vêtements noirs, de bas et de coiffes de nonnes noires et blanches. Des slogans comme «In Gay We Trust» et «Gay is OK» étaient griffonnés sur leurs torses nus.

Plus récemment, elles ont envahi un bureau de vote où Berlusconi, l’ancien Premier ministre italien amateur de fêtes «bunga bunga», jetait son bulletin dans l’urne. A moitié nues et hurlant «Basta Berlusconi!», elles ont tenté d’arriver jusqu’à l’homme politique avant d’être mises à terre par la police. Certaines membres des Femen ont été arrêtées jusqu’à 40 fois ces dernières années pour des exploits de ce type.

L’audace de telles manifestations a incité de nombreuses femmes à rejoindre ce qui est souvent qualifié «d’armée» des Femen. Le groupe revendique avoir recruté des femmes dans le monde entier, de la Tunisie aux Etats-Unis. En septembre dernier, invitées par des féministes françaises, elles ont ouvert un bureau à Paris. Elles s’étaient déjà implantées à Berlin un peu plus tôt dans l’année. Dans ces deux villes, les femmes bénéficient d’un entraînement physique en vue de futures manifestations. Les Femen affirment envisager l’ouverture de leur prochain bureau international au Brésil.

Depuis leur création, les régimes non-démocratiques et oppressifs les voient comme de vraies menaces. Certaines Femen racontent avoir été enlevées par des représentants de l’appareil de sécurité de l’État à deux occasions –en Ukraine et en Biélorussie. Le pire de ces kidnappings a eu lieu en décembre 2011, en Biélorussie, souvent qualifiée de dernière dictature d’Europe. Après une manifestation anti-gouvernementale, les Femen ont été traînées jusqu’à une voiture par des hommes vêtus de noir qui, leur semble-t-il, travaillaient pour le KGB.

Elles se retrouvèrent au fin fond d’une forêt où des hommes armés de couteaux leur ordonnèrent de se déshabiller. Ils coupèrent les cheveux de deux d’entre elles et, après les avoir inondées de pétrole, menacèrent de les brûler vives. «Nous avons été torturées psychologiquement», explique Alexandra Shevchenko, directrice du bureau des Femen à Berlin, lors d’un entretien téléphonique. Au bout de longues heures, elles reçurent l’ordre de se rhabiller, furent poussées dans une voiture avant d’être abandonnées près de la frontière ukrainienne.

La nudité, une victoire ou une capitulation?

Malgré tout, nombre de féministes ne prennent pas les Femen au sérieux. «Enlever sa chemise pour se faire prendre en photo par les médias sexistes joue sur la sexualisation et l’objectification du corps des femmes et renforce l’idée que le corps des femmes est destiné à être regardé» leur reproche une collaboratrice de Feminist Current. Les féministes de leur Ukraine natale sont également chiffonnées par ces arrivistes trop légèrement vêtues. «Les activités des Femen donnent l’impression chez nous et à l’étranger que les féministes ukrainiennes sont des femmes enragées qui montrent leurs seins», explique à Deutsche Welle Lajma Hejdar, dirigeante de l’organisation de femmes Women’s Network.

Le retour de bâton contre les Femen ressemble à la critique féministe du mouvement SlutWalk qui contestait à la fois l’utilisation par le mouvement du mot slut [salope] et les tenues «sexy» de certaines manifestantes. Rebecca Traister écrit dans le New York Times Magazine que les SlutWalkers «portaient des tenues qui ressemblaient à des déguisement d'Halloween d'hôtesses de l'air sexy» et ajoute que le mouvement «ressemble moins à une victoire qu’à une capitulation (linguistique et vestimentaire) devant ce que la société attend déjà de ses jeunes femmes». Les Femen s’exposent au même genre d’attaques.

Les Femen défendent leurs manifestations dénudées, qu’elles qualifient de «sextrémistes», à deux titres: parce qu’elles s’octroient la propriété du corps féminin, et parce qu’elles s’assurent une couverture médiatique. Si la véracité de leur seconde revendication est incontestable, certains avancent que couverture médiatique n’est pas synonyme d’impact. Comme le dit sans ménagement une blogueuse féministe du Huffington Post:

«Les hommes n’écoutent pas le message. Ils se branlent devant les images

Et pourtant, si les Femen n’étaient qu’une petite organisation insignifiante, provoqueraient-elles des mesures de rétorsion comme celle de 2011? Plus elles se diffusent à l’international, plus les Femen se rendent compte que leurs tactiques choc utilisant la nudité peuvent s’avérer bien davantage que des mises en scène et servir de test probant. «La réaction à une manifestation déshabillée illustre le niveau de liberté d’un pays», a expliqué Hutsol lors d’un entretien accordé à Der Spiegel.

«Nous n’avons pas été arrêtées en Suisse, mais nous avons failli être tuées en Biélorussie

Cela pourrait expliquer pourquoi, en hommage aux Femen, des militantes du Parti communiste iranien et de l’Organisation contre les violences faites aux femmes en Iran ont organisé une manifestation seins nus à Stockholm pour proclamer leur opposition au port du voile. La puissance de la nudité dans les pays extrêmement conservateurs est encore plus visible dans le véritable incendie déclenché par Aliaa Magda Elmahdy, jeune activiste égyptienne, lorsqu’elle a téléchargé une photo d’elle nue sur son blog. Elmahdy, qui a demandé l’asile à la Suède quand les photos se sont répandues comme une traînée de poudre sur Internet, entendait attaquer «une société de violence, de racisme, de sexisme, de harcèlement sexuel et d'hypocrisie». Ce n’est pas un hasard si en décembre, à Stockholm, elle s’est jointe aux Femen lors d’une manifestation dénudée contre l’oppression des femmes. Aujourd’hui, elle essaie de recruter des membres de Femen en Egypte via Facebook.

Les féministes restent divisées sur la question de savoir si en termes de manifestations en tenue d’Eve, la fin justifie les moyens. Les Femen ne se laissent pas décourager. «J’ai su dès le début que je ne voulais pas que nous nous transformions en organisation féministe classique», a confié Hutsol à Der Spiegel. «Je ne voulais pas d’une organisation où les femmes parlent, parlent, parlent, les années filent et rien ne se passe. Nous avons apporté plus d’extrémisme dans le mouvement de défense des femmes

Amana Fontanella-Khan

Traduit par Bérengère Viennot

cover
-
/
cover

Liste de lecture