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Je me réveille et j’inspire un grand bol d’amiante grillée dans une pipe à eau encrassée. En tout cas, c’est l’impression que j’ai la plupart des matins d’hiver à New Delhi, en ouvrant la porte de l’appartement que j’occupe au quatrième étage. Bouffées de suie trempées de brouillard, molécules d’ozone et paquets microscopiques d’oxydes d’azote coulent le long de ma trachée jusqu’à ma poitrine, où certains vont se déposer.
Certaines de ces particules vont peut-être me donner un cancer du poumon. D’autres vont pénétrer mon flux sanguin et aggraver l’inflammation de vieilles blessures à la cheville et au doigt. Les déchets transportés dans l’air m’exposent au risque de bronchite, d’asthme, d’infection des poumons, d’hypertension et même de démence.
L'épouvantable qualité de l'air en Chine a fait la une des journaux du monde entier cet hiver. Mais les habitants de New Delhi et de dizaines d’autres villes de pays en développement sont affligés en permanence d’un air encore plus vicié que celui de Pékin. Si la plupart des Américains et des Européens bénéficient aujourd’hui d’un air plus propre que pendant la plus grande partie du siècle dernier, le degré de pollution de l’air s’aggrave en Asie et fait des millions de morts chaque année.
Après plusieurs semaines sans sortir de Delhi, j’ai petit à petit arrêté de remarquer la saleté de l’air. A quelques exceptions près naturellement, comme avec ce souffle hostile d’air moite un brumeux matin d’hiver. Ou lorsque j’attends à un feu rouge dans un rickshaw motorisé ouvert, et que je sens monter autour de moi les vapeurs d’un essaim de véhicules klaxonnants. Ou quand un dépôt sombre vient voiler mon linge qui sèche, recouvrir l’intérieur de mes narines ou pendre lourdement sur l’horizon.
Que j’aie conscience ou pas du poison qui emplit mes poumons, à chaque inspiration mon risque de subir un infarctus ou un AVC augmente.
On estime à 3,2 millions le nombre de personnes mortes prématurément en 2010 suite aux effets nocifs de la pollution de l’air, selon les conclusions d’une étude exhaustive sur les causes de décès dans le monde publiée en décembre dans the Lancet. Les deux-tiers des personnes tuées par la pollution atmosphérique vivaient en Asie, où la qualité de l’air continue d’empirer.
La pollution à Pékin: regardez notre grand format
La pollution de l’air extérieur est devenue la cinquième cause de mortalité en Inde. Seuls le tabac, l’hypertension, la pollution intérieure (généralement provoquée par des fourneaux mal ventilés) et des régimes pauvres en fruits et légumes y tuent davantage.
Les plus vulnérables à la pollution de l’air sont les enfants, les personnes âgées et ceux qui souffrent déjà de maladies cardiaques ou respiratoires, explique Anumita Roychowdhury, experte en pollution de l’air de l’organisation à but non lucratif Center for Science and Environment basée à Delhi. Même les adultes en bonne santé dans la force de l’âge courent des risques. Les dangers vont du cancer à l’hypertension, en passant par le diabète et les malformations congénitales. «Nous devons être extrêmement prudents», s’inquiète Roychowdhury.
Le niveau de pollution de l’air en Chine a récemment atteint de nouveaux sommets vertigineux. Un appareil de détection de la qualité de l’air mis en place par l’ambassade des États-Unis a décelé une hausse spectaculaire des niveaux de pollution à Pékin en janvier et les publie sur Twitter. La frénésie des médias a poussé les dirigeants chinois à s’engager à entamer des démarches visant à nettoyer l’air de la ville, en retirant les véhicules polluants des rues par exemple.
«Pékin était infecte», décrit Mark Bagley, habitant de San Francisco de passage en Asie récemment. «La pluie et la neige étaient grises à gris foncé et permettaient une visibilité minimale –deux pâtés de maisons tout au plus. La pluie qui s’écoulait dans le caniveau était noire.»
Mais selon des données de l'Organisation mondiale de la santé portant sur plus de 1.000 villes de 91 pays, la capitale chinoise n’est pas la cité affligée au quotidien de la pire pollution atmosphérique au monde. Elle n’arrive même pas dans le peloton de tête.
L’un des outils de mesure les plus décisifs de la dangerosité de la pollution est le nombre de parties par million des particules de moins de 10 microns (PM10) en suspension dans l’air. Si les Pékinois respirent un air dont la moyenne de PM10 est de 121, la situation est bien pire pour des millions d’autres personnes.
Les classements, bricolés en utilisant des données issues de mesures de qualité de l’air de sources diverses entre 2003 et 2010, indiquent que l’air le plus pollué se respire à Ahvaz, ville du sud-ouest de l’Iran où le niveau moyen de PM10 tourne autour de 372. La capitale de la Mongolie, Oulan-Bator, se classe deuxième, avec un PM10 de 279, bien plus élevé que la moyenne globale de 71.
Viennent ensuite sur la liste d’autres villes en Iran, en Inde, au Pakistan et au Botswana, avant que Delhi n’apparaisse à la 12e place, avec des niveaux de particules moyens de 198 parties par million.
Le problème du niveau de pollution de l’air en Asie peut sembler à des années lumières des préoccupations des Américains... mais le monde est petit. La pollution se déplace vers l’est le long de courants-jets d’Asie jusqu’à la côte ouest de l’Amérique du Nord. Les recherches indiquent que presque un tiers de la pollution atmosphérique de la région de la Baie de San Francisco vient d’Asie.
La région la plus polluée des États-Unis, selon les données sur la qualité de l’air de l’OMS, est la Vallée centrale de Californie où pollution industrielle et gaz d’échappement restent emprisonnés dans une vaste cuvette rocheuse qui abrite des exploitations agricoles, une industrie lourde et des millions de personnes. Mais la ville de Bakersfield, la plus polluée d’Amérique, dans la vallée californienne, ne se classe que 276e dans la liste de l’OMS, avec une moyenne de PM10 de 38 parties par million.
J’ai passé quelque temps à Los Angeles, et j’ai vécu un an dans la Vallée centrale. La pollution ambiante de ces lieux peut parfois soulever le cœur. Mais elle n’a rien à voir avec celle de Delhi. Ici, j’ai l’impression d’aspirer de minuscules fibres jusqu’au fin fond de mon système respiratoire. Leur solidité bien concrète se fait sentir au plus spongieux de mes entrailles.
Des régulations comme le Clean Air Act et des avancées technologiques ont contribué à récurer l’air américain. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays en développement.
«Nous aurions facilement pu emprunter une voie de développement plus propre», déplore l’Indien Rajendra Pachauri, qui dirige le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il souligne que des villes comme Pittsburgh et Londres ont laissé derrière elles une pollution ambiante épouvantable, datant de l’époque où les États-Unis et le Royaume-Uni étaient à un stade moins avancé de leur développement. «Malheureusement, nous n’avons pas tiré de leçons de ces exemples.»
Le blog India Ink du New York Times rapporte que la pollution de l’air était plus de deux fois pire à Delhi le 31 janvier qu’à Pékin. On recense 46 villes, dans des pays comme les Émirats Arabes Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, l’Inde, le Mexique et le Nigeria, où les niveaux moyens de pollution dépassent ceux de Pékin. En tout, l'Inde s'est récemment classée dernière dans une liste de 132 pays étudiés pour la qualité de leur air.
La plus grande partie de la pollution que j’inhale à Delhi vient de camions et de bus consommant du diesel. D’autres saletés aériennes qui entrent dans mes poumons proviennent de l’essence consumée de façon incomplète dans les voitures et du gaz naturel des rickshaws motorisés.
Les centrales thermiques alimentées au charbon et les brûlis agricoles prélèvent eux aussi leur tribut. Tout comme les feux de camp de fortune qui bordent les rues la nuit en hiver, où tout, des feuilles mortes aux bouses de vache en passant par des selles de moto en caoutchouc, est brûlé pour procurer un peu de chaleur.
Non que les autorités ne s’en préoccupent pas. À la fin des années 1990 et au début des année 2000, certaines tentatives de réduction de la pollution générée par les véhicules à Delhi, avec des initiatives comme la conversion des rickshaws motorisés au gaz naturel et la mise en place de contrôles annuels des véhicules, ont contribué à éclaircir l’atmosphère. Mais à mesure que la ville s’enrichit, elle voit une explosion du nombre de voitures et d’autres véhicules sur ses routes, ce qui fait de nouveau remonter les niveaux de pollution.
Le journal Indian Express a récemment rapporté que le département chargé de l’environnement de Delhi travaillait sur une série d’initiatives visant à attaquer le problème sous un nouvel angle, en faisant la promotion des transports en commun, en augmentant les tarifs du stationnement, en fermant les centrales thermiques à charbon et en pénalisant plus sévèrement ceux qui enfreignent les règles anti-pollution.
Mais comme c’est le cas dans tant d’autres villes de pays asiatiques en développement, le progrès économique, la soif de commerce, de voyages, et un luxe tout nouveau supplantent les programmes gouvernementaux balbutiants visant à protéger les gens d’un air vicié.
Après six mois en Inde, je commence à m’habituer à mes quintes de toux sèche. J’ai des passeports américain et australien, et même en tant que journaliste freelance je suis riche comparé à la moyenne locale, ce qui me permettra de quitter Delhi quand je le déciderai.
Mais une partie substantielle des habitants de la planète, dont certains sont chinois mais dont beaucoup vivent dans des pays où les effets néfastes de la pollution attirent fort peu l’attention des journalistes occidentaux, a très peu de chances de respirer un jour la goulée d’air frais qui semble aller de soi pour tant d’habitants d’autres parties du monde.
John Upton
Traduit par Bérengère Viennot