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Comment la technologie et Internet développent nos esprits

Allez, vite fait: quelle est la racine carrée de 2130? Combien de cabriolets Roadmaster ont été fabriqués par Buick en 1949? Quelle compagnie aérienne n'a jamais crashé un seul avion?

Michael Dalder / Reuters
Michael Dalder / Reuters

Temps de lecture: 9 minutes

Si vous répondu «46,1519», «8.000» et «Quantas», deux possibilités. La première, vous êtes Rain Man. La seconde, c'est que vous utilisez la technologie d'augmentation cérébrale la plus puissante du XXIe siècle: la recherche Internet.

Certes, le Web ne fait pas réellement partie de votre cerveau. Et, dans le film, les réponses de Dustin Hoffman auraient eu quelques secondes d'avance sur vous et votre ami Google. Mais en pratique, la différence entre un savoir encyclopédique et une connexion Internet mobile et rapide est moins significative que vous pourriez croire. Et cela ne s'arrête pas aux maths et aux devinettes. Mémoire, communication, analyse de données –dans tous ces domaines, nous pouvons acquérir des pouvoirs surhumains grâce à des appareils connectés à Internet. Pour ses détracteurs, dont le nombre ne cesse de croître, l'Internet risque de nous rendre paresseux, stupides, esseulés ou même fous. Mais en réalité, des outils comme Google, Facebook et Evernote, ont peut-être le potentiel de nous rendre non seulement plus savants et productifs, mais aussi, littéralement, plus intelligents que jamais. 

L'idée que nous pourrions inventer des outils capables de modifier nos capacités cognitives peut surprendre, mais en réalité, il s'agit d'une des définitions fondamentales de l'évolution humaine.

Ce que l'Internet et les technologies mobiles ont changé

Avec l'acquisition du langage, nos ancêtres ont non seulement remanié leur façon de communiquer, mais aussi leur façon de penser. Les mathématiques, l'imprimerie et la science ont étendu encore un peu plus l'amplitude de l'esprit humain et, au cours du XXe siècle, des outils comme les téléphones, les calculatrices ou l'Encyclopedia Britannica ont permis un accès courant à une quantité de connaissances surpassant tout ce qu'une personne pouvait assimiler au cours de sa vie.

Mais, à l'époque, dire que ces informations faisaient partie de l’esprit humain était encore tiré par les cheveux. La distinction était nette entre ce que nous savions, et ce que nous pouvions savoir, si nous nous en donnions la peine.

L'Internet et les technologies mobiles ont commencé à changer la donne. Aujourd'hui, les smartphones font partie de notre vie quotidienne et des réseaux à grande vitesse tapissent le monde développé.

Si je vous demande quelle est la capitale de l'Angola, il n'importe quasiment plus que vous le sachiez de mémoire, ou non. Sortez votre téléphone et répétez la question en utilisant Google Voice Search: une voix robotique vous répondra «Luanda».

En matière de devinettes, la différence entre un authentique puits de science et un technophile moyen est peut-être l'affaire de 5 secondes. Et la victoire du robot Watson contre Ken Jennings au Jeopardy! laisse entendre que ce laps de temps pourrait même disparaître –en particulier si vous utilisez des technologies «vestimentaires», comme les Google Glass. La distance entre nos esprits et le cloud n'a jamais été aussi négligeable.

Le disque dur externe de nos cerveaux

L'Internet serait-il devenu le disque dur externe de nos cerveaux? En substance, il s'agit du concept d'«esprit étendu», proposé pour la première fois en 1998 par les philosophes Andy Clark et  David Chalmers. Cette théorie répondait au très ancien «problème corps-esprit», qui pose la question de la réductibilité de nos esprits à la biologie de nos cerveaux.

Pour Clark et Chalmers, l'esprit humain moderne est un système qui transcende le cerveau afin d'appréhender des éléments de notre environnement externe. Selon les philosophes, certains outils technologiques –la modélisation informatique, la navigation par règle à calcul, la division longue posée avec un papier et un crayon– peuvent faire tout autant partie intégrante de nos opérations mentales que les fonctionnements internes de nos cerveaux. Ils écrivaient:

«Si, quand nous nous confrontons à une tâche quelconque, une partie du monde relève d'un processus qui, s'il était effectué de tête, serait assimilé sans hésitation à un élément du processus cognitif, alors cette partie du monde est (selon notre argument) une partie du processus cognitif.»

Quinze années plus tard et au cœur d'une culture Google bien développée, la pertinence de l'esprit étendu semble bien plus manifeste aujourd'hui. «Ned Block [professeur à la NYU] aime à dire: “votre thèse était fausse quand vous avez écrit votre article –mais elle est devenue vraie depuis”», s'amuse Chalmers.

La recherche Google, désormais moyen prioritaire d'acquisition d'informations sur le monde, n'en est que l'exemple le plus évident. Des assistants personnels virtuels, comme le Siri d'Apple, retrouvent sur-le-champ des numéros de téléphone et des itinéraires que nous avions autrefois à mémoriser ou à noter sur un bout de papier. Et le potentiel d'augmentation mémorielle d'applications comme Evernote, dont le slogan est «Souvenez-vous de tout», est encore plus conséquent.

D'où ce second test: que faisiez-vous au soir du 8 février 2010? Quels sont les noms et les mails de vos amis vivant aujourd'hui à New York? Quelle est la recette exacte de votre pâtisserie préférée?

Notre cerveau n'aime pas les détails abstraits

Nos cerveaux sont champions pour stocker et retrouver des informations qui nous sont viscéralement importantes, comme le sourire d'un être aimé ou l'odeur d'un aliment qui nous donne la nausée, explique Maureen Ritchey, post-doctorante à UC Davis et spécialisée en neuroscience de la mémoire. Mais ils n'aiment pas s’embarrasser de détails abstraits, comme le titre du livre que nous voulions lire, ou le truc qu'il fallait absolument acheter en rentrant du boulot.

Autrefois, nous adorions combler ces lacunes avec des carnets, des agendas ou des Rolodex. Mais ces technologies étaient très mal faites. «L'inventeur du carnet d'adresses ne connaissait visiblement rien du fonctionnement cognitif à l’œuvre quand nous nous souvenons d'une personne», déclare Phil Libin, PDG d'Evernote.

«Le cerveau ne se souvient pas des gens selon l'ordre alphabétique de leur patronyme.»

D'où sa solution, Evernote Hello, un application qui stocke les photos de vos contacts ainsi que le lieu et les circonstances de votre rencontre, parmi les autres informations d'usage. Si vous ne vous rappelez plus leur nom, vous pouvez demander à Evernote de vous passer toutes les photos des gens que vous avez croisés le mois dernier, lors de cette conférence à Indianapolis.

Avec d'autres applications Evernote, vous pouvez prendre des notes en texte, audio, vidéo, ou en pages web, pour les consulter ensuite par titre, date, lieu ou recherche d'expression, ce qui vous évite d'avoir à vous souvenir de leur dénomination, ou même de les classer en plusieurs catégories. Le widget Evernote Web Clipper compulse vos notes personnelles quand vous faites une recherche Google. Evernote Food cible les textes et les photos de recettes.

Votre mémoire est bien meilleure

Evernote n'est évidemment qu'un exemple parmi toutes les applications mobiles vous permettant d'accéder à des informations que vous ne pouvez pas dénicher avec une simple recherche Google. Soundhound ou Shazam «écoutent» quelques secondes d'une chanson et vous listent le nom du groupe, de l'album et toutes les paroles. Checkmark sait si vous passez à proximité d'une boîte à lettres et vous rappelle que vous avez du courrier à poster.

Alors, où étiez-vous il y a trois ans, ce soir de février? Si vous utilisez un programme de messagerie actuel, comme Gmail, vous pourrez sans doute vous en souvenir en faisant remonter tous vos mails datant de ce jour-là. Et cet été, quand vous serez à New York, chez qui pourrez-vous dormir ou passer prendre un verre? C'est tout l'intérêt du nouveau Graph Search, de Facebook. Vous voyez? Vous avez bien meilleure mémoire que ce que vous pensez. 

Mais les applications à surveiller sont sans doute trop nombreuses, même si elles ne sont qu'à portée de clic ou de glissement de doigt. Et telle ou telle information devient peut-être plus facile à retrouver, mais vous devez toujours vous rappeler de l'enregistrer, au départ. C'est justement le type de problèmes que les futures générations de logiciels mobiles souhaiteraient résoudre.  

L'idéal de Vannevar Bush

Avec le projet MyLifeBits, radical et précurseur, Microsoft visait un stockage de l'information fluide et exhaustif, inspiré par le memex, conceptualisé par Vannevar Bush en 1945. Pour Bush et son article ô combien prémonitoire de l'Atlantic Monthly, le memex était «un dispositif permettant à un individu de stocker mécaniquement tous ses livres, archives et communications, afin de pouvoir y accéder très rapidement et avec une flexibilité totale. Il s'agit d'un supplément personnel et augmenté de sa mémoire».

En 1996, dans son livre La route du futur, Bill Gates faisait sienne une version actualisée du memex. Après avoir lu Gates et Bush, Gordon Bell, chercheur chez Microsoft, tenta à la fin des années 1990 d'enregistrer, de scanner et d'indexer tout ce qu'il lisait, écrivait, voyait ou entendait. Et grâce à la SenseCam, une caméra numérique accrochée à son cou et se déclenchant automatiquement au cours de la journée, l'entreprise avait fini par devenir moins fastidieuse.

Aujourd'hui, Google élabore des technologies qui pourraient se rapprocher encore davantage de l'idéal de Bush. Ou, comme il l'écrivait dans son article de l'Atlantic Monthly:

«Le chasseur d'images du futur a sur son front une petite protubérance à peine plus grosse qu'une noix. (…). Il pourra facilement la déclencher à l'aide d'un cordon dissimulé dans sa manche. Une simple pression et la photo est prise. Sur des lunettes ordinaires, un cadre est finement tracé au sommet d'un des deux verres, hors du champ de vision habituel. Dès qu'un objet apparaît dans ce cadre, il est pris en photo. Quand le scientifique du futur déambulera dans son laboratoire ou sur le terrain, dès qu'il regardera quelque chose méritant d'être archivé, il lui suffira d'actionner le déclencheur, sans quasiment aucun bruit d'obturateur.»

Oui, on parle du Project Glass?

Quant au volet «récupération d'information» de l'équation, en décembre, Google s'est offert les services de Ray Kurzweil, gourou de l'intelligence artificielle (et techno-optimiste radical). Kurzweil chapeaute désormais une équipe d'ingénieurs travaillant, si on en croit les rumeurs, à des technologies d'assistance personnelle capables de détecter et de fournir les informations désirées avant même que vous les demandiez. Par exemple, si vous arrivez à proximité de votre arrêt de bus, les Google Glass vous diront que le trafic est perturbé, et que vous devriez plutôt prendre le métro si vous voulez arriver à l'heure au bureau.

Tout ça pour quoi?

Mais cela en vaut-il vraiment la peine? Rien n'est moins évident. Selon Ritchey, la neuroscientifique d'UC Davis, le cerveau humain a déjà l'habitude de fonctionner sur des conjectures et des arrières-pensées. Essayer de concevoir un ordinateur capable de les deviner pourrait générer un nombre important de fausses alarmes et d'alertes inutiles. 

Sans compter les inconvénients propres à de tels dispositifs, assez puissants et intelligents pour nous aider l'esprit de diverses manières.  

Comme avec l'Internet, on pourrait craindre que ces appareils, capables de nous rendre  superficiellement plus intelligents, nous abêtissent en fait en profondeur. Ainsi, pour Nicholas Carr, l'ère de l'information va inexorablement s'ouvrir sur une ère des troubles de l'attention –à force de tweets et d'hyperliens, notre cerveau s'habituera à une stimulation constante, et nous ne serons plus capables de lire un livre, et encore moins de supporter la contemplation profonde que nécessite toute sagesse réelle.

Il y a sans doute des éléments de vérité dans ce genre d'affirmations, même si des scanners cérébraux laissent plutôt entendre qu'une recherche Google stimule davantage le cerveau que la lecture d'un livre. Sans oublier qu'on peut retrouver la logique même du réquisitoire de Carr chez  Socrate, qui déplorait en son temps l'avènement de l'écriture. Quant aux techno-sceptiques du XVe siècle, c'est à l'imprimerie qu'ils s'en prenaient, à cause de son action prétendument délétère sur l'esprit. 

Pour Chalmers, ce type de raisonnement est lié à l'idée d'un esprit humain concomitant du cerveau. Il va sans dire que la littérature a probablement érodé notre capacité cérébrale à nous remémorer des poèmes épiques, vers après vers. Mais bien avant cela, poursuit Chalmers, le langage oral a sans doute lui aussi réorganisé nos cortex, au détriment d'autres aptitudes sensorielles primitives ou d’autres modes d'introspection. «Peut-être que le Nicholas Carr préhistorique disait “Hé, attention, le langage nous rend bête!”», conclut-il, goguenard.

Le risque d'être trahi

Si vous envisagez le cerveau comme la tour de contrôle de l'esprit étendu, il est évident que le langage nous a rendu, dans l'ensemble, beaucoup plus intelligents. Rien ne dit que l'Internet suivra cette trajectoire, mais pour vous montrer comment il offre, déjà, des antidotes aux poisons envisagés par Carr, sauvegardez cet article grâce à Instapaper, et vous pourrez le lire attentivement quand bon vous semble.

Mais il y sans doute plus ennuyeux. Pour qu'une technologie relève d'une amélioration cognitive authentique, l'un des critères est de pouvoir y accéder de manière rapide et fiable (à l'instar des services Internet mobiles). Mais la confiance en est un autre. Plus Facebook, Google, Instagram et Evernote se feront indispensables, plus les risques augmenteront en cas de trahison. Une trahison pouvant prendre la forme d'une panne générale: dans un monde où les Google Glass ou la voiture sans conducteur sont généralisées, imaginez le chaos si elles se mettent à buguer toutes en même temps...

Mais il peut aussi s'agir d'une violation des règles de confidentialité, un spectre qui rode d'ores et déjà sur les entreprises Internet qui en savent le plus sur nos vies personnelles. Rien que la semaine dernière, des hackers ont dérobé les mails, les noms d'utilisateur et les mots de passe encryptés de 50 millions d'usagers d'Evernote. Facebook n'a jamais encore souffert d'une intrusion aussi massive, mais le site rogne à dessein sur la confidentialité de ses membres, souvent au bénéfice de publicitaires.

Pour autant, une des promesses de ces technologies d'extension cognitive, c'est de libérer l'activité consciente de nos cerveaux, et de lui permettre de passer davantage de temps sur des tâches plus sophistiquées, au lieu de devoir sans arrêt déléguer les faits et les expériences à la mémoire. Comme l'avait dit un jour Einstein, qui ne se rappelait pas de la vitesse du son:

«Je ne garde pas ce genre d'information dans mon esprit, car on peut facilement la trouver dans des livres.»

A l'instar des calculatrices, qui ont permis aux étudiants en mathématiques de se concentrer davantage sur les théorèmes et les démonstrations, avoir la possibilité d'accéder partout et tout le temps à Wikipédia, et au Web en général, peut nous permettre de dévouer davantage d'espace cérébral à la pensée critique et aux connexions entre les idées. En d'autres termes, bien mieux que de nous transformer en Rain Man, l'Internet pourrait tous nous rapprocher d'Einstein.

Will Oremus

Traduit par Peggy Sastre

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