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Lobbyland à Bruxelles: suivez le guide!

Du rond-point Schuman à la place du Luxembourg, les lobbies ont colonisé le quartier européen de la capitale belge. Visite avec Martin Pigeon de Corporate Europe Observatory (CEO), un groupe de chercheurs qui militent pour mieux contrôler les pratiques des groupes d’influence.

La rue du Luxembourg, qui conduit au Parlement européen (Sandrine Warsztacki).
La rue du Luxembourg, qui conduit au Parlement européen (Sandrine Warsztacki).

Temps de lecture: 6 minutes

Depuis quelques semaines, une longue banderole couvre les treize étages du Berlaymont, siège de la Commission européenne. Majuscules à l’appui, elle célèbre «l’Année européenne des citoyens 2013». Même le plus myope des passants ne pourrait ignorer le slogan:

«L’enjeu, c’est l’Europe. Il s’agit de VOUS. Participez au débat.» 

Martin Pigeon nous a donné rendez-vous ici, sur le rond-point Robert Schuman. La visite guidée qu’il propose donne malheureusement une image plus nuancée de cette démocratie européenne parfois moins gouvernée par ses citoyens que par les groupes d’intérêts. D’après les estimations du Corporate Europe Observatory (CEO), son association, entre 15 et 30.000 personnes travaillent pour des lobbies à Bruxelles, dont 10% pour la société civile, 20% pour le secteur public et les deux tiers restants pour le privé.


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Financé par diverses fondations, l’observatoire, proche du mouvement altermondialiste, enquête depuis quinze ans sur les pratiques des lobbys de tous bords, de l’agrobusiness à la finance en passant par l’industrie alimentaire, pour en dénoncer les dérives. Régulièrement, ses chercheurs organisent des tours du quartier européen pour des fonctionnaires de passage dans la capitale, des étudiants, des manifestants ou de simples curieux. Clin d’œil à un guide touristique britannique célèbre, ils éditent également un Lobby Planet téléchargeable en ligne.

Un extrait du faux Lonely Planet édité par CEO

Place du pétrole et du tabac

Le rond-point Schuman est cerclé d’immeubles de bureaux que se partagent, pêle-mêle, fédérations d’entreprises, ambassades, bureaux d’avocats. La seule trace de leur présence se limite à quelques plaques discrètement apposées au pied des façades ou dans les vestibules: European Smoking Tobacco Association, Pernod Ricard, City of London, Shell…

Martin Pigeon s’arrête devant celle de British Petroleum (BP), au numéro 11. Un gardien nous jette un regard vaguement méfiant à travers la porte vitrée pendant que notre guide explique comment ce lobby riche et puissant a poussé l’Europe à instaurer un marché européen des droits à polluer en 2005. De l’or noir à l’or bleu, nous poursuivons vers le numéro 6, où Aquafed, une fédération dominée par Veolia et Suez selon CEO, mène son plaidoyer pour la libéralisation des services de l'eau.

Un crochet par l’avenue de Cortenbergh nous conduit ensuite aux bureaux de BusinessEurope. La fédération européenne des fédérations patronales fait face à la Direction générale Marché intérieur, un des services spécialisés de la Commission, placé sous l'autorité de Michel Barnier.

Derrière la façade minérale du 168, on trouve également l’European Services Forum. Le réseau se décrit comme «la voix de l’industrie européenne des services dans les négociations commerciales internationales» et entretient des relations étroites avec les collaborateurs de la DG Commerce, nous confie Martin Pigeon:

«Les gens de la DG Trade viennent chez eux, leur font des briefings sur l’état d’avancement des dossiers et leur filent même des brouillons des négociations commerciales. Mais quand nous demandons ces documents, on nous rétorque qu’ils sont confidentiels!

Le Corporate Europe Observatory a donc porté plainte contre la Commission auprès de la Cour de justice de l'Union européenne au Luxembourg pour discrimination à l’encontre des règles européennes sur la transparence. Nous attendons la décision.»

Lobby Academy

Nous nous dirigeons en direction du Parlement européen. Les Bruxellois l’ont surnommé le Caprice des Dieux, plus pour ses courbes rappelant la boîte de fromage éponyme que pour sa démesure. Depuis le traité de Lisbonne, cette institution a gagné du poids dans le processus législatif. Si Schuman garde la cote auprès des lobbyistes, le rond-point est en voie d’être détrôné par le square de Meeûs, idéalement situé à quelques enjambées du Parlement.

Nous passons rapidement devant l’European Training Institute, 57 rue Froissart, où, pour la bagatelle de 1.990 euros hors taxes, on peut assister à un séminaire de deux jours pour se perfectionner aux nouvelles techniques du lobbying  avec l’aide, vante le programme, «d’anciens officiels de l’Union européenne».

En chemin, Martin Pigeon décortique trucs et ficelles des lobbyistes. S’il n’était un militant convaincu, il pourrait presque donner cours dans un de ces centres de formation pour consultants en relation publique:

«Pour faire entendre son message, un lobbyiste doit le faire passer par un maximum de canaux différents. Si, en plus d’une entreprise, vous avez une fédération avec vous, ça pèse plus. Si vous parvenez à placer un expert, c’est encore mieux. Et si vous réussissez en prime à faire passer votre message par une pseudo ONG de la société civile, c’est le must!

En 2006, une journaliste du Guardian a révélé que la soi-disant alliance de malades Cancer United avait été mise en place par l’agence de relations publiques Weber Shandwick pour le compte du laboratoire Roche. C’est un exemple particulièrement écœurant, mais ce n’est pas le seul exemple.»

Les lobbyistes ont aussi d’autres tours dans leur sac, poursuit-il. Comme détourner l’initiative citoyenne européenne de sa vocation d’origine:

«L’initiative européenne citoyenne est une innovation du traité de Lisbonne pour impulser davantage de participation démocratique. Elle permet de suggérer à la Commission des sujets sur lesquels légiférer à condition d'avoir recueilli au moins un million de signatures de citoyens. Et voilà qu’aujourd'hui Fleishman-Hillard fait de la publicité pour proposer aux entreprises de monter leur campagne en utilisant l'ICE!»

Les Experts

La Place Jourdan se profile au bout de la rue Froissart. Un guide touristique en profiterait pour glisser que c’est chez Antoine que l’on mange les meilleures frites de Bruxelles. Notre guide du jour, lui, attire plutôt notre attention sur une foule de fumeurs amassée au pied d’un immeuble doré.

Le centre de conférence Albert-Borschette héberge les réunions des experts consultés par la Commission sur les législations en cours d’élaboration. C’est l’endroit stratégique pour placer un représentant d’intérêts. D’après CEO, sur le millier de groupes d’experts conseillant la Commission, au moins une centaine serait dominée par des lobbies industriels.

L’expertise est souvent invoquée pour justifier le rôle des lobbies. Leurs analyses permettent aux décideurs européens de prendre rapidement la température d’un sujet, de comprendre les enjeux et les forces en présence. La Commission a d’ailleurs créé et financé elle-même les premiers lobbies issus du monde patronal, syndical, des consommateurs ou des écologistes.

Le danger, juge Martin Pigeon, c’est quand cette information orientée tend à devenir la seule source des débats:

«On a parfois une vision de l’Europe comme une grande machine bureaucratique. Pourtant, il n’y a que 50.000 fonctionnaires européens. L’équivalent de la Mairie de Paris pour gérer tout un continent! À notre avis, c’est tout à fait insuffisant pour se doter d’une capacité d’expertise en interne.

Et la réforme administrative mise en place par Neil Kinnock, suite à la démission de la commission Santer, en 1999, n’a fait qu’empirer les choses. Pour éviter les risques de corruption, elle prévoit que les hauts fonctionnaires doivent changer de postes après un certain nombre d’année. Ça casse toute possibilité d’acquérir une expertise sur leurs matières.»

L’arbre des lobbyistes

Nous traversons le Parc Léopold et les vastes pelouses qui s’étendent au pied de la bibliothèque Solvay. Le prestigieux bâtiment Art nouveau est loué par deux think-thanks, Security and Defense Agenda et Friends of Europe. Ce dernier n’apprécie guère le passage du Lobby Tour devant sa porte:

«Il arrive qu’on ait des mots avec eux. De façon générale, les think-thanks n’aiment pas beaucoup être rangés dans la catégorie lobbies. Ils se présentent comme des centres de recherche indépendants, mais ont toujours l’art d’organiser des débats judicieusement avant un vote important et où, dans une même salle, on pourra rencontrer le rapporteur, les gens de la Commission qui ont rédigé l’avant-projet de directive et des représentants de multinationales.»

Le temps que Martin Pigeon termine ses explications, nous sommes arrivés au pied du Parlement, sur la Place du Luxembourg et ses cafés en vue. Le jeudi soir, l’alcool y coule à flot.

C’est ici que la petite communauté d’expatriés européens vient se détendre. À titre d’exemple, le Fabian O’Farell’s, pub irlandais aujourd’hui remplacé par un Exki, était décrit dans le Lobby Planet comme «un lieu très prisé par les europarlementaires britanniques de droite et les lobbyistes qui les courtisent». Un pantouflage qui agace chez CEO:

«À Bruxelles, il y a deux villes. La belge et l’européenne. Le quartier européen est homogène tant du point de vue de l’urbanisme que de sa sociologie. 85.000 personnes viennent y travailler tous les jours, pour la majorité, des expatriés. C’est un petit monde fait "d’entre-soi", où les frontières entre le secteur privé et public sont floues et poreuses.

Il suffit de voir la façon dont les carrières se construisent: un stagiaire de la Commission devient junior dans un lobby avant de passer les examens pour devenir fonctionnaire. Et beaucoup de fonctionnaires arrivés à l’âge de la retraite partent travailler dans des bureaux d’avocats, emmenant avec eux leur connaissance des processus décisionnels, de l’organigramme, leur réseau…

À mon sens, la meilleure façon d’obtenir quelque chose d’une personne, c’est bien de lui promettre un boulot. Il suffit de lui glisser une petite phrase à la pause déjeuner: "Dites, à la fin de votre mandat, vous ne viendriez pas travailler à l’agence?" C’est facile, ça ne laisse pas de traces, et il y a de fortes chances qu’après cela cette personne prenne davantage en considération vos demandes.»

Pour conclure sur une note symbolique, Martin Pigeon nous emmène rue Wiertz. À l’ombre de l’Assemblée, un arbre gringalet perd ses dernières feuilles au milieu d’un carrefour.

Une drôle d’espèce! Il a été planté en 2001 par Nicole Fontaine, alors présidente du Parlement européen, et la Society of European Affairs Professionals, une des trois associations professionnelles de lobbyistes.  Sur le socle en pierre bleu, on peut lire: «C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement.» A bon entendeur…

Sandrine Warsztacki

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