Culture

Ses meilleures années: retour sur la trilogie berlinoise de David Bowie

Sur le premier single et la pochette de son nouvel album, «The Next Day», l'artiste rend hommage à son séjour allemand de 1976-1979, lors duquel il a enregistré trois de ses meilleures disques. Une période charnière de sa carrière et de l'histoire de la musique.

Détail de la pochette de "Heroes".
Détail de la pochette de "Heroes".

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Sur Where are we now?, le premier single de son nouvel album The Next Day, David Bowie évoque ses années berlinoises, de 1976 à 1979, et des souvenirs fantasmés à travers l’héritage historique de la ville. «Twenty thousand people/Cross Bösebrücke/Fingers are crossed» fait ainsi allusion à la nuit du 9 novembre 1989, où le pont reliant les quartiers de Prenzlauer Berg à Wedding a vu la première brèche dans le mur.

De Potsdamer Platz à l’emblématique Kadewe, il se souvient aussi dans ce single de lieux emblématiques de la ville qui a donné naissance à trois de ses plus beaux albums, Low, "Heroes" et Lodger, la «trilogie berlinoise». L’album qui sort ces jours-ci rend d'ailleurs hommage dès sa pochette, adaptation de celle d’"Heroes" sur laquelle le designer Jonathan Barnbrook a appliqué un carré blanc, à cette période charnière de sa vie et de son histoire musicale.

«J’ai l’impression de devoir me mettre dans certaines situations pour produire la moindre bonne chanson. Ça me fait toujours la même chose, quand je vais dans un pays étranger, ou que je me mets dans une situation difficile, émotionnellement, mentalement, ou physiquement, ça résoud certains problèmes. A Berlin, je vis une vie spartiate, pour quelqu’un qui a mes besoins, et je me force à vivre en accord avec les restrictions que m’impose la ville», explique Bowie à Charles Shaar Murray du NME en 1977.

En 1976, Bowie a besoin d’une crise créatrice, seule apte à le sortir de la peau du squelette coké et absent qu’il est devenu. Il a passé son année 1975 à zoner en voiture avec Iggy Pop à la recherche de dope, toujours plus de dope, dans la cité des anges à qui on a coupé les ailes. Son album Young Americans (où l'on trouve son premier numéro 1 des charts américains, Fame), plus encore qu’Aladdin Sane, a fait de lui une star incontestable aux Etats-Unis, où il vit depuis 1974.

En moins de temps qu’il n’en a fallu à Ziggy Stardust pour devenir le Thin White Duke, Bowie en a pour 200 dollars de coke par jour et devient complètement paranoïaque: un jour, il appelle Angie, sa femme, pour lui dire qu’il est retenu en otage par deux sorcières qui veulent lui prendre son sperme afin concevoir l’Antéchrist. Son pote l’Iguane, lui, n’a pas trouvé d’autre solution pour s’en sortir que de se faire interner. Il faut partir, et vite.

Hitler et l'expressionnisme

On a raconté beaucoup de choses sur pourquoi Berlin. On prête à Bowie un salut nazi, cette année-là, à Victoria Station, et il a qualifié Hitler de «rock star»; mais peut-on croire le potentiel père de l’Antéchrist… Il racontera, plus tard, clean et clair, que Berlin, c’était l’expressionnisme, Max Rheinardt, Brecht, Metropolis et Caligari. Et surtout, dans la future capitale de l’Allemagne réunifiée, il n’était qu’un type parmi tant d’autres, que personne n’arrêtait dans la rue.

Enfin, l’Europe, et l’Allemagne en particulier, s’étaient développées musicalement dans des directions différentes, à la marge, et avaient fait surgir les sons froids de cette nouvelle curiosité, la musique électronique. «Mon attention s’est tournée vers Berlin à la sortie d’Autobahn de Kraftwerk en 1974», raconte Bowie à Uncut en 2001. «La prépondérance d’instruments électro m’a convaincu que c’était un lieu sur lequel je devais me pencher.»

On entend d’ailleurs déjà dans Station to Station, son chef-d'oeuvre de 1976, enregistré juste après le tournage de L’Homme qui venait d’ailleurs, l’influence kraut, et il dira lui-même que l’album (dont il ne se rappelle pas l’enregistrement…) était une «supplication pour son retour en Europe».

Mais sa curiosité avait aussi été attisée par une rencontre à Los Angeles avec Christopher Isherwood, auteur d’Adieu à Berlin (adapté au cinéma sous le nom de Cabaret), chroniques du déclin de la ville sous la république de Weimar au début des années 30. L’auteur britannique était installé à Schöneberg, quartier de Berlin-ouest, avant de se faire chasser par les nazis en 1933, et c’est là-bas que David Bowie et Iggy Pop iront poser leurs valises, au 155 de la Hauptstraße.

«Je sentais enfin une grande joie, et un sentiment de soulagement et de guérison. C’est une ville dans laquelle il est très facile de se perdre, mais aussi de se trouver», dit de son arrivée le nouvel immigré. En colocation avec le Stooge, il découvre et aime ce lieu plein d’Histoire, ancien quartier gay violemment réprimé par les nazis. Vit enfin une vie normale, prend le bus et va au musée (notamment le Brücke, pour voir ses expressionnistes préférés), au café Exil ou au SO36 à Kreuzberg. «Bowie était juste venu ici pour avoir la vie sociale qu’ont les gens normaux», expliquera Klaus Krüger, le batteur de Tangerine Dream, qui le côtoyait à l’époque.

«Le Mur créait une île magnifique»

Après avoir introduit Brian Eno, avec qui il veut travailler, à la musique de l’Allemagne de l’Ouest (Kraftwerk, Can, Neu! ou Tangerine Dream, donc), ils se mettent à travailler sur l'album Low à Berlin. Mais c’est au château d’Hérouville, dans le Val-d'Oise, que l’enregistrement a lieu sous l'égide de Tony Visconti, producteur de nombreux albums de Bowie, de Hunky Dory à The Next Day, et sans le premier choix de Bowie à la guitare, Michael Dinger de Neu!, qui a poliment refusé. Etant donné l’état de santé du Duke, ils passent un accord: cet enregistrement ne garantit absolument pas la sortie d’un album.

Bowie n’a pas encore quitté un état mental instable, et il est persuadé que les fantômes de Frédéric Chopin et George Sand rôdent. «Il y avait très certainement une énergie étrange dans cet endroit», se souviendra Tony Visconti. Le studio presque désert, mois d’août oblige, crée une ambiance décalée, entre l’intensité noire qui habite parfois Bowie et la légèreté de vacances de gosses que personne ne surveille.

Mais l’album reste très sombre, et son titre, Low, est la plus simple mise en mots de l’état d’esprit de Bowie. «Il y a beaucoup de souffrance dans cet album», raconte-t-il en 1991 à Details Magazine. «C’était ma première tentative de me débarasser de la cocaïne, et c’était très douloureux.»

Il rentre terminer l’album au Hansa Studio à Berlin, surnommé «Hansa by the Wall» pour sa proximité avec le Mur, dans lequel Iggy Pop enregistrera The Idiot et Lust for Life en 1977, puis Nick Cave The Firstborn Is Dead. «Le Mur était beau», se souviendra Iggy Pop. «Il créait une île magnifique, de la même manière que les volcans créent des îles en mer.»

Leur nouvelle «résidence» inspire à Bowie Weeping Wall, Art Decade ou Subterraneans, chanson sur les Allemands de l’Est arrêtés par la Stasi après avoir essayé de franchir le Mur. Et, évidemment, A New Career in a New Town, instrumental joliment optimiste qui résume son nouveau projet de carrière.

Trop fragile psychologiquement, il ne fait pas suivre la sortie de l’album, aux critiques mitigées, d'une tournée, mais accompagne au clavier celle de The Idiot, qui le ramène un temps avec Iggy Pop aux Etats-Unis. Mais ils reviennent vite à Berlin pour travailler sur Lust for Life puis "Heroes", l’album le plus ancré dans la ville.

Les «Stratégies obliques» d'Eno

Avec une pochette inspirée du Roquairol d’Erich Heckel (comme celle de The Idiot, d’ailleurs), "Heroes" retrouve une certaine dynamique, presque joyeuse, puissante, glam parfois. «You can’t say no to the beauty and the beast», dit-il dans la chanson qui ouvre l’album: il est les deux, il l’assume.

Bien que plus abordable musicalement que Low, "Heroes" signe un tournant dans son songwriting, bien plus abstrait et absurde. « Je crois que c’est bien plus psychotique [que Low]. A ce moment-là, je vivais à temps plein à Berlin et je me sentais très bien, très léger même. Mais je suis allé chercher ces paroles dans un recoin de mon inconscient», raconte-t-il en 1999.

Brian Eno prend une part beaucoup plus importante dans la création de "Heroes" que dans Low, et pas seulement dans l’écriture, qui se fait souvent à quatre mains.

L'ancien musicien de Roxy Music a inventé quelques années plus tôt un jeu de cartes intitulé «Stratégies obliques», qu’il utilise pendant l’enregistrement. Sur chacune des 113 cartes se trouve un aphorisme ayant pour but d’aider à la résolution d’un dilemme: Eno en cache partout dans le studio, et à chaque fois qu’ils se sentent coincés, Bowie et lui en lisent une, sans la révéler à l’autre, et essayent chacun de leur côté de faire avancer les choses.

«Sense of Doubt a été presque entièrement créée à partir des cartes», racontera Eno au NME à la sortie du disque:

«C’était comme un jeu. Il devait suivre sa carte le plus fidèlement possible, et moi aussi; il faisait un overdub et je faisais le suivant. Il s’est trouvé qu’elles étaient opposées, puisque la mienne disait: "Essaie de tout faire de la même manière" et la sienne "Insiste sur les différences".»

«Une tension terrible à travers la ville»

Cet album, dont les chansons ont toutes été enregistrées en une ou deux prises (pour la voix), permet à Bowie de retrouver un succès public et critique: il est élu album de l’année par le NME et le Melody Maker. En Allemagne, il bénéficie d’un traitement un peu particulier puisque le titre-phare éponyme, qui raconte l’histoire de deux amants qui se retrouvent chaque jour au pied du mur (et que Bowie voyait effectivement tous les jours de la fenêtre du studio), sort en partie enregistré en allemand, sous le titre "Heroes"/"Helden".

Bowie rend pleinement hommage à la ville qui l’a accueilli, comme il le racontera à Thomas Ruether, auteur d'un livre sur ses années Berlin, Helden:

«A cette époque, avec le Mur toujours là, il y avait une tension terrible à travers la ville. Ça vascillait entre l’absurde —les night-clubs de drag queens ou travestis par exemple—, et les idées marxistes très radicales. Pour la première fois, la tension était hors de moi plutôt qu’en moi.»

Berlin et ses nouvelles influences sont partout: l’instrumental Neuköln, du nom d’un quartier de la ville (étrangement écrit avec un seul L), V2-Schneider, du nom du missile V2 et de Florian Schneider, un des membres-fondateurs de Kraftwerk, ou "Heroes", qui, en plus de son histoire, est un discret hommage au titre Hero de Neu! La chanson, également bande-originale de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, sera chantée au pied du Mur par Bowie en 1987: un concert vu à l’Ouest, mais également écouté à l’Est, où des centaines d’Est-Berlinois se rassemblent. Bowie lance:

«Nous envoyons nos vœux à tous nos amis qui sont de l’autre côté du Mur.»

Lodger, vrai-faux album berlinois

Après "Heroes", il se sent mieux. Il se remet à la peinture, fait plusieurs voyages en Afrique et tourne Just a Gigolo. En janvier 1978, il rencontre Adrian Belew, guitariste de Frank Zappa, sur les conseils de Brian Eno, et lui propose de rejoindre son groupe de scène pour «Isolar II – 1978 World Tour», sa «première tournée depuis 5 ans où il ne s’anesthésiait pas lui-même avec de copieuses quantités de coke avant de rentrer sur scène», selon son biographe David Buckley.

Il profite d’une pause dans la tournée pour se mettre au travail sur le troisième album de la trilogie berlinoise, Lodger. L’enregistrement débute en Suisse, où il en profite pour mettre un terme définitif à sa relation avec Angie, sa femme.

Lodger, bien plus pop que les deux autres albums de la trilogie, est probablement le plus simple d’accès, notamment à cause de l’absence d’instrumentaux. Cet album est marqué par ses voyages en Afrique, qu’on retrouve dans African Night Flight, et un certain sens des responsabilités: DJ parle d’un homme qui a des millions d’oreilles et de danseurs fantoches, sans pour autant avoir quelque chose à dire.

C’est peut-être l’album le plus éloigné de l'Allemagne, tant dans le fond que dans la forme, puisqu’il est enregistré en Suisse puis à New-York. Mais Bowie vit toujours à Berlin, et il s’entoure des mêmes musiciens et producteurs: Carlos Alomar, Dennis Davis, et bien sûr Eno et Visconti.

«Project cancelled»

Musicalement, l’enregistrement fut plus compliqué que Low et "Heroes", et Bowie comme Visconti sortent un peu déçus du résultat. «J’aurais aimé qu’il ait un meilleur son», expliquera le producteur. «Nous avons utilisé de mauvais studios, mais le contenu de l’album est magnifique. Je continue à beaucoup l’écouter, bien qu’il sonne si mal à mes oreilles.»

Les deux hommes, de même qu'Eno, cherchent une ambiance de chaos pour se surprendre eux-mêmes de leurs trouvailles. «Avec Brian, on essayait de faire des "plaisanteries artistiques" aux musiciens, mais ça n’a rien donné vraiment. […] Et Tony a peu à peu perdu l’envie parce que tout ne venait pas aussi facilement que sur Low et "Heroes"», raconte Bowie en 2001.

Eno est toujours armé de ses cartes de Stratégies obliques (moins efficaces cette fois-ci), et on entend aussi l’influence des Talking Heads, dont il vient de produire la première de leurs trois collaborations, More Songs About Buildings and Food. Mais les difficultés rencontrées sur cet album les éloigneront de tout travail en commun jusqu’en 1995 et l’album 1. Outside.

Bowie rentre finalement à New-York en février 1980, pour travailler sur son prochain album, Scary Monsters. Fin d'une décennie, fin d'un exil. Fin d'une collaboration fructueuse mais de plus en plus complexe, début d'une période commercialement dorée mais musicalement moins fertile. «Project cancelled», prophétisait-il, un an plus tôt, sur la chanson Red Money.

Anastasia Lévy

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