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Le plus vieux porno du monde a au moins 3000 ans et il est loin d'être hétéro-normé

L'étude des pétroglyphes de Kangjiashimenji, bas-reliefs du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, est passionnante. Cette œuvre d'art fait partie des représentations copulatoires les plus primitives –et les plus crues– au monde.

Source: <a href="http://csen.org/Articles_Reivews/Kangjiashimenji%20/Kanj-Text/Kanj.html">The Kangjiashimenji Petroglyphs in the Tien Shan Mountains: A Fertility Ritual Tableau</a> par Jeannine Davis-Kimball
Source: The Kangjiashimenji Petroglyphs in the Tien Shan Mountains: A Fertility Ritual Tableau par Jeannine Davis-Kimball

Temps de lecture: 9 minutes

Les pudibonds ne devraient pas faire de l'archéologie. Avec la patine de l'antiquité, un phallus d'ivoire, une Vénus callipyge ou une vulve peinte sur la paroi d'une grotte peuvent devenir des trésors inestimables, comme autant de traces muettes d'un passé millénaire, mais projetez-les dans le monde contemporain, et vous y verrez des godemichés, Playboy ou Georgia O’Keefe. Pour autant, la plupart du temps, l'art érotique préhistorique est abstrait et désincarné. Pas d'images explicites, pas d'orgies d'anciens se mettant la tête à l'envers juste pour le plaisir, ou pour célébrer la fertilité.

Sauf dans un site archéologique, aussi mystérieux qu'ignoré. Dans la région reculée du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, les pétroglyphes de Kangjiashimenji sont des bas-reliefs, gravés sur un imposant affleurement de basalte rouge (sur ce site, vous pouvez voir des photos). Et cette œuvre d'art fait partie des représentations copulatoires les plus primitives –et les plus crues– au monde.

Les pétroglyphes ont été découverts à la fin des années 1980 par un archéologue chinois, Wang Binghua, et Jeannine Davis-Kimball, spécialiste des tribus eurasiennes nomades, a été la première occidentale à pouvoir les examiner. Elle a depuis cité les gravures dans de nombreux articles universitaires, mais elles demeurent mal connues. Sur Google, selon l'orthographe, vous n'obtiendrez que quelques résultats. Ces pétroglyphes méritent qu'on leur accorde davantage d'attention.

Des femmes, des hommes ithyphalliques et des hermaphrodites

A l'évidence, la centaine de personnages présents évoque un (voire plusieurs) rite de fertilité. Certaines effigies font plus de deux mètres cinquante, d'autres, quelques centimètres, mais toutes ont la même pose rituelle: les bras tendus et les coudes pliés. La main droite dirigée vers le haut et la gauche vers le bas, peut-être pour indiquer le ciel et la terre. 

Selon les rares spécialistes à avoir étudié les pétroglyphes, les personnages en forme de grand sablier symbolisent des femmes. Leurs poitrines sont triangulaires et stylisées, leurs hanches et leurs jambes bien galbées et leurs têtes ornées de coiffes coniques, avec de fines décorations. Les personnages masculins sont des triangles plus petits, avec des jambes filiformes et des têtes nues.

Dans le vocabulaire archéologique, ithyphallique signifie «pénis en érection» et quasiment tous les hommes en sont dotés. Un tiers des personnages sont visiblement hermaphrodites. Ils combinent des éléments masculins et féminins: ils sont ithyphalliques, mais portent des coiffures féminines, des décorations sur le torses, et parfois des masques. Il s'agit peut-être de chamans.  

Le tableau se divise en quatre scènes, très détaillées, qui se lisent de haut en bas [Cliquez sur les images pour les voir en plus grand].

Dans la première, à neuf mètres de hauteur, un groupe de neuf femmes et de deux hommes, plus petits, danse en cercle, et semble mettre en garde ses spectateurs. Il s'agit de la seule scène dénuée d'homme ithyphallique –même si, sur le côté, l'érection d'un personnage hermaphrodite est manifeste. Près du centre, deux étalons stylisés se livrent bataille, tête contre tête.

La scène 1 isolée

Dans la deuxième scène, on passe aux choses sérieuses. Un groupe d'hommes et de femmes dansent comme des fous autour d'un grand personnage hermaphrodite et ithyphallique, sur le point de pénétrer un personnage féminin plus petit, doté d'une vulve bien visible.

Sur sa cuirasse, on voit une tête de femme, portant la même coiffure conique que lui. Sur la gauche, un second personnage hermaphrodite, portant pour sa part un masque de singe, est sur le point de pénétrer un personnage féminin, plus petit et sans visage. Près d'eux, deux animaux au pelage rayé sont entourés d'arcs et de flèches tandis que, de l'autre côté, une femme géante et bicéphale semble jouer les maîtresses de cérémonie. Quelques têtes sans corps sont aussi dispersées ici et là, symbolisant peut-être des spectateurs.

La scène 2

La troisième scène est plus simple, mais beaucoup plus crue. Une tripotée de bébés sort d'une femme, qui se fait pénétrer simultanément par un homme et un hermaphrodite, pendant que trois autres hommes ithyphalliques attendent leur tour.

Un des personnages est doté d'un pénis plus grand que lui, qu'il pointe vers la seule femme de la scène. Elle se tient devant une estrade, où un personnage sans visage, recouvert visiblement de peaux de bêtes, est couché sur le ventre. Son corps ressemble à celui des femmes de ce tableau, et du précédent. C'est le seul personnage qui a les bras baissés, symbolisant sans doute un rite sacrificiel. On voit aussi un petit chien, près du centre.  

La scène 3

A première vue, la dernière scène est totalement dénuée de femmes, même si les corps flottant à l'extrémité droite en sont peut-être. On y voit surtout des hommes et des hermaphrodites prendre part à cette extravagante farandole. Deux personnages sont bras dessus bras dessous et un troisième, vers le bas, semble se masturber, tandis qu'une ribambelle de bébés jaillit de son érection. On se croirait à un enterrement de vie de garçon.

Ce à quoi s'ajoutent quatre scènes annexes, beaucoup plus rudimentaires. Elles montrent des chiens, ainsi que des torses d'hommes et de femmes surmontés de multiples têtes. Le dernier personnage a un très long pénis, mais le corps d'une femme et un chapeau conique. Pour moi, il s'agit de l'artiste, même s'il est impossible qu'un seul graveur ait eu le temps de s'atteler à une œuvre aussi imposante et complexe, le temps d'une vie préhistorique.

 

S'ils sont fascinants, en eux-mêmes, les pétroglyphes nous en apprennent aussi beaucoup sur les premiers habitants de cette région extrême-occidentale chinoise. Sur ces bas-reliefs, les personnages ont de longs nez, de fines bouches et des yeux en amandes de Caucasiens. Ils venaient de l'Ouest.

Et cette iconographie a beau être inédite en Asie centrale, elle rappelle d'autres images occidentales. Des personnes féminins triangulaires, avec les bras dessinés comme sur les pétroglyphes, on en trouve sur des céramiques typiques de la civilisation de Cucuteni-Trypillia, datant de l'Age de Cuivre, et dont le bassin de peuplement se situait dans l'actuelle Ukraine. Les chiens, en particulier, sont vraiment symbolisés de la même façon. 

Y a-t-il donc un lien entre les deux? Malgré plus de 2.500 kilomètres d'écart, et un nombre indéterminé d'années? La réponse dépend des auteurs que vous attribuez aux pétroglyphes. Pour les universitaires chinois, il s'agit de civilisations nomades, arrivées dans la région dès -1000, mais pour Davis-Kimball, l'hypothèse est peu probable, vu que les peuples nomades fabriquaient en général des œuvres portables, et pas des tableaux aussi gigantesques. Les auteurs de ces pétroglyphes devaient donc appartenir à des peuplades sédentaires, tant ces bas-reliefs semblent avoir été élaborés sur plusieurs siècles. Ce qui réduit, considérablement, le nombre de candidats. La seule époque de la préhistoire où l'on sait la région peuplée par des sédentaires, c'était l'Age de Bronze, soit le millénaire avant -1000.

Nous connaissons les visages de ces pionniers, ce sont ceux des momies du Tarim, des cadavres desséchés et parfaitement conservés –on peut encore voir leurs cils et les mouvements de leurs vêtements. Depuis les années 1980, des centaines de ces momies ont été exhumées des terres salées et désertiques du Xinjiang.

Les dépouilles les plus anciennes et les plus fascinantes ont été trouvées dans un tumulus de sable, fait de main d'homme, et mesurant six mètres de hauteur. Il se trouve à quelque 480 kilomètres au sud des pétroglyphes.

Des implications politiques

Il s'agit du complexe funéraire de Xiaohe ou SRC5 (pour Small River Cemetery N°5 –cimetière de la petite rivière n°5), un site découvert en 1934 et laissé ensuite à l'abandon. Nous sommes dans une zone désertique reculée et protégée par l'armée, un endroit où la Chine a mené des essais nucléaires. Redécouvert en 2000, le site a depuis été complètement excavé pour le protéger des pillards. Sous le sable, ce sont des sépultures sur cinq couches qui ont été exhumées, dont 30 momies extrêmement bien conservées, et datant pour certaines de -2000.

Politiquement parlant, ces découvertes se sont révélées très litigieuses: la majorité des momies du SRC5, datant de l'Age de Bronze, avaient de longs nez, des yeux en amandes et des cheveux châtain ou roux –rien de typiquement chinois. Et ces caractéristiques caucasiennes contredisaient visiblement la théorie officielle du gouvernement chinois, selon laquelle les Han pouvaient revendiquer le peuplement le plus ancien du Xinjiang, depuis le second siècle avant JC.

Aujourd'hui, la question du premier groupe ethnique à avoir colonisé la région est d'une extrême importance. D'un point de vue ethnique, la plupart des habitants du Xinjiang ne sont pas chinois mais ouïghours –ils appartiennent à cette nationalité turcophone et musulmane, de 9 millions d'individus, qui a donné son nom à la Région autonome ouïghoure du Xinjiang.

Physiquement, ils ressemblent à des Européens et leurs ancêtres se sont installés dans le Xinjiang au cours du neuvième siècle. Les nationalistes ouïghours veulent davantage de liberté religieuse et culturelle, et revendiquent une plus grande autonomie vis-à-vis de Pékin: ces antiques momies caucasiennes leur ont donc permis de renforcer leurs prétentions historiques sur la région.

A cause de ce conflit politique, les recherches ont été entravées pendant plusieurs années. Avant que des tests génétiques, en 2010, permettent de prouver que les momies les plus anciennes n'étaient ni han ni ouïghoures. Les deux camps ont abdiqué, et les scientifiques et les universitaires ont pu se remettre au travail, comme de juste. 

Pour son époque, le cimetière où les momies ont été découvertes est unique au monde. Le site était hérissé de près de 200 colonnes de peuplier, hautes pour certaines de plus de 3,5m, ce qui a dû requérir une quantité astronomique de bois. Ces piliers, peints en noir et rouge, avaient soit la forme de torpilles soit de pagaies sur-dimensionnées. Les corps étaient entreposés dans le sable, recouverts de cercueils en forme de bateau, et enveloppés dans des linceuls en cuir de bœuf.

Un cimetière sexuellement explicite

Pour Viktor Mair, professeur de langue et de littérature chinoises à l'université de Pennsylvanie, et l'un des spécialistes les plus renommés de ces momies, SRC5 faisait l'effet d'une «forêt de phallus et de vulves (...) drapés dans un symbolisme sexuel». Les torpilles, symboles phalliques, signalaient des tombes féminines, tandis que les «pagaies», sur les tombes masculines, représentaient des vulves. Plusieurs tombes féminines contenaient des figurines phalliques, et le tumulus étaient aussi truffé d'imposantes sculptures en bois, comme autant d'organes génitaux hyperboliques. «Une telle emphase, omniprésente et manifeste, sur la reproduction sexuelle est extrêmement rare dans le monde, pour un site funéraire», écrit Mair (PDF).  

L'ADN des cadavres masculins a révélé des origines occidentales, tandis que les féminins ont une ascendance à la fois orientale et occidentale. Pour Mair et d'autres spécialistes, les momies descendraient de cavaliers des steppes d'Europe orientale ayant migré vers l'Altaï, en Asie, vers -3500. Après 1.500 ans, certains de leurs descendants peuplant l'Altaï –des éleveurs de bovins, de chevaux, de chameaux et de chèvres– se seraient aventurés plus au sud, dans ce qui est aujourd'hui la région du Xinjiang.

Coincée entre les monts Tian, et le désert du Taklamakan, il s'agit d'une des contrées les plus hostiles au monde –si rude que la Route de la Soie cherchera plus tard à la contourner, en passant par le nord ou le sud. Mais des images satellites montrent les traces d'anciennes rivières, qui auraient permis à ces pionniers de survivre dans des oasis, vers -2000.

Mais leur existence a sans doute été extrêmement précaire, avec une mortalité infantile et juvénile très élevée. Ce qui explique peut-être l'attention exagérée portée au sexe et à la reproduction dans le cimetière, et le statut supérieur de certaines femmes. Le pilier le plus phallique de SRC5, entièrement peint en rouge, se tenait près de la tête d'une vieille femme, enterrée sous un cercueil écarlate. Quatre autres femmes, aux luxueuses sépultures, se démarquaient aussi du reste des momies. 

Coïncidence? Sûrement pas

Que le site funéraire le plus sexuellement explicite du monde se trouve à quelques centaines de kilomètres des pétroglyphes les plus sexuellement explicites du monde, cela ne peut relever d'une coïncidence.

Quand j'ai demandé à Mair si les pétroglyphes ont pu être conçus par le même peuple qui a enterré ses morts dans SRC5, il m'a répondu que l'hypothèse était plausible. De nouveaux migrants auraient pu graver ces scènes dans la roche, pour la postérité, afin de documenter leurs rituels les plus fondamentaux. 

Mais pour Mair, les caractéristiques physiques caucasiennes et une obsession culturelle pour le sexe ne sont pas les seuls éléments qui relient les sites, datant tous deux de l'Age de Bronze.

Quasiment toutes les momies de SRC5 –comme d'autres momies de la même époque, à travers le monde– ont été enterrées coiffées de chapeaux de feutre coniques, décorés de plumes. Si elles sont stylisées sur les pétroglyphes, les coiffes des personnages féminins sont aussi coniques et piquées de fines décorations qui pourraient être des plumes.

Ce qui a de quoi faire tourner la tête. Les pétroglyphes pourraient-ils représenter des rites de fertilité, apportés d'Europe par les ancêtres des migrants, vers -3500? Les personnages féminins les plus imposants des tableaux pourraient-ils correspondre aux femmes enterrées dans les tombes les plus luxueuses de SRC5? Les corps plus petits des femmes en pleine copulation symbolisent-ils des statuts sociaux moins élevés?

Et si les deux sites sont liés, pourquoi les hommes des pétroglyphes sont-ils tête nue, alors qu'ils sont tous coiffés d'un chapeau conique dans leurs tombes? Et qui pouvaient-être les chamans hermaphrodites? Ou encore, comme l'a laissé entendre un universitaire chinois, des pénis ont-ils été rajoutés plus tard sur des personnages féminins, pour symboliser le passage du matriarcat au patriarcat? Et cette iconographie est-elle réellement liée à la civilisation de Cucuteni-Trypillia, ou s'agit-il simplement d'une évolution culturelle parallèle?

Voici quelques-uns des mystères entourant les pétroglyphes de Kangjiashimenji. Espérons qu'avec l'atténuation des pressions politiques, le site soit désormais mieux étudié. Mais quelles que soient les réponses que les spécialistes parviendront, peut-être, à découvrir, ce qui surgit de ces tableaux, c'est la démonstration, ô combien spectaculaire, que le sexe est bien l'une des forces motrices primordiales de la création artistique.

Mary Mycio
Journaliste, a écrit Wormwood Forest: A Natural History of Chernobyl.

Traduit par Peggy Sastre

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