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A Singapour, une poussée anti-immigrés au nom de la démocratie

Généralement apathique dans ce pays dirigé par un parti unique et autoritaire, la population non étrangère de l'île, pourtant minoritaire, voit d'un mauvais œil les objectifs du gouvernement pour attirer les étrangers.

Dans la manifestation du 16 février 2013. REUTERS/Edgar Su
Dans la manifestation du 16 février 2013. REUTERS/Edgar Su

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«On veut se faire entendre, bien au-delà du parc Hong Lim! Cela pourrait bien être retenu dans l’histoire comme la plus grand manifestation depuis le jour de l’indépendance!» Richard Goh, Singapourien de 51 ans, conseiller pour demandeurs d’emploi dans le civil, est galvanisé par les applaudissements de la foule de ce 16 février. Alors qu’il a appelé à ce mouvement de protestation citoyenne sur Facebook, il était loin de se douter pouvoir rassembler plus de 3.000 personnes (1.000 selon la police).  Les manifestations ne sont autorisées qu’à ce seul endroit de la cité-état gérée d’une poigne de fer, et ce depuis treize ans seulement. Elles rassemblent généralement 200 personnes au maximum.

Mais si les Singapouriens, plutôt réputés pour être apathiques dès qu’il s’agit de politique, ont bravé la pluie et se sont échappés de leurs obligations familiales dues au Nouvel An chinois, c’est bien parce que le mécontentement est général. Ils protestent contre le plan gouvernemental d’immigration massive d’ici 15 ans, voté début février au Parlement. Pour assurer une croissance raisonnable, le gouvernement pense que la population devrait passer de 5,3 millions à au moins 6,9 millions d’habitants en 2030. Or Singapour affichant le deuxième taux de fécondité le plus bas au monde (1,2 enfant par femme), cela signifie forcément attirer plus d’étrangers. La levée de boucliers a été immédiate.

Cette manifestation pourrait bien devenir le plus grand challenge pour le pouvoir en place depuis bientôt 50 ans, déjà amoché par les dernières élections.

«Loin de la qualité de vie suisse promise»

«Avec 6,9 millions d’habitants, on sera loin de la qualité de vie suisse que vous nous aviez promise», affirme une affiche près de la scène. Les opposants au «White Paper», le dit plan, expliquent que la densité de l’île dépasse déjà celle de Hong Kong, sa rivale, que depuis dix ans, les salaires stagnent alors que les prix du logement ont doublé et le coût de la vie ne cesse d’augmenter – sans compter le métro qui est bondé. Si Singapour est l’un des pays d’Asie les plus riches et qui compte la plus grande concentration de millionnaires, c’est aussi l’un des plus chers: la voiture neuve la moins chère coûte 67.000 euros. Plus de pression, ce serait trop.

«Je suis inquiet pour mes enfants et mes petits-enfants, explique Spencer, 71 ans, qui a pourtant été longtemps fan du PAP, le parti au pouvoir depuis bientôt 50 ans. Il faut qu’on défende nos emplois : par exemple, les boîtes d’informatique elles pourraient embaucher des Singapouriens à 2.000 dollars (1.200 euros), mais elles préfèrent embaucher des Philippins à 800 dollars (480 euros)!» Sans compter, rajoute son copain Edward derrière lui, que les pays occidentaux sont durement frappés par la crise économique et que ça pourrait en inciter plus d’un à venir chercher du travail ici.

Le mot d’ordre est pourtant martelé: «Il ne s’agit pas d’une manifestation contre les étrangers, souligne Gilbert Goh. Mais contre les prévisions voulues par le gouvernement.» Or, pour cette place financière mondiale qui a construit sa réputation sur son efficacité, sa propreté mais aussi sur la qualité de son accueil, ces relents nationalistes de plus en plus visibles surprennent. Même le gouvernement n’hésite pas à jouer sur ce registre lorsqu’il cherche à rassurer les citoyens «de souche»: si les étrangers comptent pour 40% de la population recensée, le vice-Premier Ministre Teo Chee Hean leur a promis qu’ils restaient la priorité. «Nous défendons Singapour et les Singapouriens, car nous sommes les partie prenantes de notre pays – et nos familles, nos foyers et nos futurs sont ici. Aucun étranger ne peut ressentir la même chose. Nous défendrons ceux sur notre sol en cas de conflit, mais nous ne défendrons pas leurs familles ou leurs futurs. Et ça ne changera jamais.»

Les opposants au White Paper réclament plus d’efforts pour encourager la natalité. «Quatre baby bonus ont été mis en place en vingt-cinq ans, et aucun n’a fonctionné, note Tan Kin Lian. Il faudrait peut être considérer une allocation mensuelle pour tous les enfants de moins de 12 ans – dans la limite de trois enfants par famille.»

La fin du règne de la peur

«Nous ne pouvons pas être assimilés à de vulgaires chiffres, nous sommes des êtres humains», a déclaré au début de la manifestation Jeannette Chong, membre du National Solidarity Party, venue en «mère de famille». La chef du Workers Party au Parlement, Sylvia Lim, avait même été plus loin: «Nous pensons que le gouvernement, en accroissant sa population pour atteindre des objectifs de croissance économique, s’est trompé dans l’ordre des priorités», a-t-elle déclamé au perchoir.

Ce qui étonne au parc Hong Lim, c’est que dans cette foule intergénérationnelle, on retrouve beaucoup de retraités, souvent les plus prompts à évoquer «la démocratie». Dans ce système de parti quasi unique, ces appels publics étaient jusqu’ici rarissimes. «Nous n’avons plus peur, déclame Mark, qui nous a abordé. Ce génocide intellectuel n’a que trop duré. Je pense que ce n’est que le début d’une série de manifestations.» Autour de lui, on s’accorde pour dire que si 3.000 personnes sont venues, la prochaine fois, il y en aura forcément plus.

Le gouvernement a tenté de rectifier le tir en insistant que le chiffre de 6,9 millions n’était pas un objectif mais un scénario qui lui permette d’anticiper le futur. «La discussion sur la population ne s’arrête pas aujourd’hui, et nous n’avons pas encore résolu tous les problèmes», écrivait le Premier ministre Lee Hsien Loong sur sa page Facebook après que le White Paper ait été voté au Parlement. La discussion va être longue.

Carrie Nooten (avec Diane Schlienger)

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