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La vie après Bernard Loiseau

Dix ans après le suicide de son chef, le Relais Bernard Loiseau à Saulieu est encore un haut lieu de la gastronomie.

Bernard Loiseau / REUTERS
Bernard Loiseau / REUTERS

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Le 24 février 2003, dans l’après-midi, Bernard Loiseau, 52 ans, Bourguignon venu de l’Auvergne, se tire un coup de fusil dans la tête sans laisser d’explications à sa femme Dominique et à ses trois enfants, Bérangère, Bastien et Blanche. La France est sous le choc, sidérée par la tragédie qui s’abat sur la famille. Comment l’expliquer? Quelles raisons ont poussé un des plus grands chefs de France, ancien commis des frères Troisgros à Roanne, titulaire de trois étoiles à la Côte d’Or de Saulieu depuis 1991, à se supprimer un soir d’hiver –en pleine gloire?

Multiples sont les tentatives d’explications dont la plus crédible réside dans son état de santé qui allait de mal en pis: Loiseau était alors dans un grave état dépressif. Il avait abandonné le Prozac et il passait par des hauts et des bas profonds: il lui arrivait de pleurer en cuisine, soutenu par ses cadres, et il avait confié à Hubert Couilloud, son bras droit, que «si ça continu(ait), je me ferai éclater la tête».

Dans la dépression qui l’avait rendu si fragile, il avait atteint, cet hiver 2003, le seuil fatidique, le pic de non retour: la mort pour ce maniaco-dépressif était la seule issue, une sorte de libération par le vide, funeste destinée pour le fils spirituel de Paul Bocuse.

Le «coup de Vatel»

Dans les jours qui ont suivi le drame, les clients les plus fidèles de Saulieu, à peine entrés dans la salle à manger aux poutres bourguignonnes, sont saisis d’effroi. Ils ont un mal de chien à réaliser que le maître des lieux, le recréateur de la Côte d’Or après l’époque fameuse d’Alexandre Dumaine, le génial inventeur des jambonnettes de grenouilles au persil et à la purée d’ail n’est plus de ce monde. Certains versent des larmes et n’ont plus d’appétit. Michel Juillot, producteur de Mercurey blanc et rouge, est envahi de sanglots à tel point que Serge Rousseau, le maître d’hôtel depuis vingt ans à Saulieu, doit l’acheminer dans le salon bar car d’autres clients sont contaminés par le chagrin.

Tous les présents veulent témoigner à Dominique Loiseau, la veuve éplorée, de leur affection. Certains la serrent dans leurs bras, lui baisent les mains, s’agenouillent devant elle, le symbole vivant de la ténacité et du don de soi. «Il nous a fait le coup de Vatel, suicidé lui aussi», clame Pierre Troisgros, effondré.

Car ce deuil foudroyant va avoir de terribles conséquences sur le destin de la belle auberge de la rue d’Argenteuil aux deux piscines et spa: la clientèle n’est plus là, le vaisseau bâti par Loiseau en vingt-cinq ans est en passe de couler –40% des clients ne viennent plus. Si Loiseau est mort, sa maison n’est plus ce qu’elle était: il manque le deus ex machina. Serait-elle en vente, d’après des bruits alentours?

Notable méprise. Dès le lendemain de la tragédie, Dominique Loiseau, jolie quadra au regard de madone, ancienne journaliste spécialisée en nutrition, a dit sur LCI qu’elle reprenait le flambeau, accompagnée, soutenue par l’équipe de soixante employés dont le chef des cuisines, Patrick Bertron, le fidèle des fidèles depuis vingt ans aux côtés de Bernard.

Quand Loiseau n’était pas en cuisine, c’est ce grand professionnel brun, sérieux et bien dans sa tête, qui assurait la composition et l’envoi des pats. Et puis, Blanche, 8 ans, la troisième fille des Loiseau, future pâtissière, n’a cessé de répéter autour d’elle que l’ancestrale Côte d’Or, rebaptisée en 2004 le Relais Bernard Loiseau, «c’est l’hôtel de papa».

La famille très soudée par les valeurs de la religion catholique a tout fait pour maintenir le bateau à flots.

On venait pour Bernard Loiseau

Et en juin 2003, à la veille de l’été, la clientèle retrouve peu à peu le chemin de Saulieu. Les deux couvertures de Paris Match au printemps 2003 avec la mère et les enfants à la une ont forgé une très utile promotion du relais bourguignon. Le public veut voir où ce sacré Bernard, un bateleur si populaire, si jubilatoire, si enjoué sur le petit écran, à RTL le dimanche matin, avait vécu sa trop courte existence: avec les Français du petit peuple et de la grande bourgeoisie, Loiseau avait tissé des liens indestructibles. Il aimait les clients et voulait les réjouir par la bonne chère.

«Quand on vient à la Côte d’Or, on vient pour voir Bernard Loiseau, disait-il. Et Bernard Loiseau est là.»

Ce monument de la restauration en Bourgogne, sur la Nationale 6, étape des vacanciers, où Philippe Pétain avait fait son dernier repas très frugal, légumes du potager, avant de gagner Sigmaringen en 1945, aura été son cadeau à la France, la sensationnelle réalisation de son rêve d’arpète à Roanne chez les frères Troisgros –ses icônes. Et le cadre élégant, très bucolique, touristique, où François Mitterrand lui a remis la Légion d’honneur fut l’une des fiertés de sa vie d’aubergiste, marchand de bonheur.

Alors pourquoi ce coup de fusil fatal dans sa chambre conjugale?

«Bernard était une blessure à cœur ouvert, écrit François Ceresa, son plus cher ami avec Guy Savoy. Il avait besoin qu’on l’aime, qu’on le lui dise. Avait-il manqué d’affection pendant son enfance? C’est le mystère Loiseau. Que souhaitait-il vraiment? Etre le meilleur, le plus grand cuisinier du monde, le chouchou des médias, le Bocuse du XXIe siècle, l’indéboulonnable star des fourneaux?»

Une cure de repos l’aurait-elle sauvé? Après, c’est toujours facile de forger des explications. «Bernard avait besoin d’être paterné, note Ceresa. Paul Bocuse et Jean Ducloux de Tournus s’acquittèrent de cette tâche. Mais ce qui a toujours terrorisé Bernard, c’était l’avenir. La grande incertitude.»

L’enfant de Chamalières était devenu grâce à son formidable talent aux fourneaux le Danton de la gastronomie, «du goût, toujours du goût». «Il avait la fulgurance de l’optimiste, il souriait tout le temps, mais au fond de lui, il sanglotait, souligne Ceresa. Il doutait, il n’a jamais cessé de douter, c’était le Descartes de la casserole.»

Et son biographe écrit: «Les médias l’ont tué», sans donner plus de précision.

Il est vrai que le Michelin en novembre 2002 l’avait mis en garde contre des dérives culinaires, des irrégularités, «un manque d’âme dans le caractère de la cuisine et un courrier des lecteurs mitigés en termes de qualité». Mais cela, ces reproches ciblés, ne justifiaient en rien la suppression de la troisième étoile, ce qui hantait le chef patron de jour et de nuit.

Dereck Brown, patron du guide de l’époque, l’avait bien stipulé, la troisième étoile n’était pas menacée. «Cette entrevue problématique au siège du Michelin France au début 2003 avait été déterminante pour Bernard, confie sa veuve. Il avait revu la carte des plats avec sa brigade, assaisonnements, cuisson, présentation, il avait tenu à redresser la barre.»

Pour Guy Savoy, chef trois étoiles rue Troyon à Paris (75017), cet avertissement du Michelin n’est en rien la cause de son suicide. Cela ne tient pas. Dans sa terrible disparition, il y a de multiples causes et d’abord «son état maniaco-dépressif» d’après les termes de Dominique Loiseau.

Atteint? Le Gault et Millau 2002 avait donné 20/20 à Marc Veyrat à Annecy et avait rétrogradé la Côte d’Or de deux points. Des journalistes l’avaient épinglé, annonçant à tort l’envol de la troisième étoile, un coup de pied de l’âne. La star de Saulieu était une proie facile à déglinguer.

«Je ne voulais pas que mon mari meure une seconde fois»

«Quel délice pour les fossoyeurs, pour les plumitifs au talent de gratte-papier de descendre de son piédestal le pistolero de la cuisine à l’eau. Oui, Loiseau était trop exposé, trop sensible, trop vulnérable: c’était un homard sans carapace, écrit François Ceresa, vingt-cinq ans d’amitié avec le maestro de Saulieu, l’as de la poularde au riz truffé (deux heures de préparation). Disons-le, on ne sait jamais pourquoi un être met fin à ses jours

Face à l’adversité, aux mauvais présages des vautours, la Côte d’Or cédée? A qui? Dominique Loiseau, aidée de ses trois enfants unis par le chagrin, assume le drame et prend les rênes de la maison chère à Robert de Niro et Philippe Labro aux côtés du chef en titre, le valeureux Patrick Bertron, l’alter ego de Loiseau, son double. Pas question de se laisser abattre, encore moins de mettre la clé sous la porte.

La Côte d’Or est devenue en 2004 le Relais Bernard Loiseau, juste hommage à son créateur, parti rejoindre Jean Troisgros et Alain Chapel. «Je ne voulais pas que mon mari meure une seconde fois», confesse-t-elle en écartant la funeste rumeur de cession de l’auberge bourguignonne, le patrimoine familial.

L’espoir fait vivre. Dominique va faire preuve d’une énergie, d’un acharnement époustouflants –c’est la mère courage de Saulieu. Epaulée par ses enfants, par le personnel – soixante employés– très attachés au legs de Bernard Loiseau, elle entend continuer à délivrer le message de Saulieu: le bonheur de bien vivre en Bourgogne. La présidente élue par le conseil d’administration conserve les plats phares de son mari: le sandre à l’échalote, l’aile de poularde au foie gras, la côte de veau de lait (la meilleure du monde disait Henri Gault), le lièvre à la royale, la rose des sables et sa glace au chocolat.

Inventif et fidèle au style de cuisine dépouillé de Loiseau, le chef Patrick Bertron va ajouter ses créations personnelles, une quarantaine en dix ans, de façon à renouveler, à moderniser le répertoire de Saulieu. Et le Michelin, jugeant favorablement les efforts de Dominique Loiseau, a maintenu la troisième étoile, singulier encouragement pour l’avenir: comme pour Bocuse, Troisgros, Guérard, Haeberlin. Saulieu est l’une des icônes du guide Michelin.

Avec le concours de Patrick Bertron, elle ouvre à Beaune, capitale des ducs de Bourgogne, Loiseau des Vignes, un restaurant de lignes contemporaines où l’on sert des préparations de la mémoire bourguignonne: les œufs en meurette, le jambon persillé, les quenelles de brochet, le bœuf bourguignon, le clafoutis aux fruits de saison, le tout arrosé par une centaine de crus servis au verre –respect du public à travers l’addition.

En plus des deux Tantes à Paris, Marguerite et Louise, elle développe des conseils aux hôtels de Suisse, commercialise des plats cuisinés pour de grandes surfaces et des vins de Bourgogne, sélections de la maison Loiseau. Le groupe coté en bourse, une des grandes satisfactions de Bernard, dégage chaque année des profits.

Elue vice-présidente de la chaîne des Relais & Châteaux devant le maître Michel Guérard, Dominique Loiseau tente d’offrir le meilleur du meilleur, métamorphosée par le souvenir de son mari arraché à la vie par un destin contrarié.

«De là-haut, il a l’œil sur nous et son âme plane dans les ombres de Saulieu et d’ailleurs. Je voudrais tant qu’il ne soit pas mort pour rien.»

Nicolas de Rabaudy

  • Le Relais Bernard Loiseau 2 rue d’Argentine 21210 Saulieu. Tél: 03 80 90 53 53. Menus à 70, 150, 175 et 215 euros. Carte de 120 à 235 euros. Plats souvenirs de Bernard Loiseau et créations de Patrick Bertron. Grand choix de vins de Bourgogne au verre. Fermé mardi et mercredi sauf jours fériés. Boutique gourmande.
  • Loiseau des Vignes 31 rue Maufoux 21200 Beaune. Tél.: 03 80 24 12 06. Menus à 20, 23 et 28 euros (au déjeuner), 59 et 75 euros. Carte de 50 à 120 euros. Œufs en meurette, quenelles de sandre sauce homardine, palais chocolat-cassis. Vins au verre de 5 à 45 euros. Fermé dimanche et lundi.
  • Restaurant Tante Louise 41 rue Boissy d’Anglas 75008 Paris. Tél.: 01 42 65 06 85. Menu à 38 euros au déjeuner, 38 et 61 euros au dîner. Des réminiscences de la Bourgogne ancestrale et des préparations parisiennes bien envoyées dans un cadre cossu. Fermé samedi et dimanche.
  • Restaurant Tante Marguerite 5 rue de Bourgogne 75007 Paris. Près du Palais Bourbon. Tél.: 01 45 51 79 42. Menus à 10, 23 et 28 euros (au déjeuner), 59, 75 et 95 euros. Carte de 55 à 75 euros. Forfaits vins découverte à 45 et 55 euros. Un restaurant de bonne tradition supervisé par Patrick Bertron, chef de Saulieu, des spécialités traditionnelles, jambon persillé, rognons, viandes de Charolles… Salon fumoir. Fermé samedi et dimanche.
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