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Israël: contraception contre immigration

Des Israéliennes d’origine éthiopienne affirment avoir été forcées à prendre un contraceptif de longue durée, il y a huit ans, afin de pouvoir immigrer en Israël. Y-a-t-il eu volonté d’une politique de contrôle des naissances sur la population juive éthiopienne?

Deux petits émigrants juifs d'Ethiopie à l'aéroport Ben Gourion de Tel Aviv en octobre 2012. REUTERS/Nir Elias
Deux petits émigrants juifs d'Ethiopie à l'aéroport Ben Gourion de Tel Aviv en octobre 2012. REUTERS/Nir Elias

Temps de lecture: 6 minutes

L'affaire a fait scandale en décembre dernier, après la diffusion à la télévision israélienne d’un documentaire choc dans l’émission d’éducation Vacuum. Dans ce film, 35 femmes éthiopiennes reviennent sur les conditions de leur alya (montée en Israël), il y a huit ans. Elles affirment avoir été forcées à prendre du depo provera, un contraceptif de longue durée, faute de quoi elles n’étaient pas autorisées à immigrer en Israël.

Selon leurs témoignages, les injections avaient lieu dans des camps de transit, en Ethiopie. Parmi les diverses organisations juives sur place, le Joint (American Jewish Joint Distribution Committee) les aurait incitées à prendre ce contraceptif. Certaines racontent qu’elles étaient «effrayées» et qu’on leur faisait croire qu’il s’agissait d’un vaccin.

«Il faut comprendre que ces femmes dans les camps de transit sont très vulnérables, raconte Gal Gabbay, l’auteur du documentaire. Elles veulent quitter l’Ethiopie et venir en Israël. Donc elles sont dans une position délicate. Et puis, elles viennent d’une culture d’obédience très forte. Avant de quitter leur pays, quelqu’un leur a dit que la vie serait difficile en Israël, qu’il ne faut pas faire beaucoup d’enfants, que la situation économique est mauvaise et qu’elles seront pauvres! Et après leur avoir dit ça, on leur a fortement recommandé de prendre cette injection! Imaginez la scène! Si vous étiez à leur place, vous diriez non? Vous seriez en position de dire non?»

Le depo provera est un contraceptif de longue durée, injecté tous les trois mois. Au départ destiné aux femmes souffrant de handicaps ou considérées comme inaptes à gérer elles-mêmes leurs moyens de contraception, l’usage du depo provera s’est peu à peu répandu auprès de populations vulnérables et pauvres, comme mesure de régulation des naissances.  Cette méthode est aujourd’hui populaire en Afrique méridionale et orientale. Mais l’usage de ce contraceptif reste controversé car il présente des effets indésirables, parmi lesquels la dépression ou encore l’ostéoporose. Dans le documentaire de Gal Gabbay, les victimes affirment ne pas avoir été mises au courant de ces risques.

Baisse du taux de fécondité de 50% depuis 2000

C’est à Bnei Brak dans la banlieue de Tel Aviv que les premiers soupçons émergent. Rachel Mongoli, responsable de l’association Wizo (Organisation internationale de Femmes Sionistes) s’occupe de la communauté éthiopienne de son quartier. Au total, les «Ethiopiens» sont près de 120.000 à vivre en Terre promise. Ils sont surnommés les «Falashas» qui signifie en langue amharique «exilé» ou «immigré». Plus d’un tiers d’entre eux sont des «Falashmura», dont les ancêtres ont été convertis de force au christianisme. L’immigration de ces derniers a soulevé de nombreuses objections. Les «Falashmuras» ont été accusés d’opportunisme, en cherchant à émigrer en Israël simplement pour accéder à une vie meilleure.

Un jour de 2008, Bnei Brak constate que sur les cinquante femmes qu’elle suit depuis trois ans, seule l’une d’entre elle a un enfant. « Au bout de 3 ans, je me suis rendue compte qu’il y avait un problème, explique Rachel Mongoli. Pourquoi ne vois-je pas de bébés ? Je reçois des jouets pour les enfants comme dons mais je n’en ai pas besoin, pourquoi? Alors, j’ai réfléchi et j’ai demandé aux Ethiopiennes s’il y avait un problème. C’est là qu’elles m’ont dit qu’ont leur avait fait des injections dans les camps en Ethiopie à Addis-Abeba et Gondar.»

Aidée de la journaliste Gal Gabbay, elle décide de mener l’enquête. Les deux femmes découvrent que seules 2% des Israéliennes utilise le Depo-Provera contre 57% des femmes d’origine éthiopienne. Un chiffre qui selon elles pourrait expliquer la baisse de 50% du taux de fécondité des Juives éthiopiennes d’Israël, depuis 2000. Il faudra cinq années d’enquête à Gal Gabbay pour faire parler les victimes et réaliser son documentaire. Aujourd’hui encore, peu de langues se délient et il est très difficile de savoir combien de femmes éthiopiennes ont reçu ces injections.

Le gouvernement était-il au courant?

Alerté par diverses associations israéliennes depuis plusieurs années, le ministre israélien de la Santé, Ben-Yezri, affirme en 2008 que l’usage du depo provera est très populaire en Ethiopie. D’après un rapport de l’organisation féministe israélienne Isha L’Isha, Ben-Yezri ajoute que c’est une «préférence culturelle», et que la plupart des Ethiopiennes choisissent de continuer ce moyen contraceptif, même en Israël. Or d’après les chiffres de l’Organisation mondiale de la Santé publiés en 2009, plus de 70% des Ethiopiennes préfèrent la pilule ou un contraceptif par voie orale.

Après la diffusion du documentaire de Gal Gabbay, le Joint (American Jewish Joint Distribution Committee)  ainsi que le gouvernement israélien ont nié toute politique de contrôle des naissances parmi les 120.000 Ethiopiens qui ont émigré en Israël depuis 1973. Ce n’est qu’en 1975 que l’Etat hébreu reconnaît la judaïté des juifs d’origine éthiopienne, leur permettant ainsi de bénéficier de la « loi du retour », qui permet à tout juif d’immigrer en Israël. L’Etat hébreu a organisé plusieurs grandes vagues d’immigration depuis l’Ethiopie.

La plus importante aura lieu en 1991, au cours de laquelle 14.400 juifs ont été secrètement amenés par voie aérienne en Terre promise en moins de 48 heures. Depuis 2000, ils sont près de 3000 à émigrer chaque année. Une émigration qui devrait se terminer en 2014. D’après l’organisme juif, cité par le quotidien israélien Haaretz, des ateliers de planning familial étaient fournis à ces nouveaux immigrants à qui on  apprenait à espacer les naissances d’enfants. Mais rien de contraignant.  

Six semaines plus tard, le professeur Roni Gamzu, directeur général du ministère israélien de la Santé, adresse une lettre à tous les gynécologues du pays. Il leur demande de ne pas renouveler les prescriptions du contraceptif aux femmes d’origine éthiopienne. Le gouvernement souligne alors que cette consigne «ne constitue pas une prise de position ni un constat des faits» au sujet de cette contraception forcée. «Ce ne sont que des histoires, assure Einav Shimron Greenbaum, porte-parole du ministère de la Santé. Le gouvernement israélien n’a jamais mené une telle politique de contrôle des naissances. Nous avons affaire à des rumeurs.»

Mais pour les organisations israéliennes de défense des droits de l’Homme, cette lettre prouve que le gouvernement était au courant de cette pratique. «Auparavant, lorsque l’on demandait au ministère pourquoi les femmes éthiopiennes recevaient ces contraceptifs, observe Dana Alexander, directrice du département légal de l’association des droits civils en Israël, le gouvernement répliquait que c’était faux et qu’il n’y avait aucune pratique comme celle-là. Alors, pour la première fois, ils viennent de reconnaître que ça existe et que c’est un problème. Mais ils refusent d’en endosser la responsabilité.»

Pour Hedva Eyal, auteur d’un rapport sur le depo provera en Israël, les faits parlent d’eux-mêmes:

«Il n’y pas eu de déclaration officielle “nous voulons réduire le nombre d’enfants éthiopiens” mais les chiffres sont très clairs. Le Depo-Provera a été donné principalement aux femmes éthiopiennes alors qu’il est très peu utilisé en Israël. Et nous savons que le Depo-Provera est un moyen qui permet un contrôle total de la fertilité. On a dit à ces femmes qu’il était préférable qu’elles n’aient pas d’enfants, à d’autres on a dit que c’était un vaccin et surtout on ne leur a proposé aucune autre alternative. Tout cela montre, qu’on voulait que ces femmes prennent ce contraceptif, c’est tout. Le “système” a lui même décidé de l’avenir de ces Ethiopiennes plutôt que de se préoccuper de ce qui était mieux pour elles.»

Racisme?

Quel était le but de ces injections? Il n’y a pas de réponses claires. Pour la journaliste Gal Gabbay, le racisme serait l’une des motivations:

«Le racisme est pernicieux. Ce n’est jamais officiel. Ce n’est pas une personne à proprement parlé qui a donné un ordre mais tout cela était très organisé, cela a pris des années : depuis 1994 jusqu’à aujourd’hui. Donc je ne peux pas dire qu’Israël ne voulait pas d’enfants noirs mais je peux dire que quelque chose de très mal est arrivé. S’il s’était agit de femmes européennes ou américaines, leur aurait-on donné cette injection aussi naturellement? Systématiquement? Cette histoire illustre clairement la politique de contrôle des naissances opérée en Afrique par les pays occidentaux. Le “monde libre” pense qu’il a le droit d’interférer, au nom de la lutte contre la pauvreté.»

L’immigration des juifs d’Ethiopie a depuis toujours représenté un défi pour l’Etat hébreu. Une grande majorité de la communauté éthiopienne vit dans des quartiers populaires, aux allures de ghetto. Les enfants fréquentent des écoles à part et les jeunes d’origine éthiopienne sont moins diplômés que le reste de la population, même si ces dix dernières années, l’écart s’est réduit. En 2010, 45% des Israéliennes d’origine éthiopienne n’avaient aucun diplôme contre 2% du reste de la population juive, selon les chiffres du Brookdale Institute.

En 2012, plusieurs incidents ont ravivé les tensions sur la question sensible de l'intégration de la communauté éthiopienne dans la société israélienne. Des habitants et des agents immobiliers de Kiryat Malachi dans le sud du pays ont notamment refusé de vendre ou de louer des appartements à des Éthiopiens. Des actes condamnés par le gouvernement israélien. Pour dénoncer ce racisme et ces discriminations dont ils sont victimes, plusieurs milliers de juifs d’Ethiopie sont descendus dans la rue pour réclamer une loi contre le racisme. Mais beaucoup avouent que ce sont surtout les mentalités qui doivent changer.

Dans l'afaire du Depo-Provera, plusieurs victimes ont annoncé vouloir porter plainte contre les autorités israéliennes. L’Etat hébreu vient de son côté d’ordonner une enquête.

Kristell Bernaud

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