Économie

Un revenu maximum pour une décence minimale

La gauche s'honorerait à mener le combat, aussi culturel que politique, en faveur du plafonnement des revenus à un certain seuil.

Euro and Magnify Glass. <a href="http://www.flickr.com/photos/59937401@N07/5857455533/in/photostream">Images_of_Money</a> via Flickr CC License by.
Euro and Magnify Glass. Images_of_Money via Flickr CC License by.

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«La guerre des classes existe, c'est un fait, mais c'est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter», osait déclarer, en 2005, le milliardaire américain Warren Buffett, troisième fortune mondiale.

L’astucieux milliardaire a parfaitement raison. Depuis quelques décennies, le rapport de forces politique, économique et idéologique s’est fortement modifié en faveur de la mince classe des ultrariches. Au sein d’une humanité qui est menacée de perdre jusqu’à son unité, les inégalités de conditions sont devenues sans commune mesure avec ce qu’elles étaient au Moyen-Âge...

En 2002, le rapport du Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud) indiquait que le revenu des 1% des habitants les plus riches équivalait à celui de 57% des plus pauvres. Plus impressionnant encore, les trois personnes les plus riches du monde possèdent une fortune supérieure au PIB des 58 pays les plus pauvres!

Et les écarts de rémunération se sont dramatiquement creusés dans la plupart des pays. L’économiste américain Paul Krugman souligne que les cent patrons les mieux rémunérés des Etats-Unis gagnaient 39 fois le salaire moyen en 1970. Trente ans plus tard, ce rapport a bondi à 1 pour 1.000...

La menace des riches

L’interminable crise rend ces inégalités moins supportables que jamais. «Nous sommes les 99%», ont crié les révoltés d'Occupy Wall Street ou les «indignés» de divers pays. Cet état de l’opinion n’avait pas échappé au candidat socialiste François Hollande. En sortant de son chapeau, de manière inopinée, la proposition de taxer à 75% la tranche de revenus supérieure à un million d’euros, il espérait répondre symboliquement à ce rejet des rémunérations démesurées.

Las, on connaît les mésaventures de cette initiative, pour l’heure bloquée par le Conseil constitutionnel et au devenir rien moins qu’assuré. Car l’oligarchie n’a pas manqué de pousser de hauts cris. Les habituelles menaces de délocalisation ont été agitées par les plus fortunés. Elles ont pu être abondamment mises en scène grâce à la révolte de quelques stars gavées d’argent mais peu disposées à en céder une notable part pour le bien public.

Gérard Depardieu s’en est allé en Belgique avant de devenir Russe de colère contre une France qui, décidément, n’en finit pas de sanctionner «le succès, la création, le talent». Johnny Hallyday justifiait son exil fiscal en Suisse, dès 2006, par la «sale mentalité» de ses anciens compatriotes:

«Je me suis toujours demandé pourquoi aux Etats-Unis, quand t'as une belle voiture, les mecs sourient et te disent formidable, et en France on te traite de voleur.»

Face à ces cris d’orfraie des ultra-privilégiés, la gauche socialiste s’est contentée de leçons de morale plus ou moins habiles —on se souvient du qualificatif de «minable» envoyé par Jean-Marc Ayrault à la face de Gérard Depardieu.

Elle serait mieux inspirée d’assumer clairement le choix d’un revenu maximum acceptable. Le candidat Hollande posait lui-même la bonne question au cours de sa campagne: «Est-ce qu’une société n’a pas le droit, et même le devoir, de fixer une limite à l’ampleur de l’éventail des rémunérations?» Hélas, il s’est bien gardé d’en tirer une conclusion logique, à l’exception de la limite de rémunération imposée aux patrons du secteur public.

Revenu maximum acceptable

La revendication d’un «revenu maximum acceptable» (RMA), selon l’expression lancée par le philosophe Patrick Viveret, est pourtant loin d’être sotte. Le société, en France du moins, considère qu’il y a lieu de fixer des revenus minima (RSA, SMIC). Pourquoi ces limites inférieures ne seraient-elles pas équilibrées par des limites supérieures?

Le philosophe Alain Caillé, animateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (Mauss), juge vital d’imposer des limites «aux forces de la démesure, de l’hubris, si nous voulons que notre monde reste humain et vivable». C’est bien avec la folie de l’illimitation d’un système économique et financier autoréférentiel qu’il convient de rompre.

Le journaliste Hervé Kempf ajoute, à bon droit, qu’une lutte efficace contre la crise écologique suppose une forte réduction des inégalités afin que les classes moyennes des pays riches acceptent l’inévitable changement dans leur mode de vie.

Dans le champ politique, le mot d’ordre de «revenu maximum» commence à se frayer un chemin. Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche s’en sont emparés en le traduisant de deux manières: un écart maximal de 1 à 20 des rémunérations au sein de chaque entreprise; une taxation à 100% des revenus au-delà de 20 fois le revenu médian, soit 360.000 euros annuels. EELV s’est prononcé, dès 2009, pour un revenu maximum égal à 30 fois le revenu minimum d’existence, mais n’en a pas fait un point central de son combat politique.

Pas si irréaliste que cela

On entend d’ici les objections. Personne n’osera prétendre, sur le fond, qu’une personne, aussi travailleuse et talentueuse soit-elle, mérite d’être rémunérée plusieurs milliers de fois une autre. Mais on trouvera vite des décideurs qui feront observer, dans un soupir, qu’il est impossible de fixer un revenu maximum dans notre univers mondialisé.

De fait, c’est l’argument de la concurrence qui sert de justification aux émoluments les plus délirants des grands patrons. Chacun a tôt fait de se comparer à ses homologues d’autres pays en un benchmarking autorisant toutes les surenchères.

Il ne fait pas de doute que la bataille pour un revenu maximal vaut d’être menée au plan international. L’idée commence d’ailleurs à rencontrer un certain écho dans des pays européens comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas. Mais il en va de cette proposition comme de celle d’une taxation des transactions financières. Si elle doit être appliquée au plan international pour être pleinement efficace, il lui faut aussi et d’abord être portée par des Etats pionniers.

L’histoire peut ici venir au secours de ses partisans. Au cours de la dernière centaine d’années, rappelle l’économiste Thomas Piketty, les taux d’imposition maximaux des principaux pays occidentaux ont frôlé, à plusieurs époques, des niveaux que l’on considèrerait aujourd’hui comme affreusement confiscatoires.

Aux Etats-Unis, la tranche supérieure d’impôt, qui avait chuté jusqu’à 30% dans les années trente, a grimpé à 94% en 1942! Ce taux est resté supérieur à 90% jusqu’aux années soixante, sans que les chefs d’entreprises sombrent dans la démotivation, avant de décliner pour tomber à 40% dans les années quatre-vingt. L’Allemagne (90%) et le Royaume-Uni (98%) ont également connu des taux marginaux qui s’apparentent à la mise en place objective d’un revenu maximum.

Un combat culturel et politique

Tout dépend ainsi du rapport de forces social et idéologique. A cet égard, la perspective d’un revenu maximum est inséparable d’une critique radicale d’un mode de vie qui assimile abusivement l’argent et le bonheur. «Dans une société où le seul imaginaire est l’imaginaire de l’avoir, le RMA est perçu comme une restriction de la liberté», fait justement observer Patrick Viveret.

C’est sans doute pourquoi la proposition d’une taxation à 75% des revenus les plus élevés n’est pas soutenue aussi massivement par l’opinion qu’on aurait pu le croire. Selon une récente enquête Ifop, 53% des Français souhaitent que le gouvernement reprenne cette idée mais 47% qu’il l’abandonne «car un niveau d'imposition trop élevé pousse les personnes les plus fortunées et des entrepreneurs à quitter notre pays».

La bataille à mener porte d’abord sur l’échelle des valeurs d’une société qui devrait renouer avec la «morale commune», la common decency chère à George Orwell. Le philosophe Jean-Claude Michéa l’explique clairement:

«Quand on parle de revenus "indécents" ou, à l’inverse, de conditions de vie "décentes", chacun comprend bien, en général (sauf, peut-être, un dirigeant du Medef) qu’on ne se situe pas dans le cadre d’un discours puritain ou moralisateur.»

Une gauche digne de ce nom s’honorerait à engager un tel combat, qui est aussi culturel que politique.

Eric Dupin

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