Culture

Beyoncé ou le féminisme ironique

La superstar vient d’annoncer sa prochaine tournée mondiale, qui s’intitule «The Mrs Carter Show Tour», du nom de son mari, le chanteur Jay-Z. Idée rétrograde ou libérée?

Beyoncé dans sa vidéo annonçant sa nouvelle tournée (capture d'écran)
Beyoncé dans sa vidéo annonçant sa nouvelle tournée (capture d'écran)

Temps de lecture: 5 minutes

Diva des tabloïds, Miss Univers-née, icône pop et super femme d’affaires, Beyoncé Knowles était déjà, bien avant la première investiture du président Obama, un symbole de la réussite afro-américaine.

Dimanche soir, sa prestation de 14 minutes organisée pour la mi-temps du Super Bowl XLVII a frisé le culte de la personnalité: 258.000 tweets par minute et une panne d’électricité générale plus tard, le match opposant les Ravens de Baltimore aux 49ers de San Francisco était déjà rebaptisé «Beyoncé Bowl».

Avec tout l’art du timing parfait qui incombe aux managers insomniaques, la chanteuse a alors officiellement annoncé sa prochaine tournée internationale: The Mrs Carter Show World Tour.

Queen Bey et le «Mrs Carter Show»

Dans la vidéo d’annonce, elle apparaît en reine (référence au sobriquet donné par ses fans «Queen Bey») couverte de breloques et attifée d’une crinoline apparente –probable version royale du string rose de Britney– les ongles peints d’or et sur le poitrail un médaillon bling-bling contenant une photo de son mari, le chanteur et producteur Jay-Z (alias Shawn Carter à la ville).

Imaginez Madonna qui aurait fait un Mrs Ritchie Tour, Katy Perry qui aurait parcouru le monde avec son Mrs Brand Tour, ou Whitney Houston –paix à son âme– qui aurait décidé d’intituler sa tournée «Mrs Bobby Brown Show Tour». Qui veut voir ça? Et pour l’amour du ciel, les superstars divorcent, Beyoncé! Rappelle-toi, who run the world, déjà?

Que représente un tel titre

Tout le monde s’en tamponne le coquillard de connaître les motivations de l’ex-leader des Destiny’s Child: elle l’expliquera bien assez tôt en conférence de presse. Cadeau d’anniversaire de mariage, communication autour de sa vie de famille («mon plus beau métier, c’est maman»), dette envers son mari, allez savoir... qui ça intéresse de toute façon? C’est bien plus rigolo de comprendre ce que le titre de «Mrs Carter Show Tour» représente en réalité.

Car en tant que figure de la pop culture, Beyoncé se doit d’être analysée sous le prisme du féminisme. Si des thésards en Women Studies consacrent leurs travaux à Buffy contre les vampires et que des sites tels que Feminist Frequency  réussissent à lever des fonds pour permettre à leurs auteurs de traiter des personnages féminins dans les jeux vidéo, Queen Bey ne peut échapper à la règle.

Elle n’est pas une party-girl façon Rihanna, elle n’a pas de fluctuation de poids ou de procès d’anciens assistants à la Lady GaGa, elle n’a jamais participé à aucune télé-réalité... Par son comportement irréprochable, elle passe à travers les filets de l’opprobre et de la Grande Morale Patriarcale. Mais une partie du public et des médias, presque lassés devant tant de perfection, auraient trouvé la faille: son féminisme.

Beyoncé est une athlète de la pop. Elle écrit Independent Women, chante en tenue d’amazone, conclut des contrats à 50 millions de dollars, réalise un documentaire –sur elle-même évidemment– qui sera diffusé sur HBO le 16 février prochain, et pourrait briser quelques nuques rien qu’avec ses cuisses. Dans l’inconscient collectif, Beyoncé s’inscrirait plutôt dans la mouvance 90’s «Girl power!», en opposition aux années 2000 où la princesse blonde platine avait la plus grosse part du gâteau[1].

Mais loin du féminisme old-school des années 1970 et du mouvement Riot Grrrl vingt ans plus tard, Beyoncé semble prôner un féminisme d’apparence.

Féminisme sexy?

Et c’est là que les choses commencent à poser problème.

Car si les paroles de Single Ladies (Put A Ring On It) ont pu semer le doute à une époque, le «Mrs Carter Show Tour» (son cinquième album studio risquant également de s’intituler «Mrs Carter») ne serait que la confirmation que Beyoncé est aussi féministe qu’une branche de céleri. En janvier dernier, la couverture (et les 7 photos du dossier) du magazine GQ avait déjà entraîné quelques froncements de sourcils.

Hadley Freeman, journaliste pour le Guardian, avait été particulièrement déçue de voir Beyoncé en slip, posant qui plus est devant l’objectif du libidineux Terry Richardson. Etait-ce donc ça le féminisme aujourd’hui? Un féminisme de poseur, un label aussi vendeur que le bio? Pourquoi clamer «Who run the world? Girls!», si c’est pour parader le ventre à l’air ensuite?

Le fameux Run The World (Girls) n’est pas l’hymne le plus élaboré en matière de revendication féministe, il est vrai. Mais à l’instar de ses vieilles consoeurs de la pop, de Madonna à Cindy Lauper, Beyoncé s’habille sexy parce qu’elle a compris que le pouvoir passait aussi par les attributs féminins. «Nous ne devrions pas avoir à nous excuser de nous complaire dans la beauté», disait Camille Paglia. Et qui est libre dès lors que l’on interdit, par principe, de montrer son corps et de s’amuser avec?

Tradi, Beyoncé?

Les féministes qui jugent les autres femmes pour leur féminisme approximatif, ou sur ce qui font d’elles de bonnes ou mauvaises féministes, n’ont clairement pas pigé que le principe même du bousin est précisément de faire comme bon nous semble. Et qu’importe si nous sommes parfois contradictoires dans notre ligne de conduite: c’est la contradiction qui nous fait aussi progresser.

En écoutant le refrain de Single Ladies (Put A Ring On It) chorégraphie à l’appui («Si tu l’aimes, mets-lui une bague au doigt») et en observant la vidéo teaser de sa tournée mondiale à venir, nous pourrions taxer Beyoncé, au pire, de traditionalisme et, au mieux, de féminisme à la Shakespeare (chez qui les femmes pouvaient avoir une certaine force de caractère mais restaient au fond soumises à leur mari).

Mais ni l’un ni l’autre ne serait justifié.

Le féminisme ironique

Beyoncé Knowles et Shawn Carter se sont épousés après des années de vie commune, en 2008. Quelques temps plus tard, Perez Hilton révélait que tous deux avaient pris le nom de l’autre en devenant chacun, à l’état civil, «Knowles-Carter». Beyoncé n’est pas «une femme de», elle n’a pas connu le succès grâce à son mari, et d’ailleurs il reste son premier supporter. Alors quoi?

Beyoncé pratique le féminisme ironique. La voilà qui parade en reine sous le titre de Mrs Carter, sûre d’elle, le menton défiant: elle n’a pas besoin de se définir par rapport à son mari, elle a envie de le faire. Ce n'est pas «cool», mais un moyen d'affirmer qu'être féministe ne suppose pas être dans la haine de l'homme («man hater») –une idée reçue et rétrograde que semblent avoir nombre d'autres chanteuses pop

Que ce soit par amour («je n’appartiens qu’à un seul») ou par mégalomanie schizophrénique («je suis Sasha Fierce, je suis Mrs Carter, je suis MULTIPLE»), Beyoncé rappelle ces grandes reines de l’histoire –Catherine de Médicis, Marie Stuart– qui ont réussi à voler la vedette à leur conjoint monarque. Bien sûr, nous aurions tous aimé que Jay-Z lance son propre «Mr Knowles Show World Tour», mais qui dit que nous ne le verrons pas un jour?

Il ne fait pas de doute que, bien qu’elle ne se décrive pas comme telle, Beyoncé est féministe. Depuis sa tournée The Beyoncé Experience en 2007, elle tourne avec un groupe de 10 musiciennes, les Suga Mamas, pour «montrer l’exemple aux jeunes filles». Il suffit de lire ce qu’elle pense de l’égalité homme-femme dans l’interview de GQ.

«Vous savez, l'égalité est un mythe, et pour une raison quelconque, tout le monde accepte le fait que les femmes ne gagnent pas autant d'argent que les hommes. Je ne comprends pas ça. Pourquoi est-ce qu'on devrait passer au second plan? [...] Je pense réellement que les femmes devraient être indépendantes financièrement de leurs hommes. Et, soyons honnêtes, l'argent donne aux hommes le pouvoir de faire ce qu'ils veulent. Il leur donne le pouvoir de définir la valeur. Ils définissent ce qui est sexy. Et les hommes définissent ce qui est féminin. C'est ridicule.»

Ou encore de voir que Kathleen Hanna, activiste féministe, l’adoube précisément parce qu’elle ne se soucie pas de ce que les gens peuvent penser d’elle. C’est bien parce qu’elle l’est –d’une façon consciente ou non– qu’elle peut se permettre ce genre de choix, sans être prise automatiquement au premier degré.

La logique aurait voulu, pour cette tournée, que Beyoncé célèbre sa propre personne, du moins sa propre carrière. Mais il faut croire que Beyoncé aime par-dessus tout être là où on ne l’attend pas.

Elise Costa

[1] Voir en ce sens Girl Power de Marisa Meltzer, éd. Faber & Faber, p. 98-99. Retour à l'article.

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