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Qui sont les Kurdes syriens?

Depuis le début du soulèvement contre le régime syrien, difficile de comprendre la position des Kurdes, certains combattant contre les rebelles et d'autres penchant pour l'opposition réunie au sein du Conseil national syrien.

Une manifestation kurde anti-Bachar el-Assad à Kameshli, en juillet 2012.  REUTERS/Shaam News
Une manifestation kurde anti-Bachar el-Assad à Kameshli, en juillet 2012. REUTERS/Shaam News

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Alors que les combats opposent les Kurdes aux djihadistes du groupe Etat islamique à Kobané, nous republions un article d'Ariane Bonzon sur les Kurdes de Syrie paru en février 2013 qui permet d'éclairer la situation actuelle (de nombreux points ont évidemment évolué depuis). Elle s'intéressait notamment à la question: pourquoi n'y a-t-il pas plus antidjihadiste qu'un Kurde?

Depuis le début du soulèvement, les Kurdes de Syrie ont beaucoup louvoyé et hésité entre les promesses de Bachar el-Assad et celles du Conseil national syrien.  

Finalement, le Parti de l'union démocratique (PYD, la branche syrienne du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan) a profité de ce que Bachar el-Assad a retiré ses troupes pour instaurer une zone kurde au nord du pays, jouant ainsi la «division» voulue par le régime. 

Résultat: les combattants, majoritairement arabes, de l'Armée syrienne libre (ALS, bras armé du Conseil national syrien) affrontent les combattants kurdes du PYD, tandis que le reste des partis kurdes pencheraient plutôt pour l'opposition réunie au sein du Conseil national syrien. En revanche, contre les djihadistes venus se battre en Syrie, les Kurdes se retrouvent unis.

1.Est-il vrai que des dizaines de milliers de Kurdes syriens sont apatrides?

Au début des années 1960, le gouvernement syrien veut arabiser sa frontière avec la Turquie dans les régions kurdes, en particulier la zone de Djézireh, triangle peuplé de Kurdes (et de chrétiens) qui s’enfonce tel un bec de canard[1] entre la Turquie et l’Irak.

Objectif: sécuriser cette région qui a connu des mouvements autonomistes durant le Mandat français et garder ces terres agricoles fertiles et riches en pétrole.

En 1962, le régime baassiste prétexte un recensement au cours duquel un grand nombre de Kurdes ne pouvant prouver qu’ils y résidaient avant 1945 sont expropriés et se retrouvent sans identité, apatrides.

Ils seraient entre 300.000 et 800.000 (sur un total de un à deux millions, selon les estimations). Ces  Kurdes «étrangers en Syrie» ne peuvent circuler librement, accéder à des emplois publics, se marier ou pire pour certains à ne posséder aucun papier légal, donc sans accès à l'université et à l'aide alimentaire ou médicale.

2.Comment Hafez el-Assad s’est-il mis les Kurdes de son côté pendant trente ans 

Ayant les pleins pouvoirs à partir de 1971, Hafez el-Assad gèle l’arabisation forcenée des zones kurdes. Le nouveau président syrien, qui veut promouvoir son clan alaouite, ne peut se mettre à dos les autres minorités. En 1982, la révolte des Frères musulmans est écrasée dans la terreur, mais les Kurdes ne prennent pas parti. D’ailleurs les gardes du corps d’Hafez el-Assad sont souvent des chrétiens ou des Kurdes, peu susceptibles de l’assassiner ou de fomenter un coup d’Etat.

Le pays est alors prospère, l’école obligatoire, les contacts universitaires avec l’étranger nombreux, les Kurdes de Syrie n’ont aucun droit politique et culturel, mais ils vivent plutôt bien. Pour autant qu’ils ne soient pas politisés, car dans ce cas-là, ils connaissent le sort de tout opposant au régime: accusés de trahison, de séparatisme, de propagande au service d’une puissance étrangère, d’atteinte à la sûreté de l’Etat, etc.

3.Interdit en Turquie, le PKK agissait-il en toute liberté en Syrie?

A propos du PKK en Syrie, on a pu parler d’un «Etat dans l’Etat». C’est à partir du Liban et de la Syrie –où réside le numéro 1 du PKK, Abdullah Öcalan de juillet 1979 à novembre 1988– que les Kurdes syriens s’engagent et s’entraînent (parfois aux côtés des Palestiniens du FPLP et des Arméniens de l’Asala). Dès 1980-90, de nombreux Kurdes syriens vont se battre contre la Turquie dans le Kurdistan d’Irak. Arabophones, ils sont aussi très utiles à la branche politique du PKK dans ses contacts syro-libanais, et dans le reste du monde arabe.

La Syrie s’allie dès 1979 au PKK. Ils ont tous deux un adversaire commun: la Turquie avec laquelle la Syrie compte de nombreux contentieux (guerre de l’eau, Iskenderum). Et puis, membre de l’Otan, la Turquie est alignée sur l’ennemi numéro 1 de la Syrie, Israël.   

La proximité du PKK avec le régime alaouite est telle qu’il a collaboré avec les moukhabarat (agents de renseignement) pour contrer l’influence d’autres partis kurdes.

En novembre 1998, Damas expulse Abdullah Öcalan. A la clé, une réconciliation avec le voisin turc, la signature de protocoles et une réintégration dans le concert des Nations. Arrêté au Kenya le 15 février 1999, le leader du PKK est jugé et condamné à mort en Turquie le 29 juin 1999, peine commuée en perpétuité en 2002.

Le PKK syrien n’est alors plus «persona grata» en Syrie; Öcalan déclare un cessez-le-feu unilatéral, demande aux combattants kurdes de se rendre et lance sa politique de «paix et de fraternité» avec les Turcs. Le PKK arrête ses attaques contre la Turquie, et en Syrie, connaît un véritable effondrement politique.

4.Quand l'opposition kurde au régime a-t-elle commencé à se faire entendre?

Après l’arrestation d’Öcalan, c’est l’heure du bilan pour les Kurdes de Syrie. Ceux qui se sont battus dans la guerrilla du PKK contre la Turquie ont l’impression d’avoir été bernés et sacrifiés et les pro-Barzani ou pro-Talabani (Irak) sont déçus par la guerre fratricide de ces deux leaders kurdes.

«Nos problèmes à nous d’abord», disent les militants d’un petit parti kurde syrien, Yekitî (unité) fondé en 1992. Les revendications sont modestes: la régularisation des Kurdes apatrides, le droit à l’éducation en kurde, etc. Pas question de demander l’indépendance, de toucher aux frontières. 

C’est un mode d’intervention qui est original pour le Moyen-Orient: des actions civiques, des micro-manifestations, avec pancartes en anglais pour attirer l’audience internationale, et très vite l’utilisation d’Internet.

Le régime de Bachar el-Assad réprime ces militants. Les Kurdes syriens du PKK-PYD, eux, ne bougent pas une oreille.

En mars 2004, à Kameshli, un match de foot opposant l’équipe kurde locale à une équipe arabe dégénère. En toile de fond: l’émergence du Kurdistan d’Irak soutenu par les Américains. Une véritable psychose paranoïaque s’empare des Arabes syriens. Des milices armées tirent sur des Kurdes, faisant quelques morts. Les villes et quartiers kurdes de Syrie s’embrasent. Bachar el-Assad tente de temporiser, et reconnaît pour la première fois l’existence des Kurdes. Depuis 2004, chaque Newroz donne lieu à des émeutes et des manifestations violemment réprimées par les miliciens qui tabassent ou tirent dans la foule.

En mai 2005, le cheik soufi kurde Khaznawi est enlevé, torturé et assassiné. C’est une figure de premier plan pour les Kurdes, un patriote, prônant la non-violence et le dialogue inter-religieux. Une nouvelle génération kurde se fait entendre. Les arrestations, procès, emprisonnements et tortures de Kurdes se multiplient; à partir de 2009, les statistiques sont publiées sur le site Kurdwatch.

En octobre 2011, tous les partis kurdes syriens –hormis le PYD-PKK–  fondent le Conseil national Kurde syrien (CNKS), opposé à Bachar el-Assad. Et de nombreux jeunes Kurdes syriens très politisés et plutôt pacifiques descendent dans la rue par solidarité avec la jeunesse arabe, dénonçant «les partis kurdes de papa», trop timorés, et agitant autant les drapeaux syriens que kurdes. Pour ces jeunes, le printemps arabe est un printemps syrien.

5.Le PKK syrien (le PYD) est-il devenu un supplétif du régime de Bachar el-Assad?

Au début du soulèvement populaire, en mars 2011, Bachar el-Assad veut mettre les Kurdes de son côté. C’est pourquoi il publie un décret accordant des cartes d’identité à 6.000 des Kurdes apatrides

Ne voulant pas ouvrir un second front contre les Kurdes, le régime de Bachar el-Assad se désengage des régions kurdes et laisse faire. Les militants du PKK-PYD ne participent pas aux manifestations anti-Bachar des autres Kurdes. Pis: ils les empêchent voire même tabassent les manifestants.

D'abord attentiste, le PKK-PYD s'allie finalement au Baas. C'est le meilleur moyen, pense-t-il, de constituer une future zone «autonome kurde et démocratique» en Syrie (à l'image de ce qui s'est fait en Irak du nord).

Tolérés par les milices arabes, les membres du PKK-PYD sont les seuls à être armés. Ce sont parfois de très jeunes adolescents de 15-16 ans qui font la loi. Ils contrôlent les barrages, prélèvent des taxes sur les marchandises, réquisitionnent certains biens. De nombreux Kurdes syriens dénoncent leurs exactions (rackets, tortures, intimidation politique, tribunaux populaires de type maoïste).

A Erbil (Kurdistan d’Irak) en juillet 2012, Massoud Barzani réunit et réconcilie tous les partis kurdes syriens y compris le PKK–PYD. Selon l'accord, ce dernier consent à la cogestion des villes et de la population. Mais il refuse d’appliquer une des clauses qui prévoit une force armée unifiée avec les peshmergas kurdes syriens bloqués en Irak du nord qui veulent s’allier à l’Armée syrienne libre (ASL).

Au sein de l’ASL existe déjà un bataillon kurde du nom du plus illustre d’entre eux, Salahaddin. Les Kurdes qui le composent sont très anti-PYD syrien, qu'ils considèrent comme des «traîtres qui roulent pour Bachar el-Assad». Sur le terrain, à Alep comme à Ras Al-Aïn, les trêves se succèdent entre YPG (branche armée du PYD) et ALS, chacun voulant contrôler seul «son territoire». Mais des attaques de djihadistes indépendants contre les Kurdes compliquent la situation.

6.Pourquoi n'y a-t-il pas plus antidjihadiste qu'un Kurde?

Les Kurdes abhorrent les djihadistes qui les ont depuis toujours pris pour cible. Quant aux Frères musulmans (sunnites), ils considèrent les Kurdes comme de mauvais musulmans (en raison du soufisme kurde, des yézidis, de leurs femmes non voilées, non séparées, et puis les Kurdes refusent l’arabisation). En Irak du nord, les Kurdes n’ont pas laissé un djihadiste mettre le pied dans la région autonome kurde depuis l’attentat de février 2004 qui fit 105 morts. Et ils comptent bien faire de même en Syrie.

Décrié, parfois détesté par de nombreux Syriens kurdes, le PKK-PYD a un atout dans la mesure où il est en première ligne face aux djihadistes que la Turquie, dit-il, aurait laissé passer la frontière.

Durant l’un des combats de la ville de Ras Al-Aïn, il y a eu 5 morts du PYD et 30 djihadistes, ce qui tend à prouver que des membres aguerris de la guerilla du PKK sont là-bas aussi. Et puis, à la différence de ces djihadistes venus d’on ne sait où, les Kurdes syriens connaissent le terrain, ils sont chez eux. De facto, ils constituent l’un des meilleurs barrages contre les djihadistes.

7.A quoi ressemble la carte du Kurdistan de Syrie?

Le Kurdistan de Syrie est constitué de trois poches qui ne communiquent pas entre elles et que le régime de Bachar el-Assad a abandonnées au PKK-PYD depuis juillet 2012. D’abord toute la région d’Afrin au nord ouest d’Alep, puis de petits territoires qui débordent du Kurdistan de Turquie (sous la ville turque d’Urfa, la région de Ras-Al-Aïn, Amude, Hassaké); enfin le «bec de canard» de la Djézireh, avec la ville de Kameshli, une ville stratégique –pouvant être rattachée au Kurdistan d’Irak– que le régime de Bachar el-Assad tient toujours.

8.Les Kurdes de Syrie pourraient-ils être les grands perdants de l'après Assad?

Sans parler des représailles dont pourraient souffrir les Kurdes du PYD-PKK qui ont fait le jeu du régime, les Kurdes syriens redoutent que les arabes de la «nouvelle Syrie» oublient une fois de plus d'accéder à leurs revendications (comme c'est arrivé en Irak). 

Les partis kurdes syriens tentent donc l'impossible: s'entendre à la fois avec le Conseil national syrien (pour la reconnaissance de la nation kurde dans la future constitution) et avec le PYD (co-gestion des régions kurdes, force armée kurde unique) hostile au CNS.

Finalement, c'est le président du gouvernement régional du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, qui tente d'unir les Kurdes syriens et de les pousser –non sans heurts– à rejoindre le camp de l’opposition au régime. La tutelle du président de la première entité kurde autonome rassure quelque peu les Kurdes, comme une garantie pour obtenir un minimum de droits.

L’auteure remercie Sandrine Alexie, traductrice de littérature kurde, en poste à l’Institut kurde de Paris, pour l’aide qu’elle lui  apportée. Sandrine Alexie qui blogue le monde kurde a écrit également deux romans, dont La Rose de Djam.  

1 — Entre les deux guerres, lorsque la Syrie était sous mandat français, un jeune colonel nommé Charles de Gaulle rédige un mémoire sur la «question du bec de canard de Djézireh». Il aurait également consacré une brochure à «La question kurde» publiée en 1930 par l’Imprimerie du Bureau topographique du Levant. Retourner à l'article

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