Économie

La révolution fiscale et mondiale est française!

Nicolas Colin et Pierre Collin ont imaginé l'impôt de l'ère numérique. En taxant ce que les entreprises font de nos données personnelles, personne n'y échappe: ni Google, ni les entreprises classiques, françaises ou étrangères. Séduisant, sûrement. Mais c'est faisable?

A la National Gallery of Art de Washington, «Multiverse» de Leo Villareal est une installation de 41.000 diodes LED programmées par ordinateur.REUTERS/Kevin Lamarqu
A la National Gallery of Art de Washington, «Multiverse» de Leo Villareal est une installation de 41.000 diodes LED programmées par ordinateur.REUTERS/Kevin Lamarqu

Temps de lecture: 8 minutes

Lunettes vissées sur le nez, la trentaine entamée, voilà les deux Français qui veulent changer le monde. Ou du moins une de ses faces, et non des moindres: celle qui touche au nerf de la guerre, l’impôt.

Ceux que l’on désigne par «les deux Col(l)in», Nicolas (Colin) pour le numérique, Pierre (Collin) pour la fiscalité pure, le premier inspecteur des finances, le second conseiller d’État, veulent réussir là où tant d’autres se sont cassés les dents: taxer Google et tous ses petits copains issus de l’économie numérique. Mettre un terme à leur petit manège d'optimisation fiscale, art dans lequel ces entreprises plus que toutes autres sont passées maîtres, et qui aboutit à la fuite systématique de leurs bénéfices. Un objectif de plus en plus pressant en France comme ailleurs, chacun cherchant aujourd’hui le moyen de mettre la main sur le grisbi de l’économie connectée.

Pour y parvenir, les deux fiscalistes ont une solution radicale: réinventer l’impôt. Le remodeler. A l’échelle mondiale. Au travers d’un prisme tout aussi innovant: celui des données personnelles. Car c’est là, estiment les deux experts, que repose la valeur de cette nouvelle économie.

L'or des données

Google, Apple, Facebook... En utilisant ces services, les internautes du monde entier laissent tout un tas d’informations: qui ils sont, quels sites ils visitent, quelles vidéos ils regardent, et bien plus encore.

Ces traces, abandonnées aux géants du web, est l’huile qui fait tourner leur modèle d’affaire. Quand j’achète un livre sur Amazon, le service me propose d’autres livres sur ce thème; quand j’écris un mail sur Gmail, son contenu est analysé automatiquement pour affiner la publicité et quand j’installe une application sur mon iPhone, elle utilise les données de mon téléphone (contacts, photo, localisation...): la pratique est connue, disséquée et commentée depuis un bail dans l’écosystème numérique.

En invitant les Etats à aller gratter dans le résultat de ce «travail gratuit», comme le nomment les deux experts dans un long rapport [PDF] qu’ils viennent de remettre au gouvernement, ils prennent donc «un peu le numérique à son propre jeu», commente Nicolas Colin. Le «geek» du binôme, à en croire son acolyte homonyme qui explique de son côté être «tout juste inscrit sur Facebook», avant de poursuivre la démonstration:

«Les règles actuelles ont été bâties à une époque où on avait une économie à la fois très matérielle et très localisée.»

Tenter d’attraper Google dans ses filets revient donc à essayer de mettre des ronds dans des carrés. Autant tout repenser et tout de suite. Car «demain, dans 20, 30 ans, la part de l’économie numérique pourra représenter 30% ou 40% du PIB. Si on ne parvient pas aujourd’hui à taxer correctement ces boîtes-là, il sera peut-être un peu tard», conclut Pierre Collin.

Pour réussir dans leur quête du Graal fiscal, les deux stratèges proposent un plan de bataille en deux étapes.

La première est la plus ambitieuse puisqu’elle concerne tout le monde. Littéralement: ils veulent étendre leur réflexion à l’international. Processus long, mais pas insurmontable selon les auteurs. «Il ne faut pas inventer quelque chose de nouveau, on peut aussi le faire en modifiant les règles fiscales actuelles», commente Nicolas Colin. Un changement qui passe par une renégociation entre États, qui peut s’appuyer sur l’Union européenne mais aussi l’OCDE.

Dans la perspective du prochain G20, l’organisation a fait de cette question une priorité: la fenêtre de tir idéale pour que tous s’accordent sur la façon de ponctionner les sociétés à l’heure d’Internet.

Collecteur-payeur

Et en attendant que tout le monde s’y colle, les deux Col(l)in suggèrent à la France d’ouvrir la marche. De montrer l’exemple avec un impôt transitoire. Temporaire certes, mais non moins radicalement nouveau. Et qui fait déjà froncer plus d’un sourcil.

Sur le modèle du pollueur-payeur, ils proposent ainsi la mise en place d’une taxe nationale sur les données personnelles. Sauf qu’en lieu et place d’émission de gaz carbonique, l’Etat s’intéressera à la façon dont les entreprises collectent et emploient les informations de leurs utilisateurs.

«Il ne s’agit pas d’une taxe au kilo», prévient immédiatement Nicolas Colin. Mais d’une «taxe comportementale», complète son homologue. Non pas sur le volume de données personnelles collectées, mais sur la façon de les traiter. En clair, plus une boîte fait n’importe quoi avec nos données, plus salée sera la note. A l’inverse, son comportement peut aussi être jugé exemplaire: elle ne devra alors rien à l’Etat.

Reste à définir les bonnes pratiques. Pour les deux Col(l)in, elles tiennent en un mot: ouverture. Car si les firmes en savent aujourd’hui toujours plus sur nous, il est en revanche souvent difficile pour nous de connaître les informations que ces firmes détiennent. L’objectif est ici de lever cette opacité, en incitant les boîtes à fournir à chacun de ses clients un accès simple et rapide aux bases de données qui le concernent. «Smart Disclosure» aux Etats-Unis, «MiData» outre-Manche ou «Mes Infos» en France: de nombreux mouvements incitent déjà à instaurer le partage des données personnelles.

Les deux fiscalistes profitent donc de la vague, mais pas par pur philanthropisme: à les en croire, cette réappropriation pourrait aussi avoir des externalités positives pour l’économie française. Ils misent sur l’éclosion de nouveaux services qui proposeraient aux utilisateurs d’analyser et de croiser de façon originale leurs données personnelles.

De la même manière qu’il en existe déjà tout un tas qui réutilisent les bases de données de Facebook ou d’Apple. Installées depuis longtemps sur notre téléphone portable. Du gagnant-gagnant pour Pierre Collin:

«Dans tous les cas, c’est intéressant: soit l’État perçoit de l’impôt, soit de nouvelles activités émergent.»

Sauf que tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Beaucoup s’inquiètent déjà des éventuels effets de bord d’un tel mécanisme.

Taxe SNCF

Le premier concerne sa portée: potentiellement, cet impôt révolutionnaire peut affecter toutes les entreprises. Pas seulement les Yankees du Net, mais aussi les sociétés bien de chez nous: EDF qui suit notre consommation d’électricité, Pages Jaunes nos coordonnées, Orange nos communications... Toutes ces entreprises françaises et bien d’autres n’ont pas attendu l’économie numérique pour suivre leur clientèle à la trace. Et ce n'est qu'un début car, comme le disent les deux fiscalistes:

«Le logiciel dévore le monde.»

Ce qui pourrait être considéré à long terme comme une aubaine fiscale risque donc de devenir un véritable boulet politique à court terme. Pour ne pas froisser le fleuron de l’industrie française, il ne faudrait pas en effet que la taxe Google se transforme en taxe SNCF... De la même façon, il faut éviter que de jeunes pousses se retrouvent prises dans le dispositif.

Les deux Col(l)in rétorquent que des mécanismes peuvent être imaginés pour ne pas trop léser l’industrie française. Comme donner un coup de pouce aux start-ups innovantes, fixer un seuil d’utilisateurs ou ne comptabiliser que les entreprises qui font un «suivi régulier et systématique» des données. Par cette pirouette habile, le spectre fiscal pourrait ainsi se restreindre aux seuls géants américains. Mais c’est une option risquée: en raison de l’égalité devant l’impôt, il est inconstitutionnel de taxer les seules activités étrangères. Si le gouvernement choisit cette voie, il devra donc certainement sacrifier une poignée de groupes français. Au risque d’un coût politique sévère.

La Cnil, un allié?

A ce biais redouté, s’ajoute en plus la crainte d’un éparpillement incontrôlé et incontrôlable des données personnelles. Anticipant cette crainte, Pierre Collin et Nicolas Colin répètent leur attachement à la protection de l’identité numérique. Et en appellent même à un renforcement du rôle de leur gardienne officielle, la Cnil.

Cette dernière ne crie d’ailleurs pas au loup. Bien au contraire, elle estime qu’une telle réflexion est inévitable «au XXIe siècle». Son secrétaire général, Édouard Geffray, déclare même:

«Les données personnelles sont le carburant de l’économie numérique. A partir de là, qu’on envisage de fiscaliser leur exploitation est une hypothèse de travail naturelle.»

A l’en croire, la Cnil serait même prête à filer un coup de main afin de «s’assurer que le comportement vertueux des entreprises mentionné dans le rapport soit en phase avec la protection des données personnelles». Mais si elle saisit la balle au bond, la Cnil reste prudente: «Pour l’instant, tempère Édouard Geffray, il est un peu prématuré d’en parler.» Rien ne dit en effet que le gouvernement donnera suite à cette initiative franco-française. Trop disruptive, l’ambition de l’analyse qui a été saluée par une partie des observateurs du secteur numérique, pourrait bien être aussi le premier point faible de la fiscalité Colin et Collin.

Courage politique

Sans compter que pour l’appliquer, tout reste à faire. Or beaucoup, à commencer par les ministres eux-mêmes, espéraient la solution miracle qui permet en un claquement de doigt de soulager Google et consorts de quelques milliards d’euros. Et attendaient des chiffres solides pour savoir combien allait pouvoir rentrer dans les caisses.

Une réalité matérielle que les sénateurs de la Commission de finances ne se sont pas privés de rappeler aux deux auteurs du rapport, lors d’une récente audition. Mais ces derniers assument de ne pas fournir «une solution clé en main».

«C’est plus un point de départ que d’arrivée», tempère Pierre Collin. «Une réflexion qui est ouverte.» Au gouvernement désormais de s’en emparer. Et d’y investir ou pas la volonté politique nécessaire pour ébranler le socle de la fiscalité.

Pour le moment, aucun des ministres concernés ne semble néanmoins particulièrement disposé à se lancer dans ce Grand Œuvre. Et si la réception varie à l’intérieur même des cabinets entre bonne surprise et circonspection, le mot d’ordre officiel reste «la prudence et la mesure».

Le rapport n’a d’ailleurs pas fait l’objet d’une remise officielle, seul un communiqué commun en a salué la publication. S’il s’enthousiasme sur le volet international de la proposition Colin et Collin, affirmant que «le gouvernement entend agir résolument au sein du G20, de l’OCDE et de l’Union européenne», il se montre beaucoup plus frileux sur la mesure 100% française. Et précise d’emblée que la fiscalité des données sera examinée au même titre que d’autres propositions «déjà versées dans le débat public».

La force des grandes idées

«On regardera aussi la taxe au clic, la taxation de la bande passante ou les propositions du CNN», a insisté Fleur Pellerin, ministre de l’Economie numérique en charge du pilotage du dossier, lors de l’installation du nouveau Conseil national du numérique. Des taxes alternatives jugées imparfaites par le rapport des deux Col(l)in: la première risquant de se retourner contre les entreprises françaises, la seconde étant soit contraire aux principes constitutionnels, soit intrusive (utilisation de DPI).

Taxer l'économie actuelle n'est pas un calvaire pour rien: les retombées d'une solution inadéquate peuvent être pires que la situation actuelle. Le gouvernement doit donc se méfier des mesures contreproductives. Particulièrement en ce moment, où chaque industrie en perdition réclame sa part du gâteau qui porte le nom de Google. La presse, qui espére sa nouvelle perfusion depuis des mois, la musique, qui ouvre aussi le bec depuis peu, ou les fournisseurs d'accès à Internet, pour qui Google est l'omega qu'il faut, à ce titre, abattre –et dépouiller au préalable.

Des revendications sectorielles qui selon certains observateurs polluent le débat sur une fiscalité numérique et risquent fort de l'affaiblir. Il ne faudrait pas que Google et ses amis se sentent quittes s'ils accèdent à ces demandes dont l'apport serait finalement ridicule face à celui d'un socle fiscal redessiné. Et à en croire ses toutes dernières déclarations, Fleur Pellerin semble en avoir pris la mesure:

«Demander de l'argent pour soutenir des filières qui doivent se reconstruire ne produit que des cautères. De même, chercher des solutions à court terme [...] s'attaque aux symptômes et non aux causes. [...] Google devrait commencer par payer l'impôt sur les sociétés.»

Le gouvernement partage-t-il cet avis? Là encore, on nous rétorque que l'heure n'est pas à ce genre d'arbitrages: l'idée doit encore être digérée, discutée et négociée avec les premiers concernés. Le Conseil national du numérique a ainsi été chargé de rendre un avis sur la question.

Les idées des deux Col(l)in pourraient d'ailleurs y trouver des soutiens tels que Daniel Kaplan, qui milite pour le partage des données personnelles. Chargé de mener la politique d’open data du gouvernement, Henri Verdier, dont le livre coécrit avec Nicolas Colin (L’Âge de la Multitude, paru en mai 2012) annonçait déjà les pistes du rapport, devrait également être un allié de choix.

Mais peu importe. Le rapport sur la fiscalité du numérique et ses propositions n’appartiennent déjà plus vraiment à ses auteurs. Ils le savent: ils ne sont pas politiciens, ils se sont contentés d’ouvrir des portes. D’essaimer une réflexion.

Bientôt traduit en anglais, le rapport aurait d'ailleurs déjà séduit quelques curieux du côté des institutions européennes et de l’OCDE. Idéalistes les fiscalistes? «Si une idée rencontre un écho et met les spécialistes d’accord, alors il y a un côté inévitable, glisse Nicolas Colin. C’est la force des grands idées.»

Andréa Fradin

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