Économie

Airbus contre Boeing: défaite interdite

Avec un marché évalué à quelque 5.500 appareils sur 20 ans, l'enjeu économique est tel que les deux constructeurs ne sauraient être abandonnés par leurs Etats respectifs.

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Au Salon du Bourget qui célèbre cette année son centenaire, le sourire est de rigueur. Un peu figé, toutefois. Sur le devant de la scène, les effets de manche soulignent les traditionnelles annonces de commandes négociées bien avant le salon et gardées plus ou moins secrètes pour être mieux médiatisées.

Forts de leurs réserves de pétro-dollars pour continuer à étoffer leurs flottes d'appareils, les compagnies du Qatar, d'Abu Dhabi et de Bareïn ont ouvert les festivités. Elles ne sont pas parvenues, toutefois, à délier l'atmosphère. Car dans un contexte de crise (la baisse de 8% de l'activité cette année devrait se traduire par une perte de chiffre d'affaires de 9 milliards de dollars pour les 190 compagnies de l'Association internationale du transport aérien) et après la tragédie de l'Airbus A330-200 d'Air France intervenue deux semaines avant l'ouverture du salon, le ciel est lourd sur la plus grande manifestation mondiale de l'aéronautique et de l'espace. Et dans les coulisses, les dossiers qui plombent le secteur sont nombreux... mais pas forcément nouveaux.

Le plus lourd contentieux porté à l'OMC

C'est le cas pour le contentieux qui oppose Boeing et Airbus sur les subventions dont profiteraient les deux constructeurs. Les avances remboursables consenties à l'européen par les pays partenaires d'Airbus font bondir Boeing. Les aides indirectes dont profite l'américain à titre militaire ou sous forme d'allègements fiscaux électrisent Airbus. Le conflit commercial entre les Etats-Unis et l'Europe remonte à près de quarante ans... l'âge d'Airbus. Ce contentieux, porté devant l'OMC (Organisation mondiale du commerce) en 2004, aurait dû faire l'objet d'un jugement provisoire en 2007, pour une décision définitive rendue publique à l'été 2008.

Mais lors d'une crispation de la controverse en 2007, les Etats-Unis accusèrent Airbus d'avoir bénéficié de 205 milliards de dollars de subventions en 30 ans. La réplique de l'Union européenne ne se fit pas attendre: si l'on inclut les intérêts que Boeing aurait dû verser s'il avait dû rembourser les aides, le total aurait atteint 305 milliards de dollars. Des enjeux monstrueux, des conclusions explosives! «En raison de la complexité des questions de fond et de procédure en jeu dans ce différend», les échéances n'ont pu être tenues, indique sobrement l'OMC. Aujourd'hui, l'instruction du dossier court encore.

Une succession de défis

Au début, Boeing qui considérait son concurrent avec un dédain non dissimulé, s'offusquait mollement du principe des aides remboursables, persuadé que l'aéronautique européenne ne saurait défier longtemps la suprématie des constructeurs américains. Le lancement de l'A320, au milieu des années 80, bouleversa le paysage. Sentant venir le danger, Boeing s'acharna à dévaloriser le concept d'avion de 150 places, affirmant qu'il n'y aurait pas de marché pour un tel appareil. On connaît la suite, et le succès du «petit» Airbus qui a été vendu aujourd'hui à 6 300 exemplaires dans le monde pour l'ensemble de la famille (A318, 319, 320 et 321).

C'est alors que Boeing décida de déstabiliser son concurrent et de dissuader les compagnies aériennes de lui faire confiance: il l'attaqua sur le registre des aides publiques dont profite le groupement pour lancer ses nouveaux programmes. La réplique d'Airbus ne tarda pas: il accusa l'américain de profiter d'aides indirectes d'un montant comparable à celui des aides remboursables pratiquées en Europe. Finalement, bien conscientes que ni les Etats-Unis ni l'Europe ne céderaient au risque de voir s'effondrer son champion aéronautique, les parties adverses étaient parvenues à signer une paix armée en 1992, en fixant les plafonds d'aides et les modalités de remboursement.

Mais la tension remonta avec le lancement du programme A380. Pour développer son super jumbo, Airbus avait reçu de l'Europe 3,3 milliards d'euros d'avances remboursables des différents partenaires européens (dont 1,2 milliard d'euros de la France, remboursable avec un taux d'intérêt de 5,85%). Ce projet fut considéré comme un camouflet par les Etats-Unis: non seulement Airbus, qui proposait déjà son A340, défiait une nouvelle fois Boeing sur le marché des gros porteurs longs courriers dominés par le 747, mais l'Européen surpassait l'Américain dans la maîtrise des avions géants.  

Enjeux politiques

C'est ainsi que, en 2004, George W. Bush porta le dossier des aides à Airbus au cœur de la campagne électorale pour son deuxième mandat. Insistant sur la concurrence d'Airbus rendue déloyale par l'attribution de subventions au moment où Boeing était contraint de réduire ses effectifs, le président sortant cherchait à apparaître comme le défenseur de l'emploi américain dans un secteur d'activité qualifié de stratégique par la Maison-Blanche. L'accord de 1992 volait en éclat.

En octobre 2004, le différend était porté par Washington devant l'OMC. On connaît la réplique d'Airbus, dénonçant au passage le traitement de faveur obtenu par Boeing de la part des autorités américaines pour lancer le programme du futur 787, qualifié d'avion civil «le plus subventionné de l'histoire». Mais même avec deux ans de retard dans le programme de livraisons, cet appareil qui devrait être exploité à partir de l'an prochain sera un atout dans la manche de Boeing qui jouit en plus de la baisse du dollar pour le rendre commercialement plus attractif.

Un conflit ne peut se terminer que lorsque le rapport de forces bascule au profit d'un des belligérants. Mais dans le bras de fer entre Boeing et Airbus, cette situation ne risque pas de se produire avant très longtemps. Depuis 1999, année à laquelle l'européen prit pour la première fois le meilleur dans la compétition commerciale qui l'oppose à l'américain, les deux constructeurs font globalement jeu égal, se disputant chaque année la première place (en 2008, Airbus l'a emporté avec 483 appareils livrés contre 375 livraisons pour Boeing). Sur le marché mondial des avions de ligne de plus de 100 places, ils sont dans un face-à-face obligé: impossible de nouer une alliance avec un troisième compétiteur pour modifier le rapport de forces. Le contexte changera peut-être si l'influence de constructeurs d'avions régionaux comme Embraer ou Bombardier, qui font évoluer leurs modèles jusqu'à des capacités de 150 places, devait grandir.   

Bras-de-fer stratégique

Pour les Etats qui les soutiennent, impossible aussi de baisser les bras. Les deux avionneurs sont aujourd'hui l'expression la plus probante de la puissance des Etats-Unis comme de l'Union européenne, de leur avance technologique et de leur capacité d'innovation. Ils sont un moteur de l'activité industrielle, faisant travailler des centaines de milliers de salariés si l'on inclut les sous-traitants. Ils sont aussi la clé de leur commerce extérieur. Et avec un marché évalué à quelque 5.500 appareils sur 20 ans, l'enjeu économique est considérable. Entreprises stratégiques, les deux constructeurs ne sauraient être abandonnés par leurs Etats respectifs. Washington en a toujours fait la démonstration, comme lorsque le Pentagone annula l'an dernier sous la pression de Boeing une commande d'avions ravitailleurs de 35 milliards de dollars passée à EADS, maison-mère d'Airbus, pourtant alliée à Northrop Grumann (une nouvelle décision devrait être prise cet été). Les capitales européennes, au début moins engagées pour la défense de leurs intérêts dans l'aéronautique, établissent aujourd'hui les mêmes lignes de défense.

Dernier élément, les compagnies aériennes n'ont aucune envie de se retrouver dans des négociations avec un constructeur qui serait en position dominante. Elles sont donc attentives à entretenir ce duopole mondial, pour faire jouer la concurrence.

Les joutes entre Boeing et Airbus ont encore de beaux rebondissement devant elles. Avec en toile de fond les nécessaires progrès à réaliser, en collaboration avec les motoristes, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre des avions commerciaux. Tel est l'enjeu de demain, qui sera le prix à payer par tous les acteurs du transport aérien s'ils veulent conforter la croissance du secteur. On parle déjà de bio-carburants pour les avions. Qui de Boeing ou d'Airbus défiera l'autre le premier? Leur duel fait partie du scénario et ils en ont intégré les règles, bien conscients que leur face-à-face constitue en réalité une expression de la concurrence limitée à sa plus simple expression, et que le vrai danger viendra  peut-être un jour d'un troisième larron.

Gilles Bridier

Crédit photo: Atterrissage de l'Airbus A380  Reuters

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