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Apprenons à penser comme Sherlock Holmes

Le détective a énormément de choses à nous enseigner sur l’observation, l’attention et le bonheur.

Des personnes déguisées en personnages de Sherlock Holmes, à Riga en janvier 2013. REUTERS/Ints Kalnins
Des personnes déguisées en personnages de Sherlock Holmes, à Riga en janvier 2013. REUTERS/Ints Kalnins

Temps de lecture: 10 minutes

Je ne pense pas comme Sherlock Holmes. Pas le moins du monde. Voilà la conclusion plutôt décourageante à laquelle je suis arrivée en effectuant des recherches pour écrire un livre consacré aux prouesses mentales du célèbre détective.

J’espérais découvrir que je détenais le secret de la pensée sherlockienne. Au lieu de cela, j’ai réalisé qu’il me faudrait travailler dur pour ne finalement parvenir qu’à effleurer l’essence de l’approche du détective à l’égard du monde: son esprit toujours alerte et son énergie mentale inépuisable.

Holmes est un homme dont l’esprit est perpétuellement en éveil, qui tire de nombreux bénéfices de cet éveil permanent et qui patauge en son absence. Il serait sans doute absolument exténuant de penser comme Sherlock. Et est-ce que cela pourrait au final servir à quelque chose?

Toute mon aventure commença avec un passage concernant les marches des escaliers qui mènent à la résidence légendaire que Sherlock Holmes occupe avec le Dr Watson au 221bis Baker Street. Comment se fait-il que le Dr Watson soit incapable de se souvenir de leur nombre? «Je croyais pourtant avoir d’aussi bons yeux que vous», disait Watson à son colocataire –et il a raison.

Mais la qualité de la vision n’a rien avoir avec la question. Ce qui fait la différence, c’est la manière dont ces yeux sont utilisés. «Vous voyez, mais vous n’observez pas», dit Holmes à son ami. Et lui? «Et bien, je sais qu’il y a 17 marches, continue-t-il, parce que j’ai à la fois regardé et observé.»

La clé du secret

Regarder et observer. Voilà la clé du secret. Quand j’ai pour la première fois lu ces mots, j’étais alors une enfant et j’en fus ébahie. Comme Watson, je n’avais pas la moindre idée du nombre de marche menant à leur appartement.

Vingt ans plus tard, j’ai relu ce passage une deuxième fois, afin de tenter de comprendre ce qui m’avait fait si forte impression. J’ai déjà remarqué que je n’étais pas plus douée pour l’observation à 27 ans que je ne l’étais à sept.

C’était même pire. A cause du compagnon de mes jours et de mes nuits (Sir Smartphone) de ma nouvelle amoureuse (Lady Twitter), de ma dévotion au Comte Facebook et du picotement qui parcourt mes doigts dès que je n’ai pas consulté mes mails depuis... quoi, déjà dix minutes? OK cinq –mais j’ai bien cru que ça n’en finirait jamais. Ces marches de Baker Street semblaient vouées à demeurer à jamais un mystère.

Le fait de voir ET d’observer en même temps sont en effet la clé du concept d’attention, une sorte d’éveil mental qui permet de profiter du moindre détail du présent, capable de se focaliser sur l’environnement immédiat sans se laisser distraire par les éléments parasites.

Les bienfaits de l'attention

Cet état d’éveil permet à Holmes d’observer des détails à côté desquels la plupart d’entre nous n’ont pas même l’impression de passer. Et il n’y a pas que les marches. Il y a aussi les expressions de visages, les détails vestimentaires, la manie qu’à Sherlock de relever des détails insignifiants chez les personnes qu’il rencontre. Sa capacité à pénétrer la psychologie des occupants d’une maison en se contentant d’observer une seule pièce de leur demeure. Sa capacité à distinguer le crucial de l’accidentel chez toute personne, en tous lieux, en toute situation. Et surtout, ces capacités ne sont pas uniquement des artifices littéraires commodément utilisés par Arthur Conan Doyle. Elles ont un fondement scientifique.

Il ne faut pas oublier que Holmes est le pendant fictionnel du Dr. Joseph Bell, directeur d’études de Conan Doyle à l’université d’Edimbourg et pas un pur produit de l’imagination de l’auteur. Bell était un scientifique et un médecin à l’esprit vif, particulièrement doué pour diagnostiquer les maladies de ses patients ainsi que pour relever des détails les concernant. Voici ce que lui écrivit un jour Conan Doyle:

«En m’inspirant de l’ensemble des déductions, des suppositions et des observations que je vous ai entendu formuler, j’ai tenté de donner vie à une homme qui pousse ces déductions aussi loin que possible.»

Au cours des dernières décennies, les chercheurs ont démontré qu’une attention soutenue peut avoir des effets bénéfiques tant sur le plan psychologique que pour réguler ses propres émotions. Elle permet également de renforcer la connectivité du cerveau, et particulièrement dans un des réseaux du cortex cingulaire postérieur, le précunéus adjacent et le cortex préfrontal médian qui maintient l’activité quand le cerveau se repose.

L’attention soutenue peut également améliorer notre réflexion, tant dans son articulation dialectique (prise en compte des changements et des contradictions du monde) qu’en termes d’humilité (prise de conscience de ses propres limites).

Surtout, une attention soutenue peut permettre de résoudre des problèmes, d’améliorer l’imagination et de prendre de meilleures décisions. Elle peut même être une arme contre la plus perturbante des limitations à notre concentration: l’aveuglement attentionnel.

Quand l'aveuglement frappe

Quand l’aveuglement attentionnel (parfois décrit comme de l’aveuglement inattentionnel) frappe, notre concentration sur un élément particulier de la scène, de la situation ou du problème entraîne une disparition quasi littérale des autres éléments.

Les images qui frappent notre rétine ne sont tout simplement pas transmises à notre cerveau et se dissolvent on-ne-sait-où, ce qui a pour effet que nous n’avons pas même conscience d’y être confrontés.

Ce phénomène a été rendu célèbre par Daniel Simons et Christopher Chabris. Dans leur étude, un brin provocante, les cobayes ne parvenaient pas à repérer une personne en costume de gorille qui traverse un terrain de baseball où une partie se déroule, tambourine sur sa poitrine avec ses poings avant de quitter les lieux. Mais l’observation de ce phénomène remonte en fait aux recherches effectuées par Ulric Neisser, le père de la psychologie cognitive, dans les années 1960 et 1970.

Un soir, Neisser remarque que lorsqu’il regarde à travers sa vitre au moment du coucher du soleil, il peut voir le coucher du soleil ou le reflet de la pièce sur la vitre, mais pas les deux en même temps. Il suffit qu’il se concentre sur une des deux images pour que l’autre disparaisse. Quels que soient ses efforts, il est incapable de faire attention aux deux à la fois.

Il donne à ce phénomène le nom de «vision sélective» et se met à en étudier ses effets dans de nombreuses études sur les questions de l’attention. Montrez à une personne deux vidéos superposées, et elle ne parviendra pas à se rendre compte que, sur l’une d’elle, les joueurs de cartes cessent de jouer, se lèvent et se serrent la main –de même qu’elle ne se rendra pas compte que quelqu’un lui parle a l’oreille alors qu’elle est engagée dans une conversation avec quelqu’un d’autre.

Pour illustrer, par un exemple tiré de la vie réelle, cette incapacité qui est la nôtre à partager notre attention, une équipe de réparation d’autoroute a un jour goudronné une section de route sur laquelle se trouvait le cadavre d’un cerf. Aucun des membres de l’équipe ne l’avait vu, tant chacun était occupé à faire son travail correctement.

Le mail fait disparaître les marches

L’aveuglement attentionnel illustre avant tout les limites de nos capacités d’attention. Malgré tous les efforts du monde, il nous est tout bonnement impossible de voir à la fois le crépuscule et le reflet de la vitre. A chaque fois que nous tentons de le faire, l’extérieur ou le reflet disparaissent et s’évanouissent.

Voilà pourquoi Sherlock Holmes prend soin de développer son sens légendaire de l’observation au bon moment et au bon endroit. S’il se dispersait –imaginez un Holmes des temps modernes, un Benedict Cumberbatch ou un Jonny Lee Miller, sortant sans cesse son téléphone mobile pour regarder ses e-mails en marchant dans la rue tout en parlant avec quelqu’un, quelque chose que vous ne voyez jamais ces incarnations modernes faire– il serait incapable de déployer le même talent d’observation qui est le sien d’habitude. Avec l’arrivée de l’e-mail, les marches de Baker Street s’évanouissent.

Cette vigilance cognitive constante, cet état d’alerte permanent à l’égard de nos propres limites et le choix de porter notre attention sur tel ou tel élément ne sont certes pas des tâches faciles à réaliser.

Même Holmes, j’y mettrais ma main à couper, n’a pas pu atteindre ce degré d’éveil et de libération de la pensée d’un seul coup. Tout ceci lui est venu après des années d’entraînement et de pratique. Pour penser comme Holmes, nous devons à la fois vouloir penser comme lui et nous entraîner sans relâche, même quand nos efforts commencent à être épuisants et paraissent une débauche inutile d’énergie. L’éveil nécessite de la discipline.

Des années d'entraînement

Bien après que j’ai découvert ma propension à lire mes mails ou mon fil Twitter dès que je me retrouvais coincée dans l’écriture de mon livre, cette découverte n’est pas parvenue à elle seule à m’empêcher de procrastiner de la sorte. Je pensais pourtant y parvenir. Et j’ai vraiment essayé, vraiment. Mais voilà, tout à coup, la fenêtre de mon navigateur semblait apparaître comme de sa propre initiative, sur mon écran. Quoi? Moi? Tenter de faire plusieurs choses à la fois en même temps que j’écris mon livre? Jamais! Hum...

J’ai donc décidé d’opter pour une approche digne d’Ulysse: je me suis attachée au mât pour résister à l’appel des sirènes d’Internet. J’ai téléchargé Freedom, un logiciel qui bloque totalement mon accès à Internet pour une période donnée et je me suis mise à écrire.

Le résultat? Un désastre. Je me suis rendu compte que j’étais tout bonnement incapable de fixer ma concentration sur de longues périodes de temps. A intervalles très réguliers, mes doigts composaient sur le clavier les raccourcis me permettant de passer de mon manuscrit au monde en ligne –pour me rendre compte que mon monde en ligne était encore inaccessible pour... quoi? Comment ça? Ça ne fait que 20 minutes que je suis déconnectée? Mais comment vais-je survivre?

Mais plus le temps passait, moins cette impulsion était fréquente. Et surtout, je me suis rendu compte que mon style, et aussi ma pensée, il convient de le noter, s’amélioraient constamment au fur et à mesure de ces interludes sans Internet. Ma pensée était plus fluide. Mon cerveau fonctionnait de manière plus consciente.

Ma vie déconnectée

Ces moments de vide, qui étaient autrefois des moments où je regardais rapidement mes mails ou mon fil Twitter, devenaient des moment de reprise de conscience et de concentration qui se propageaient dans l’ensemble de ma petite mansarde intellectuelle (je n’allais pas écrire sur Holmes sans mentionner sa célèbre analogie au moins une fois dans mon papier!). J’ai ainsi pu trouver de très nombreuses manières d’aller de l’avant là où, autrefois, je me trouvais engluée. Des papiers qui me prenaient des heures à écrire l’étaient soudainement en un temps record.

Avant cette preuve concrète de son efficacité, je n’avais jamais réellement cru que l’attention pouvait faire une telle différence. J’avais beau lire des articles ou des ouvrages scientifiques sur cette question, rien n’avait changé chez moi. Il a donc fallu que je télécharge Freedom, mais il ne s’agissait finalement que de prendre Sherlock au mot. Je venais de prendre conscience des bénéfices combinés de la vision ET de l’observation –et j’avais cessé de troquer l’une pour l’autre sans en prendre pleinement conscience.

Des logiciels destinés à nous entraver ne sont naturellement pas la panacée pour nous contraindre à porter davantage attention à notre environnement. Qui peut nous empêcher de consulter notre téléphone au milieu du repas ou d’allumer la télévision en simple bruit de fond?

Mais voilà ce que j’ai appris: ces petits trucs destinés à contrôler notre comportement ont un effet durable, même dans des domaines où ils ne sont pas utilisés. Ils nous permettent de réaliser à quel point notre attention est limitée dans la vie réelle –et surtout à quel point nous avons tendance, trop souvent, à considérer que ces distractions n’ont que peu d’effet sur notre vie quotidienne.

Dépendante à mon moi en ligne

Ce petit logiciel m’a certes permis de réaliser à quel point j’étais dépendante de mon moi en ligne, mais il m’a également permis de prendre conscience de la fréquence avec laquelle je me jetais sur mon téléphone dans la rue ou dans le métro, à quel point j’étais devenue incapable de faire ce que j’étais en train de faire et RIEN d’AUTRE, qu’il s’agisse de marcher, de m’asseoir ou de lire un livre, sans tenter de faire autre chose en même temps.

J’ai fait de mon mieux pour résister. Ce qui était autrefois une habitude irréfléchie est devenue une manie coupable. J’ai dû me forcer à remettre mon téléphone dans ma poche sans regarder si j’avais un message, me forcer à enlever mon casque de mes oreilles et à regarder autour de moi, résister à cette envie de passer un coup de fil parce que je me rendais à un rendez-vous et que j’avais quelques minutes d’avance. Ce fut dur.

Mais ça valait le coup, ne serait-ce que pour avoir considérablement augmenté mon sens de l’observation, pour le nombre de choses qui me sont apparues et que je ne voyais tout simplement pas, pour les améliorations tangibles dans ma manière de penser et la plus grande clarté qui se faisait jour à chaque fois que je réfrénais une de mes impulsions.

Ce n’est pas pour rien que toutes les études démontrent les bénéfices de la nature sur notre pensée: être plongé dans un environnement naturel fait de nous des êtres plus réfléchis, plus créatifs, plus précis dans nos cognitions. Mais si nous passons notre temps à taper des textos ou à parler au téléphone, nous pouvons fort bien passer à côté d’un arbre sans même le voir.

Si nous voulons suivre les préceptes de Holmes, si nous prenons en compte son admonestation à ne pas nous contenter de voir mais à observer aussi, non seulement nous serions à même de compter ces satanées marches sans presque réfléchir, mais nous pourrions bien être surpris par la découverte d’un bénéfice plus grand encore: il se pourrait bien que nous soyons plus heureux.

Moins de multitâches, plus de bonheur

De simples petits exercices d’éveil, ne serait-ce que cinq minutes par jour, ont montré leur efficacité pour déplacer l’activité cérébrale des lobes frontaux vers des zones associées aux états émotionnels positifs. Et cette approche multitâche et dispersée qui est la nôtre? Elle nous rend moins attentifs, c’est un fait, et elle nous rend également moins heureux.

Comme le professeur Daniel Gilbert l’a découvert après avoir suivi des milliers de personnes en temps réel, un esprit qui s’éloigne du moment présent est un esprit malheureux. Il a développé une application pour iPhone qui propose à ceux qui l’ont téléchargée de répondre à des questions sur ce qu’ils sont en train de faire et ce à quoi ils ont pensé à différents moments de la journée.

Dans 46,9% des cas étudiés par Gilbert et ses collègues, les gens ne pensent pas à ce qu’ils étaient en train de faire –même si ce qu’ils font est quelque chose d’agréable, comme écouter de la musique ou jouer à un jeu. Et quid de leur bonheur? Plus leur esprit bât la campagne, moins ils sont heureux –quelle que soit l’activité qui est la leur.

Comme Gilbert l’a résumé dans son article publié dans la revue Science, «la capacité à penser à autre chose qu’à ce qui est en train de se produire est une prouesse cognitive qui a un coût émotionnel».

Penser comme Sherlock Holmes n’est donc pas seulement un moyen d’améliorer vos capacités cognitives. C’est aussi un moyen de tirer de plus grandes satisfactions et de plus grandes joies de l’existence.

Maria Konnikova
Auteure de Mastermind: How To Think Like Sherlock Holmes

Traduit par Antoine Bourguilleau

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