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Design: le sport n'est pas forcément moche

Derrière chaque vêtement ou objet sportif se cache une équipe de designers. Mais le sport devient parfois sujet à détournement dans la création d'objets du quotidien, avec des haltères de marbre poli, une table de salle à manger façon Formule 1, le vélo le plus rapide du monde ou encore un snowboard en lin.

Ping-pong dining table, Lanzavecchia & Wai
Ping-pong dining table, Lanzavecchia & Wai

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Dans les années 1920, le sport devenait fer de lance d'une esthétique nouvelle: les Italiens Gino Severini ou Giacomo Balla faisaient de la vitesse, du dynamisme et de l'effort sportif un thème central au mouvement artistique futuriste.

Balla/Dynafit, Designboom

80 ans plus tard, le designer Marco Mancin réunissait dans un même ouvrage les œuvres futuristes et les objets sportifs contemporains. 

Il soulignait là l'influence du mouvement artistique dans le style de l'équipement sportif actuel: le costume imaginé par Fortunato Depero en 1929 ressemble indéniablement à une combinaison de ski siglée Kappa (2002).

Costume Fortunato Depero/Kappa ou Balla/Dynafit, Designboom

Le même graphisme orne un modèle aérodynamique de chaussure de ski Atomic commercialisé en 2004. Une alliance qui semble avoir renforcé ses liens en traversant le siècle. 

Dans le contexte des Jeux olympiques d'été 2012, le Design Museum de Londres proposait une exposition consacrée à l'étude des liens entre sport et design. «Designed to win» invitait les visiteurs à emprunter la route vers la victoire, pavée de curiosités: maillot Speedo FastSkin3 de Michael Phelps, lunettes aux verres polarisés RadarLock™ d'Oakley ou vélo Lotus type 108 «Olympic Pursuit».

Cette machine de guerre en fibre de carbone (œuvre du designer Mike Burrows), jugée trop différente et donc «illégale» par l'Union cycliste Internationale (UCI), avait été mise au ban pendant cinq ans avant de recevoir l'accord de participer aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992. Chevauchée par Chris Boardman, la bête y avait emporté le 4.000 mètres et battu un nouveau record mondial de vitesse.

Javelots en fibre de carbone, bolides de Formule 1, casque de VTT et snowboard en lin: les designers expérimentent avec les nouveaux matériaux et technologies pour une performance toujours accrue. Noël Kerjean, design manager de la marque Domyos chez Décathlon, avance quelques chiffres:

«Nous sommes le deuxième employeur de designers en Europe -la première place étant occupée par une autre entreprise française: Renault. Aucun nouveau produit, du bonnet de bain au club de golf, n'est proposé par Décathlon sans que nos designers aient dûment planché sur le projet. Chez Domyos, l'équipe design compte 18 personnes, dont six designers produit, des stylistes, des fashion designers, et des graphistes

Le sport dynamise le design et vice-versa

L'exposition du Design Museum soulignait l'influence du sport sur le design, et plus généralement sur la culture et l'art.

La tendance s'est graduellement imprimée en l'espace de quelques années: rites et valeurs du sport trouvent une nouvelle résonance dans la maison, par le biais d'objets qui s’inspirent du domaine sportif. On recense des valeurs communes, des détournements de matériaux techniques, des emprunts parfois formels, graphiques ou de signalétique appliqués aux objets du quotidien.

François Bernard, fondateur de l'agence Croisements (il traque depuis 20 ans les «évolutions des styles et des modes de vie» dans l'univers de la maison), était l'instigateur de l'exposition «Hors Pistes» au salon maison & objet en 2011. Le décortiqueur de tendances lit dans cette vague «sportive» qui déferle sur nos intérieurs une recherche de nouveaux moyens de communication, mue par une banalisation des signes, un besoin de se démarquer du «design mémoriel» influencé par le modern style des années 1950-1960: 

«Face à ce design de la répétition qui tourne en rond depuis des années, les designers se tournent vers le sport pour exprimer leur esprit de conquête, leur besoin de se dépasser. […] C’est sur le terrain du sport que la création trouve une singulière énergie pour dynamiser de nouveaux répertoires de formes. Les diverses pratiques sportives inspirent des jeux inédits. Les graphismes, les matériaux et les formes sortent de la ligne droite. On dévie les technologies automobiles au profit d’une fonctionnalité extrême et d’une poésie anticonformiste qui disqualifient le déjà-vu.»

Concrètement, ça se manifeste comment? Dans votre salle à manger trône la luxueuse table de ping-pong en Corian de Lanzavecchia et Wai, surmontée d'un éclairage façon anneaux olympiques d'Henk Stallinga; à moins que vous ne lui ayez préféré, en fan de courses automobiles, une des tables Champions du designer Konstantin Grcic pour la galerie Kreo, autour de laquelle votre goût du risque vous a peut-être poussé à disposer les fauteuils Tour – imaginés en hommage au Tour de France par Rui Alves? 

Ces pièces exceptionnelles, en édition limitée, s’avèrent coûteuses: mais où s'est donc enfui le caractère démocratique et fédérateur du sport? Plus prosaïquement (et budget oblige), vous avez adopté un coussin balle de golf, de tennis, une étagère skateboard, un pouf ballon de foot, ou cédé aux supplications de votre enfant qui réclamait un lit en forme de voiture de course ou de fusée – à portée de votre bourse, certes, mais pas forcément à votre goût.

Le design sportif,  forcément moche?

Osons le dire, l'objet sportif, qu'il soit inspiré du sport ou conçu pour le domaine sportif, est souvent moche, et c'est le reproche que lui font ses utilisateurs. Adidas l'a compris: les vêtements de sport siglés Stella McCartney ont motivé plus d'une modeuse à s'inscrire aux cours de yoga, de Pilates – ou à se prélasser dans son canapé, habillée d'un pantalon de jogging nouvelle génération.

Le «design populaire» prôné par Décathlon (avec l'approbation du public comme de la communauté du design: Domyos, parangon du «creative fitness», a été récompensé d'un IF Product award) ne peut pas plaire à tout le monde: le coach sportif Alexandre Guillaumin déplore l'absence, sur ce marché, d'accessoires techniques à l'esthétique attrayante.

Il se pique alors d' «amener le beau dans les salles de sport», et demande son avis à l'un de ses clients, le designer Philippe di Méo. Celui-ci, dont le nom est souvent associé à celui de marques de luxe  comme Moët & Chandon, Dom Pérignon, Baccarat, Christofle ou les parfums Guerlain, ne se contente pas de dispenser quelques conseils: tous deux imaginent la marque Libra.

Alexandre Guillaumin explique:

«Il y a une réelle demande d'accessoires branchés, différents. Libra, c'est la déesse de l'équilibre (du latin “poids, balance»”), elle véhicule certaines valeurs que nous souhaitions mettre en exergue. Le design sert aussi à essayer motiver les gens à faire du sport, à prendre soin d'eux –c'est important, surtout en zone urbaine. Notre conception du sport est aussi liée au bien-être, à relaxation, elle reflète une certaine qualité de vie


Gants Libra

Les premiers objets du duo ne ressemblent en rien à ce qu'on a pu voir jusqu'alors: beaux comme des œuvres d'art (poids et barres peuvent trôner dans une pièce de réception sans que les visiteurs soupçonnent leur fonction), ils puisent aussi dans un répertoire d'artisanat de luxe qui valorise les savoir-faire:

«Un de mes amis est un fin collectionneur d'art africain. J'ai trouvé inspiration dans certaines pièces: un appui-nuque africain et un bracelet d'archer Tutsi, qui a donné naissance à notre poids-bracelet en marbre. Les gants sont, eux, fabriqués par Causses, qui travaille pour des maisons comme Chanel et Hermès.» 

D'aucuns épingleront l'aspect exceptionnel de cette ligne, qui va à l'encontre des valeurs populaires du sport (l'hôtel Plaza Athénée, premier client, a décidé d'offrir les objets Libra en cadeau à leurs fidèles clients férus de sport). Pourtant, souligne Philippe di Méo, «la fonctionnalité est au cœur du projet. Quand Philippe Starck a fait paraître son Home Gym Office en 2009, il s'adressait à une clientèle de particuliers: ses haltères sont plus esthétiques que techniques. Les produits Libra diffèrent en cela, conçus en collaboration par un designer et un grand sportif».

La gamme se classe d'office dans un segment de marché restreint, mais les deux créateurs caressent l'idée de décliner une deuxième collection, plus accessible, qui ne se départirait pas de son esthétique novatrice. Des objets accessibles, qui embelliraient nos biceps comme nos intérieurs, sans pour autant nous ruiner.

Elodie Palasse-Leroux

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