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Lorsque Sergio Nava se rend à Strasbourg en 2007, où il travaillera pendant 6 mois en tant que coordinateur de l’Assemblée des régions d’Europe (ARE), ce journaliste italien est frappé par le nombre de ses compatriotes présents dans la cité alsacienne. Et par leur variété: managers, professeurs, ingénieurs, architectes... on est loin de l’image qui prévaut en Italie et selon laquelle seuls les chercheurs s’expatrient:
«Il s’agit d’un mythe dangereux, parce qu’il véhicule les idées fausses qu’il ne faut pas s’inquiéter de l’émigration et que c’est un phénomène marginal. Il s’agit au contraire d’une génération entière qui quitte l’Italie, à cause de vingt ans de gestion délirante par une classe gouvernante incapable.»
Résultat: un livre, La fuga dei talenti (La fuite des talents, paru en 2009), qui a suscité «curiosité, voire scepticisme, lors de sa sortie». Sauf que le livre décrit une réalité «devenue désormais banale», s’attriste Sergio Nava:
«J’avais raison, même si j’aurais préféré avoir tort. Les jeunes qualifiés ont anticipé la crise.»
Aujourd’hui, les livres et les articles sur le thème se multiplient. A tel point qu’on commence à comparer cette nouvelle émigration italienne avec l'ancienne, celle qui s'est étalée de fin 1800 jusqu'aux années 1970, et qui comprend en réalité plusieurs vagues d'émigration, motivées par la transition démographique, surpopulation des campagnes et la transformation des structures agraires. A première vue, le parallèle est hasardeux. «La particularité de la nouvelle émigration, c’est qu’elle concerne aussi des personnes très bien formées, chercheurs ou intellectuels, alors qu’elle était auparavant strictement liée à la pauvreté des régions rurales de l’Italie», explique Marco Martiniello, directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cetem). Un constat partagé par Giancarlo Perego, directeur de la fondation Migrantes:
«On émigre aujourd’hui parce que l’Italie ne répond pas aux besoins des jeunes, en particulier de ceux qui ont un haut niveau d’études. Le chômage (37% des jeunes Italiens n’ont pas d’emploi), les longues périodes pour dépasser la phase des stages, l’absence d’un futur pour ceux qui sont dans le milieu de la recherche ne sont que quelques-unes des raisons de cette émigration. L’étranger fait figure de lieu des opportunités pour qui est préparé et prêt à prendre des risques.»
Pas étonnant alors si les régions de départ sont celles du nord de l’Italie, plus riches que celles du sud. «L’émigration concerne toute l’Italie mais, en particulier, les régions du nord», analyse Giancarlo Perego. Attention: le lieu de départ ne coïncide pas forcément avec le lieu de naissance. Bien au contraire. L’émigration italienne est souvent un parcours à étapes: «Si on regarde les origines des émigrants, il s’agit essentiellement d’Italiens du sud : Sicile, Calabre, Pouilles, Campanie en particulier. D’abord partis dans le nord de l’Italie, ces jeunes finissent par franchir les frontières nationales», poursuit Giancarlo Perego.
On part, mais on ne sait pas pour combien de temps
La nouvelle vague d'émigration concerne donc la même population que l'ancienne. Et ce n’est pas le seul point en commun. On retrouve également les mêmes destinations. «A l’exception d’une ouverture vers la Chine pour ceux qui ont un diplôme élevé, l’Europe reste la destination préférée des jeunes de plus de 25 ans, avec une prédilection pour l'Allemagne, la Suisse et le Royaume-Uni», détaille Giancarlo Perego.
Le directeur de la fondation Migrantes distingue deux catégories d’émigrants:
«On a d’un côté les jeunes qui partent pour donner suite à leurs études et qui s’insèrent dans des secteurs de travail à haute compétitivité, ou de moins qui essaient. Mais on a aussi des jeunes qui émigrent sans chercher un travail qui correspond à leur formation ou à leurs attentes et qui vont occuper des postes peu qualifiés ou en dessous de leur niveau d’études.»
La fuite de cerveaux n’illustre qu’une facette de l’émigration italienne et vient se greffer à l’émigration historique du pays: «L'émigration pauvre, qui a toujours existé, et ne s’est jamais arrêtée, raconte Marco Martiniello. Il s’agit d’une migration interne ou internationale qui a pu s’afflaibir pendant un moment, mais qui a repris avec la crise.»
Même son de cloche chez Antonello Petrillo. Professeur en sociologie à l’Unisob Napoli, il parle d’une «reprise des flux migratoires notamment dans le mezzogiorno interne. En Campanie par exemple, l’émigration non qualifiée reprend de plus belle».
Difficile d’avoir des données sur le phénomène, mais le développement d’une littérature autour de l’émigration du mezzogiorno témoigne aussi de son ampleur. Le professeur cite ainsi Franco Arminio, ou encore le livre Gli Spaesati d’Antonella Tarpino qui parlent de l’absence de perspectives ainsi que d’un style de vie conforme aux attentes d’un jeune.
Car s’il y a une particularité dans la nouvelle émigration italienne, qu’elle soit intellectuelle ou non, c’est bien la recherche d’un nouveau style de vie. «Il ne s’agit plus d’une simple émigration économique mais aussi de la recherche d’un nouveau mode de consommation, de la réalisation personnelle, poursuit Antonello Petrillo. Si le paysan des années 1950 aspirait à mettre de côté de l’argent pour s’acheter une maison au pays, il n’avait pas conscience d’autres dimensions, contrairement aux jeunes d’aujourd’hui qui veulent aussi pouvoir donner une bonne éducation à leurs enfants, aller à un concert de temps en temps, faire du sport...»
Autre particularité de la nouvelle émigration: «Les jeunes gardent plus de contacts avec le pays d’origine que leurs grands-parents, estime Antonello Petrillo. Les moyens de communication expliquent en partie ce plus fort lien avec le pays d’origine. La situation de l’emploi dans les pays d’accueil fait le reste: ces jeunes ne trouvent pas de travail stable, ils ont donc tendance à rentrer au bout d’un moment.»
Sans terre promise
Il s’agit de ce point de vue d’une émigration bien plus désespérée: certes la crise est particulièrement présente en Italie, mais elle touche toute l’Europe.
Marco Martiniello, le directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations, ne dit pas autre chose:
«Il n’y a plus de terre promise comme à la fin du XIXe siècle. On essaie donc de faire quelque chose, tout en gardant des liens avec l’Italie. On ne va pas se désinscrire de l’état civil. Ceux qui partent n’informent pas forcément les autorités car ils ne savent pas s’ils vont rester. D’où les difficultés à avoir des chiffres sur l’ampleur du phénomène.»
Le directeur du Cedem déplore l’absence de volonté politique pour contrer ce phénomène.
«Notamment par rapport à d’autres pays: j’étais à Dublin il y a 2 ans, des Irlandais manifestaient devant le Parlement pour protester contre le départ de ceux qui peuvent justement contribuer au redressement du pays. En Italie non, on a l’impression qu’on passe plus de temps dans des guéguerres politiciennes qu'à répondre à ce phénomène.»
S’il évoque quelques mesures prises dans ce sens (loi Controesodo, qui prévoit des incitations fiscales significatives pour les moins de 40 ans qui ont travaillé ou étudié à l'étranger pendant au moins deux ans, et un passage dans l’agenda Monti, qui propose d’augmenter les investissements dans la recherche et l’innovation, en encourageant en particulier les investissements dans le privé, aussi via des facilités fiscales et en renforçant le dialogue entre entreprises et université), le journaliste Sergio Nava est du même avis.
«Encore beaucoup trop de paroles et peu d’actions», tranche l’auteur de Talenti in fuga, qui a lancé un manifeste des expatriés pour lutter contre le phénomène.
Pour Marco Martiniello, si l’émigration italienne se distingue par son ampleur, elle se rapproche pour le reste des émigrations qui frappent ses voisins européens: «Jamais autant de Français n’ont quitté le pays depuis 2011», rappelle le cofondateur du Cedem, qui évoque des jeunes «qui pensent que le futur ne se fait pas en Europe». Pour lui, le problème n’est pas exclusivement italien: c’est bien le Vieux continent en tant que tel qui doit se poser des questions.
Margherita Nasi