Culture

La mort de Nagisa Oshima, réalisateur de «L'Empire des sens», cinéaste des nouvelles vagues

Mort le 15 janvier à 80 ans, il associait stylisation extrême, naturalisme, érotisme, dramaturgie brechtienne, humour noir et jeux formels; son œuvre prolifique faisait de lui la figure la plus repérable d’un mouvement de réalisateurs très dynamiques dans les années 1960 et 1970.

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Le cinéaste japonais Nagisa Oshima est mort le 15 janvier d’une pneumonie, à l’âge de 80 ans. Les médias le définissent en deux titres de film, L’Empire des sens (1976) et Furyo (1983).

Il est pourtant l’auteur de 25 longs métrages, la plupart réalisés avant le grand film pornographique de combat qui lui vaudra un succès mondial, succès de scandale mais pas seulement: reconnaissance que pour la première fois qu’un metteur en scène de cinéma pouvait recourir aux ressources de l’acte sexuel non simulé, et explicitement montré, au cœur d’une œuvre ambitieuse et complexe.

Quant à Furyo, pavane homo-SM sur fond de camp de prisonniers, il aura bénéficié de la présence très médiatisée de David Bowie boostée par la présentation à Cannes –alors que les principales révélations du film sont en fait ses deux acteurs japonais, Takeshi Kitano et le compositeur Ryuichi Sakamoto.

A ce moment, Nagisa Oshima est déjà un des plus grands cinéastes de son temps, une figure majeure, à l’échelle mondiale, de la modernité telle qu’elle traverse et vivifie l’invention de films depuis la fin des années 1950, avec comme référence la plus connue la Nouvelle Vague française. Ou plus exactement, il est au crépuscule de cette renommée et de cette reconnaissance.

Oshima est directement issu d’un double mouvement, un mouvement artistique, celui des «nouvelles vagues» qui balaient, ou irriguent, les cinémas du monde au tournant des années 1960, et celui d’une révolte populaire mais largement incarnée par la jeunesse étudiante, qui est elle en avance sur les mouvements comparables que connaîtra le monde développé à partir du milieu de la décennie.

Les grandes manifestations contre le renouvellement du traité américano-japonais et l’irruption de A bout de souffle sont au principe d’une œuvre immédiatement marquée par la radicalité politique et esthétique: Une ville d’amour et d’espoir (1959), mais surtout Contes cruels de la jeunesse, L’Enterrement du soleil et Nuit et brouillard au Japon, tous trois terminés en 1960, mobilisent de multiples moyens stylistiques pour revendiquer une révolte qui est aussi la critique des modes d’organisation traditionnelle de la contestation.

Grand artiste à la sensibilité exacerbée, également critique et théoricien (la traduction de ses Ecrits 1956-1978: dissolution et jaillissement a été publiée par les Cahiers du cinéma et Gallimard), Oshima est aussi une tête politique bien faite, qui pense les enjeux stratégiques, y compris dans le cinéma: il jouera un rôle majeur dans la sortie des studios des cinéastes de sa génération, refusant la loi de Majors encore plus autocratiques que leurs modèles hollywoodiens.

Associant stylisation extrême, naturalisme, érotisme, dramaturgie brechtienne, humour noir et jeux formels, son œuvre prolifique fait de lui la figure la plus repérable d’un mouvement de réalisateurs très dynamique, dont les autres grandes figures sont Kiju Yoshida et Shohei Immamura – auxquels il faudrait adjoindre les noms de Masahiro Shinoda, Shuji Terayama, Susumu Hani, ou du documentariste Noriaki Tsushimoto.

La Pendaison (1968), un des film les plus appréciés par la cinéphilie radicale de cette époque, cristallise et formalise les forces obscures et complexes de la révolte, du désir sexuel et de la pulsion de mort. Autre best-seller de la cinéphilie alternative au début des années 1970, La Cérémonie (1971) se révèle le manifeste d’une recherche esthétique où se lit aussi un intransigeant désespoir politique –perte de croyance en la possibilité de la révolution, refus absolu de renoncer à la condamnation de l’état du monde qui l’avait rendue désirable.

Mais Oshima ne se laisse pas enfermer dans un registre stylistique: Le Petit Garçon (1969) ou Une petite sœur pour l’été (1972) le montrent capable d’étude critique de la société japonaise par des moyens esthétiques moins extrêmes.

Au Japon, plus vite et plus brutalement qu’en Europe, le grand mouvement politique, artistique et générationnel retombe. La plupart des réalisateurs qui l’ont incarné doivent arrêter de filmer, ou se replier sur le porno soft ou la télévision. Oshima benéficie, lui, de la notoriété conquise à l’étranger.

C’est grâce à des coproductions européennes qu’il parviendra à réaliser L’Empire des sens, L’Empire de la passion (1978), Furyo et Max mon amour (1986), tourné à Paris avec Charlotte Rampling dans le rôle principal. A cette époque, avec une ironie douloureuse, Oshima est devenu une personnalité de la télévision, qui l’invite pour donner son avis au cours de talkshows sur les sujets les plus divers et souvent les plus futiles, tâche dont il s’acquitte en associant provocations convenues, autodérision et manifestation de son intacte intelligence politique.

Sans grande illusion sur leurs effets, il multiplie au cœur d’un système médiatique d’une grande médiocrité des analyses savantes qu’appuie la vigueur dérangeante de ses éclats de rire – jamais aussi vigoureux que lorsque quelqu’un s’avise de l’appeler sensei («maître»).

En 1991, Kyoto, My Mother Place se révèle sous couvert d’un documentaire en hommage à sa ville natale, un pamphlet au vitriol contre les conformismes de la société japonaise. En 1996, il est victime d’une embolie cérébrale qui le laisse à demi-paralysé. C’est dans cet état, qui n’avait en rien altéré sa vivacité d’esprit, qu’il réalise son dernier film, le crépusculaire et hiératique Tabou, où il retrouve Takeshi Kitano, seize ans après Furyo.  Depuis, sa santé défaillante lui avait interdit de filmer encore, malgré le grand désir qu’il en avait.

Jean-Michel Frodon

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