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Israël Nisand, 62 ans, est une forte personnalité dans le monde hospitalo-universitaire français. Chef du département de gynécologie-obstétrique des Hôpitaux universitaires de Strasbourg, il est aussi membre du Haut conseil de la population et de la famille, du conseil d'administration de l'Agence de la biomédecine et de la Commission nationale de la naissance. Spécialiste de procréation médicalement assistée, il est aussi l’auteur d'un rapport sur «L'IVG en France», réalisé en 1999 à la demande de Martine Aubry, alors ministre le l’Emploi et de la Solidarité et de Bernard Kouchner, secrétaire d’Etat à la Santé et à l’action sociale.
Début 2012, il a réalisé avec le Dr Brigitte Letombe et la psychanalyste Sophie Marinopoulos un rapport sur la contraception et l'avortement des mineures en France à la demande de Jeannette Bougrab, alors secrétaire d'Etat chargée de la jeunesse et de la vie associative. Le Pr Nisand a aussi, ces dernières années, pris une part active à de nombreux débats et controverses de nature bioéthique.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Slate.fr, Israël Nisand critique la gestion gouvernementale de la crise sanitaire dite «des pilules de troisième génération» et revient sur les accusations dont il fait depuis peu l’objet quant à la nature des ses relations avec certains laboratoires pharmaceutiques.
Quelle analyse faites-vous de la gestion gouvernementale de l’actuelle crise sanitaire concernant les pilules de troisième génération?
ISRAËL NISAND – C’est une gestion d’amateurs qui se transforment en pompiers pyromanes. Marisol Touraine, ministre de la Santé, a de manière irréfléchie fait le choix d’amplifier l’exploitation médiatique d’une plainte déposée au pénal. Elle a notamment pris la décision de précipiter sa mesure de déremboursement de l’ensemble des pilules de troisième génération, des médicaments qui sont aujourd’hui pris par, nous dit-on, environ 2,5 millions de femmes. C’est là une décision d’une extrême gravité.
Il est proprement incompréhensible que Marisol Touraine n’ait pas été mise en garde par ses conseillers sur ce qui s’est passé en Grande-Bretagne dans des conditions comparables. Dénommé «Pill scare», ce phénomène a été parfaitement documenté et analysé par les experts britanniques grâce à leur savoir-faire épidémiologique. Elles démontrent deux choses essentielles. D’une part, cette mesure a, en Grande-Bretagne, très rapidement conduit à une augmentation de 15% du taux des avortements. D’autre part, aucune diminution des accidents thromboemboliques n’a été observée. Il s’agit là d’un cas d’école dans les rapports entre décision politique et santé publique. Comment, au vu de ce savoir, la ministre de la Santé a-t-elle pu prendre cette décision? Et c’est maintenant qu’elle annonce «qu’il faut éviter de donner le sentiment que la pilule serait un danger»? Comment ne pas voir là un comportement de pompier pyromane?
Quelles en sont selon vous les causes?
J’en vois deux. La première est conjoncturelle, la seconde idéologique. La ministre de la Santé est bien loin d’être conseillée comme il conviendrait dans une crise d’une telle ampleur. Sa formation ne la préparait pas à affronter de telles complexités et cette spécialiste du financement des retraites a en outre tenu à ne pas avoir de ministre plus aguerri délégué à la Santé. Elle est ainsi, en période de crise économique, à la tête d’un empire ministériel qu’elle ne maîtrise pas, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter.
Les institutions qui sont en charge de la conseiller –ici l’Agence nationale de sécurité du médicament et la Haute autorité de santé– ont d’autre part perdu ces dernières années une large partie de leurs compétences: la plupart des experts ont été congédiés, accusés, pour avoir enseigné ou fait de la recherche grâce aux subsides de l’industrie pharmaceutique, d’être de ce fait à leur solde. En l’espèce, il n’existe plus en leur sein d’experts reconnus en endocrinologie gynécologique et notamment en contraception. Que les choses soient claires: je ne suis pas spécialiste de ce domaine et ne suis pas capable, à titre personnel, de conseiller les autorités sur ce sujet complexe.
Je suis cependant publiquement accusé –indûment– de compromission avec des firmes pharmaceutiques et le but de cette campagne de dénigrement est probablement de me faire taire ou de discréditer ma parole. Effectivement, on peut se demander si ce que je dis, n’est pas effectivement fort gênant. Le pouvoir et ses agences sanitaires naviguent à vue et font un jour des déclarations contredites le lendemain. On l’a vu par exemple pour les interdictions de prescriptions qui pourraient être faites à telle ou telle catégorie de médecins.
Dans l’intérêt de la santé publique, il faut, avant de s’épancher publiquement sur ses propres angoisses, vérifier la véracité scientifique du risque avec les experts confirmés de la question. S’il y avait, éventuellement, une confirmation de ce risque en France et dans les pays voisins, il faudrait informer correctement les médecins pour qu’ils modifient progressivement leurs prescriptions. Mais certainement pas amplifier le pathos. Ne pas réagir de la sorte à une émotion médiatiquement induite à la suite d’une plainte, en faisant ainsi paniquer les cinq millions de femmes sous pilule. Si on avait voulu diminuer le risque de thrombose des femmes sous contraception orale, on aurait remboursé les contraceptions progestatives pures qui sont dénuées de ce risque. Le conflit d’intérêt n’est donc pas là où veut le faire voir, car toute cette affaire n’est liée qu’à l’impératif de faire des économies, de fait, sur le dos des femmes.
Qu’en est-il selon vous de la dimension que vous qualifiez d’«idéologique»?
C’est elle qui sous-tend toute cette affaire. Là encore, je me dois d’apporter une précision essentielle. Je suis, depuis toujours, un défenseur du droit des femmes à avorter et je pense l’avoir amplement démontré. J’ai toujours été et demeure «de gauche». Mais la «gauche» ne partage pas ici les mêmes valeurs: je me refuse à mettre sur le même plan la contraception et l’IVG. L’avortement volontaire n’est pas et ne saurait être une méthode contraceptive parmi d’autres et ce au nom du droit des femmes à disposer de leur corps. De ce point de vue, je ne partage pas, c’est un euphémisme, les positions aujourd’hui défendues avec succès en haut lieu par Nathalie Bajos, directrice de l’équipe «Genre, santé sexuelle et reproductive» au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (Inserm).
Incidemment, je ne confonds pas les pilules contraceptives avec le RU 486. Telle n’est malheureusement pas la position qui prévaut aujourd’hui à l’échelon du ministère de la Santé et du gouvernement; ou encore, désormais, chez de nombreux responsables du Planning familial.
La ministre de la Santé assimile aujourd’hui l’IVG à une modalité contraceptive comme une autre. Elle décide (bien avant l’actuelle crise sanitaire) le déremboursement des pilules de troisième génération et dans le même temps procède au remboursement à 100% de l’IVG. J’observe que la première mesure permet d’économiser environ 25 millions d’euros à la collectivité, somme que coûtera la seconde. Ce n’est pas l’effet du hasard. Défendre les droits et la santé des femmes, ce n’est pas simplement améliorer les conditions de l’IVG: c’est aussi tout faire pour que la contraception soit le plus largement prise en charge par la solidarité nationale.
C’est notamment pourquoi j’ai toujours prescrit des contraceptifs remboursés. Ainsi n’ai-je prescrit des pilules de troisième génération que lorsque je l’estimais médicalement nécessaire et quand ces médicaments ont été remboursés. Ne nous trompons pas d’objectif: la vraie liberté pour les femmes, c’est surtout d’obtenir les moyens de ne pas être enceinte quand on ne le désire pas.
Que pouvez-vous répondre à ceux qui vous accusent d’avoir des rapports financiers avec certaines firmes pharmaceutiques productrices de contraceptifs?
Sans être paranoïaque, j’observe que ces attaques surviennent par voie de presse précisément au moment où je critique l’action de la ministre de la Santé. J’userai bien évidemment autant qu’il faudra de mon droit de réponse. Je réfute totalement ces accusations. Mais j'ai une grande confiance dans la capacité des journalistes à entrer dans la complexité de ce sujet, à ne pas se laisser abuser ou distraire par ces allégations d’une soi-disant collusion entre les labos et les médecins, je leur fais confiance pour comprendre qu'il existe une stratégie subtile qui vise à salir ceux qui ont une parole libre.
On peut vérifier mes revenus, toutes mes déclarations fiscales. On n’y trouvera aucune trace d’enrichissement personnel, ni de compromission quelle qu’elle soit. J’ai participé à des conférences de presse organisées par quelques laboratoires pharmaceutiques quand je l’ai jugé utile compte tenu des innovations thérapeutiques qu’ils apportaient en matière de contraception. Je me suis alors fait rembourser de mes frais de déplacement et du temps d’activité professionnelle que cela m’a pris. Pour le reste, j’organise dans ma région des programmes de formation continue que je ne pourrais pas financer autrement, car l’Etat est absent de la formation médicale continue des médecins jusqu’à ce jour. Ceci se fait par l’intermédiaire d’associations type loi de 1901 dont je ne suis ni le président ni le trésorier, des associations qui ont pour but de financer la recherche et l’enseignement dans notre discipline.
Tout ceci peut être consulté et vérifié. Dois-je aller jusqu’à répondre à ceux qui ont cherché délibérément à me discréditer que ceci permet aussi, entre autres, de fournir certains soins esthétiques à des femmes traitées pour un cancer du sein; des soins que le CHU de Strasbourg ne peut prendre en charge?
Recueilli par Jean-Yves Nau