France

La lutte des classes est-elle finie?

Face à un capitalisme perçu comme aussi dur qu'au XIXe siècle, la gauche de la gauche est revenue à un «combat» contre la classe des riches.

Manifestation contre l'aéroport de Notre Dame-des-Landes en décembre 2012.  REUTERS/Stephane Mahe
Manifestation contre l'aéroport de Notre Dame-des-Landes en décembre 2012. REUTERS/Stephane Mahe

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«La lutte des classes, ça résume notre réelle divergence. Vous y croyez toujours, je n’y ai jamais cru.» C’est par ces mots que Jérôme Cahuzac concluait le débat qu’il avait eu avec Jean-Luc Mélenchon sur France 2, le 7 janvier 2013.

La gauche sociale-démocrate a renoncé à l’explication du monde par le concept de «la lutte des classes» de Karl Marx et Friedrich Engels, la gauche de la gauche y croit toujours.

La remarque est très pertinente. La croyance en une «lutte» de classes antagonistes a opposé en effet les deux gauches, socialiste et communiste, depuis toujours, même si la frontière a traversé en vérité le camp socialiste lui-même.

Mais est-ce encore le cas aujourd’hui? Y a-t-il encore deux visions radicalement différentes de la réalité sociale, bref du capitalisme?

La réponse est oui avec ce que l’on peut appeler un come-back du concept. La lutte des classes avait perdu de sa valeur explicative avec l’évolution du capitalisme à partir de la Grande crise des années 1930.

La spirale de hausse des coûts et des salaires

Le fordisme, d’une part, a consisté en la conclusion d’un compromis entre capital et travail sur le thème de la sécurité: je vous paie bien, vous achetez mes voitures. Le capitalisme trouvait là un moyen de se garantir des débouchés et les salariés un avenir stable. Le keynésianisme est venu, en surcroît, garantir «la demande» par un relai public appuyé sur des impôts. 

L’ensemble était cohérent et dynamique. Les deux classes n’étaient plus antagonistes, elles fusionnaient grosso modo dans une classe moyenne qui grossissait. Le capitalisme avait trouvé un équilibre de croissance qui a perduré jusque dans les années 1970. Le marxisme a perdu de son aura au profit de théories réformistes sociales-démocrates, même si la France a fait figure de résistance dans l’idéologie communiste.

Pourquoi ce système s’est-il enrayé dans les années 1970? La réponse reste très débattue (la question est d’où vient la baisse des gains de productivité?).

En tout cas, l’inflation s’est invitée dans le compromis social et elle l’a fait entrer dans une spirale de hausse les coûts et les salaires. Pour ramener la hausse des prix à des niveaux soutenables, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont opté pour le libéralisme: plus de concurrence, moins de régulation étatiste, laisser les marchés libres. Au niveau micro, l’essentiel a été le changement de statut de l’entrepreneur qui de manager-allié des employés est devenu le représentant-serviteur des actionnaires, en recevant des rémunérations liées aux rendements et à la valeur en bourse.  Ce régime de capitalisme anglo-saxon s’est rapidement imposé à l’ensemble du monde développé, même si beaucoup de nuances subsistent, j’y reviendrai.

La succession des crises

Ce libéralisme a-t-il réussi? Là aussi la réponse fait débat.

Disons que l’inflation a été combattue avec succès, l’innovation est devenue la règle, le capitalisme est devenu schumpétérien. La croissance est revenue, mais elle est aussi devenue très irrégulière, les crises financières se sont succédé jusqu’à celle des subprimes de 2007. Le manque de régulation est apparu alors criant, le laisser-faire aveugle accordé au marché est désigné comme la cause de la crise.

Mais entre-temps, la mondialisation a permis à ce capitalisme anglo-saxon, nommé ultra-libéral par l’extrême gauche, de briser le compromis fordiste.

Les grandes productions intégrées ont été morcelées et les sous-éléments de production ont été éclatés au plus-offrant. La compétition entre les firmes est entrée dans les entreprises, entre les services, entre les usines, entre les pays. Les salaires ont été comparés avec ceux d’à-côté ou même de plus loin, de Chine, et la logique du «bon salaire qui fait les bons débouchés» a été inversée: seuls les employés qui offraient une «valeur ajoutée» spécifique, technologique en résumé, ont vu leur revenu croître. La Chine et les autres émergents offrent les débouchés nécessaires.

Les inégalités, en baisse durant les années d’après la Grande crise, sont reparties dans l’autre sens. Encore qu’il faille nuancer ici aussi, les mécanismes de redistribution assurant dans des pays comme la France une relative stabilité des indices.

De retour dans l'actualité

La précarité des emplois, les inégalités, la mondialisation et pour achever le tout la crise financière, ont donné une image d’un nouveau capitalisme pré-fordien qui retrouvait sa dureté du XIXe siècle.

La lutte des classes, dans ce contexte, retrouvait de l’actualité. Et à gauche, s’est imposée, y compris au sein du PS, l’analyse qu’il fallait être dur contre ce capitalisme dur. Que la classe moyenne rejoignait la classe prolétaire d’hier et que ne profitait plus du système qu’une petite élite mondialisée. Les PDG, les riches, les gros possédants, les actionnaires, les banquiers... tous dans le même sac des exploiteurs des masses.

Sur ce substrat analytique, la gauche de la gauche en est revenue à un «combat» contre la classe des riches avec comme seule philosophie de leur reprendre ce qu’ils ont pris aux autres. La lutte des classes est de retour: c’est la seule solution.

Deux questions à partir de là. Cette analyse est-elle suffisante? A quelle politique conduit-elle?

Des «bienfaits» du capitalisme

Cette analyse est globalement juste, je renvoie ici aux ouvrages de Michel Aglietta. Mais elle doit être beaucoup nuancée puisque le capitalisme anglo-saxon est une forme pure qui ne s’applique en vérité nulle part tel quel. Même aux Etats-Unis, l’Etat intervient, même outre-Manche il y a des institutions politiques qui font perdurer beaucoup du modèle fordiste.

Le capitalisme en Allemagne reste «rhénan», les syndicats comptent beaucoup. En France, l’Etat est demeuré présent sinon puissant, le code social reste très lié aux formes de la grande entreprise de 1945 et les inégalités sont limitées.

Autrement dit, le national compte encore beaucoup devant la mondialisation, nous sommes très loin d’une forme pure d’un ultra-libéralisme global. Premier argument.

Deuxième argument, la mondialisation n’a pas eu qu’un effet destructeur. Elle offre des marchés à ceux qui savent les conquérir. Pour les pays qui savent s’adapter, au total la balance est très positive: l’Europe du nord le démontre. En outre, il est difficile à un militant de gauche de se plaindre de la sortie de la pauvreté de milliards d’êtres humains. Le sud doit son émergence à la mondialisation, cela devrait suffire pour la soutenir.

Troisième argument: l’évolution du monde doit beaucoup à la technologie. Aux Etats-Unis, les inégalités viennent de la formidable explosion des métiers Internet ou bio-tech. Otez des statistiques les régions où ils se concentrent (Silicon Valley, Boston...) et les indices de Gini (mesure des inégalités) ont peu changé. Dans l’autre sens, le capitalisme coupe-gorge à l’américaine n’est pas forcément nécessaire à la floraison d’innovation schumpétériennes.

Que faire?

Deuxième question: que faire? La lutte des classes n’ouvre pas de solution pratique. Elle ne l’ouvrait pas au début du siècle dernier: l’effondrement du soviétisme est là pour le montrer. Elle n’en ouvre pas plus au début du XXIe. Car «prendre aux riches» est une politique qui est immédiatement contournée: ils s’en vont. Les 75% de François Hollande en font la triste démonstration. Dans une société où sont mobiles le capital et les hommes de talents (bon traders comme bons acteurs), il est illusoire de penser que les «cogner» est payant. Au contraire.

La question reste de trouver comment «adoucir» le capitalisme redevenu dur. La réponse sociale-démocrate qui cherche dans le compromis n’est pas «forcément perdante» devant un adversaire plus fort qu’elle, comme le disent les partisans de la «lutte». 

Au contraire: il est possible de trouver le chemin qui préserve ce qu’il est socialement nécessaire et qui autorise ce qui est économiquement dynamique. Le chemin de l’adaptation n’est pas celui du renoncement. La crise détourne du libéralisme, elle ne le condamne pas à mort. Il faut chercher à rebâtir un compromis post-libéral et non pas rêver à revenir aux compromis de 1945. La sociale-démocratie doit se renouveler, être inventive, technologique, pragmatique, tournée vers l’avenir.

Eric Le Boucher

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