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Comment améliorer la sécurité des usines dans les pays émergents?

L'incendie qui a détruit l'usine Tazreen Fashions au Bangladesh fin novembre et a fait 100 morts a ravivé les critiques sur les conditions de travail et la sécurité des employés du textile. Les grandes marques occidentales clientes de ces usines sont montrées du doigt, mais quels moyens ont-elles de s'assurer que leurs fournisseurs respectent les normes en vigueur?

Les décombres de l'usine Tazreen Fashions de Dhaka (Bangladesh), le 28 novembre 2012. REUTERS/Andrew Biraj.
Les décombres de l'usine Tazreen Fashions de Dhaka (Bangladesh), le 28 novembre 2012. REUTERS/Andrew Biraj.

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Le 25 novembre dernier, un incendie ravageait une usine de Dhoka (Bangladesh), tuant une centaine d'employés. L'enquête est toujours en cours mais, selon les informations actuellement disponibles, l'incendie aurait été déclenché par un court-circuit.

Le site était dans l'illégalité: son certificat de sécurité incendie avait expiré le 30 juin. Les autorités avaient refusé de le renouveler après avoir constaté de graves anomalies. 

L’usine en question, Tazreen Fashions Limited, était un des douze sites du groupe Tuba. On pouvait voir sur le site de ce dernier, avant l’incendie, la liste de ses principaux clients, que le site américain Quartz a reproduite. De nombreux groupes français y figuraient: Carrefour, Go Sport, Inter Sport, Auchan, Casino…

Depuis 2006, au moins 500 personnes sont mortes à cause d’accidents dans des usines textiles au Bangladesh. Le textile est un secteur crucial de l’économie bangladaise: il représente 80% des exportations du pays, qui est le deuxième exportateur mondial derrière la Chine.

Les grands groupes sont souvent accusés par des associations de protection des travailleurs de ne pas être assez regardants dans leurs choix de sous-traitants et de ne pas se soucier des conditions de travail et de sécurité. Les usines ne leur appartenant pas, ils ne sont pas responsables devant la loi lorsque ce genre d’accident se produit, puisqu’ils se contentent de passer des commandes.

Comment-peuvent-ils faire pour s’assurer de la sécurité des usines et des employés avec lesquels ils travaillent dans les pays en développement?

Engagements pris par les entreprises

Les grands groupes français concernés sont très réticents à communiquer sur le sujet et, quand on les interroge, tiennent des discours assez similaires: ils affirment surveiller de très près les usines avec lesquelles ils travaillent et insistent sur le fait que leurs sous-traitants doivent respecter une série d’obligations inspirées des standards fixés par l’Organisation internationale du travail (l'OIT, un organisme de l'ONU) et sont inspectés régulièrement, à leur demande, par des sociétés d’audit indépendantes.

Pourtant, pour Fanny Gallois, chargée de mission chez Peuples solidaires pour le collectif Ethique sur l'étiquette«les différentes dispositions de l’OIT et du droit du travail bangladais sont suffisantes mais ne sont pas appliquées».

Le problème des normes de l’OIT est qu’elles s’adressent principalement aux Etats. L’organisation vérifie qu’ils font appliquer les conventions signées, mais pas que les entreprises les appliquent.

Ce rôle incombe aux Etats signataires: si un Etat ne fait pas d’efforts pour faire appliquer la loi, les normes internationales sont sans effet, d’autant plus que ces accords internationaux sont peu contraignants en termes de sanctions ou d'obligations.

Manque de rigueur

Plusieurs ONG ont elles essayé de mettre en place des certifications de sécurité et de respect de standards à l’échelle des usines, qui ont pour but d’aider les groupes occidentaux à choisir leurs sous-traitants de manière responsable.

Tuba Group revendiquait par exemple sur son site avoir obtenu pour ses usines le label WRAP, pour Worldwide  Responsible Accredited Production (production internationale certifiée responsable). Une affirmation formellement démentie par les responsables du label, qui se présente comme «une équipe indépendante, objective et à but non-lucratif d’experts en conformité sociale mondiale, dont le but est de promouvoir une production sûre, légale, humaine et éthique dans le monde à travers les certifications et l’éducation.»

Un label dont la valeur est contestable: comme on peut le lire sur le site de WRAP, l’ONG se charge uniquement de créer un standard, des normes qui fixent le niveau à atteindre pour recevoir la certification. C’est ensuite une société d’audit privée, choisie et rémunérée par l’entreprise parmi celles accréditées par WRAP, qui procède à l’inspection de l’usine. Celle-ci n’est pas inopinée et les deux parties conviennent ensemble d’une fenêtre d’un mois durant laquelle plusieurs évaluations seront effectuées.

Les certificats sont valables entre six mois et deux ans, selon le niveau de respect des normes: l’usine qui présente des anomalies «mineures» peut quand même se voir attribuer un «Certificat d’argent» valable six mois, celle qui n’en présente aucune reçoit un «Certificat d’or» valable un an et une usine qui ne présente aucune anomalie pendant trois années consécutives reçoit le Saint Graal: le «Certificat platine», valable deux ans.

«Plus de 95% des usines qui demandent notre certification l’obtiennent», explique Russel Jowell, directeur de la communication chez WRAP. Si WRAP peut également effectuer des inspections inopinées pendant toute la durée d’une certification, en pratique, seulement «10 à 12%» des usines certifiées sont inspectées à l’improviste, en raison du coût financier et humain de ces contrôles. 

Des certificats sans grande valeur

Si elle estime que les entreprises d’audit sont «plutôt indépendantes», Elin Wrzoncki, responsable du bureau mondialisation et droits de l’Homme pour la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), rappelle qu’elles n’en sont pas moins des entreprises à vocation commerciale et pointe les carences du système: «des auditeurs aux compétences assez variables», «une approche check-list oui/non quantitative» au lieu d’un travail qualitatif approfondi ou encore «des risques de corruption».

Ce qui explique qu’elle est contre l’idée même de donner des certificats de conformité:

«C’est beaucoup trop engageant. Les usines sont de plus en plus habituées aux inspections, elles sont capables de cacher ce qui ne va pas. Les travailleurs sont formés à répondre aux questions des auditeurs sociaux.»

Ainsi, en septembre dernier, une usine textile a pris feu au Pakistan, faisant 300 morts parmi les employés, alors qu’elle avait reçu quelques semaines plus tôt le certificat SA-8000. Celui-ci est délivré par SAI, une ONG qui possède les mêmes méthodes d’audit et de certification que WRAP, et dont le certificat est perçu comme un gage de qualité par les entreprises internationales.

SAI n’avait pas effectué l’inspection elle-même mais s’était reposée comme à son habitude sur une entreprise d’audit, l’Italien RINA, qui avait à son tour sous-traité l’inspection à sa filiale locale RI&CA. Une décentralisation totale des certifications qui les rend sans valeur, explique le New York Times:

«Ces systèmes élaborés ont l’air bien sur le papier, mais le vrai travail est souvent délégué à des sous-traitants qui ne sont pas supervisés et ne pensent qu’à faire du business.»

SAI est par ailleurs très critiquée pour son manque d’indépendance: l’organisation se finance principalement grâce aux cotisations payées par ses «membres», qui sont de grandes entreprises telles que Carrefour.

Ces marques se fournissent dans des usines qui peuvent justement être amenées à demander la certification SA-8000. On imagine facilement les pressions financières que peut exercer une marque pour que son usine obtienne le certificat.

Ouvrir les usines

Les relations des marques occidentales avec leurs usines sont caractérisées par un grand manque de transparence. Par exemple, toutes les entreprises françaises citées plus haut nous ont affirmé —à raison, selon nos informations— ne jamais avoir travaillé avec l’usine Tazreen Fashion qui a brûlé, mais avec d’autres usines du Tuba Group, ce qui explique leur présence dans la liste des clients.

Elles ont en revanche toutes refusé de nous dire précisément avec quelles usine du groupes elles travaillent ou ont travaillé, mais assurent que celles-ci sont parfaitement sécurisées et régulièrement inspectées.

Pour Elin Wrzoncki, c’est un des problèmes majeurs:

«Nous plaidons pour que les listes des usines qui fournissent les grandes marques soient publiques. Il faut aussi que les entreprises se partagent une liste des bons et mauvais fournisseurs. Quand une entreprise arrête de se fournir dans une usine car ses pratiques ne sont pas acceptables, elle ne partage pas l’information et d’autres entreprises continuent de passer commande sans forcément être au courant des risques. Ce système permettrait d’enlever les mauvais éléments du circuit.»

Clean Clothes Campaign, une campagne internationale menée par de nombreuses associations et ONG, dont le collectif Ethique sur l'étiquette,  plaide aussi pour plus de transparence dans les usines. Ce qui devrait donner lieu à des accords avec quelques marques internationales (Tommy Hilfiger, Kalvin Klein, Tchibo…) qui ont accepté de prendre des engagements contraignants, explique Fanny Gallois:

«Les accords prévoient des inspections contraignantes inopinées et indépendantes pour les marques au Bangladesh. Elles s’engagent à se soumettre à des vérifications durant lesquelles les travailleurs et les entreprises seront représentés dans la même proportion.»

Des initiatives qui ne sont pas du goût du WRAP ou de SAI. Ces deux organismes, tout comme de nombreuses entreprises, rejettent le principe-même de ces actions, considérées comme trop contraignantes et radicales. Selon eux, des systèmes de listes noires et autres mesures trop restrictives pourraient faire fermer de nombreuses usines.

Avebis Seferian, le président de WRAP, prône lui une approche pédagogique et incitative envers les entreprises locales:

«Nous voulons respecter leur libre arbitre. Nous ne voulons pas les forcer à faire des choses, nous voulons qu’ils comprennent les enjeux et prennent eux-mêmes des décisions. Il y a des abus, mais ils ne représentent pas la majorité des cas. Nous voulons rester optimistes et ne pas compliquer les choses. Si nous forcions les usines, nous aurions l’air dictatoriaux et moins dignes de confiance. Nous devons apparaître comme des personnes qui leur donnent une chance de s’améliorer.»

Jamal El Hassani

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