Culture

Démographie, cuisine et musique, les trois clés de l'avenir

Quand je cherche à comprendre où va une nation, j'étudie sa démographie, sa cuisine et sa musique.

Marché de Séville en Espagne, en novembre 2012. REUTERS/Marcelo del Pozo
Marché de Séville en Espagne, en novembre 2012. REUTERS/Marcelo del Pozo

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Pour comprendre où va une nation, on utilise en général des projections économiques, celles du PIB pour l’essentiel, à la valeur plus qu’incertaines. Bien d’autres paramètres en disent plus sur l’avenir d’un pays que des statistiques virtuelles. Et, parmi eux, trois domaines, trois  champs d’activité, trois productions, que j’étudie toujours quand je cherche à comprendre où va une nation: la démographie, la cuisine et la musique.

L’un renvoie à l’essence de la vie, l’autre aux nourritures du corps, et l’autre à celles de l’esprit. La démographie nous dit tous des rapports entre les générations, les structures des familles, et les relations entre les sexes; elle nous dit la taille d’une nation, sa dynamique, sa capacité se renouveler. Son évolution est assez aisée à prédire, ainsi que ses conséquences sur les rapports de force idéologiques et politiques. 

La cuisine nous dit tout des grands invariants d’une nation: la diversité de ses sols et de ses paysages; de ses animaux et de ses végétaux; la façon dont les ce qui nous nourrissent pensent leurs rapports au monde et comment encore leur mode de vie est appréciée par le reste du monde.

La musique nous dit tout de sa créativité, de sa joie de vivre, de sa révolte, de son sens de la transcendance et de la beauté, des relations entre le peuple et les élites et de sa capacité à faire rêver le reste du monde.

Les façons dont ses trois productions se nourrissent d’éléments venus d’ailleurs et s’exportent, et le métissage culturel ou ethnique dont elles sont capables, disent beaucoup des devenirs de ces peuples: en particulier, je ne crois pas à l’avenir de nations dont la population est vieillissante, et/ou dont la cuisine est ennuyeuse et/ou dont la musique n’est pas audible par d’autres qu’elles.  

Naturellement, pour la musique comme pour la cuisine, il n’y a pas de critère objectif, et il faut se garder d’en rester à une vision occidentalo-centrique. Il n’empêche: l’universalité est un fait objectif.

Peu de peuples ont eu à la fois une population jeune, une cuisine universellement appréciée, une musique jouée sur toute la planète. Ce fut le cas, toute proportion gardée, à certaines époques, des Grecs, des Romains, des Vénitiens, des Français, des Anglais ou des Américains. Les  Etats-Unis, s’ils ont encore la jeunesse et la musique, n’ont plus de cuisine qu’une malbouffe à vocation universelle.   

Quelques pays réunissent deux de ses conditions. C’est le cas (musique et jeunesse) des Etats-Unis, du Sénégal, du Brésil, de Cuba, de la Jamaïque; c’est aussi le cas (jeunesse et cuisine) de l’Inde, de la France, du Maroc, de la Thaïlande; et c’est enfin le cas (musique et cuisine) de l’Italie.

D’autres n’en ont qu’une, qui est la cuisine (la Chine ou le Japon), la jeunesse (Turquie ou Indonésie) ou la musique (Grande-Bretagne).  

D’autres n’en ont, à mon sens, aucune comme l’Allemagne, la Russie ou la Corée. Je n’en déduirai assez volontiers que quelques conséquences inattendues. Par exemple: la France. Elle n’a plus de grande musique depuis qu’elle a réprimé toutes ses cultures populaires, de peur qu’elles ne remettent en cause son unité; au contraire, sa cuisine a réussi à survivre, parce qu’elle est liée à l’irrépressible diversité des paysages et des climats. Sa musique n’est pourtant pas loin d’être universelle, par ses producteurs et ses dj, plus que par ses compositeurs. Plus généralement, cela nous dit qu’une décentralisation réussie serait une condition du retour de la créativité et de la croissance française.

La Chine, comme le rappelle le caractère si particulier de sa musique, n’a jamais eu d’ambition universaliste, et sera amenée, en raison de son évolution démographique, à réorienter ses investissements vers l’intérieur. Elle ne sera donc pas un rival des Etats-Unis pour la domination du monde.

Les Etats-Unis, eux, pourront maintenir ou retrouver leur imperium s’ils sont capables de redonner vie à leurs territoires, de protéger leur environnement et de revenir à une agriculture diversifiée. L’Inde, si elle est capable d’exporter sa musique, en la rendant encore plus audible au reste du monde, et si elle est mieux capable de formuler ses idéologies en fonction de ce que peut entendre le reste du monde, peut devenir une puissance planétaire.

En attendant que l’Afrique, (quand elle aura réussi à produire une nourriture abondante et variée sur ses immenses terres cultivables, dont les 4/5 sont aujourd’hui en jachère), devienne la première puissance du monde.

Jacques Attali

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