Culture

«Bilbo le Hobbit» est beaucoup plus qu'un conte pour enfants

Adapté au cinéma par Peter Jackson, le court roman de J.R.R. Tolkien semble beaucoup plus enfantin que «Le Seigneur des anneaux», mais constitue la porte d'entrée de l'immense édifice mythologique de l'écrivain britannique, moins intéressé par le conte que par le mythe.

Ian McKellen et Martin Freeman dans «Bilbo le Hobbit» (Warner Bros).
Ian McKellen et Martin Freeman dans «Bilbo le Hobbit» (Warner Bros).

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Dans une interview accordée au site Collider, Peter Jackson, le réalisateur de la version ciné de Bilbo le Hobbit, évoquait les différences entre ce premier roman de Tolkien, publié en 1937, et la célèbre trilogie du Seigneur des anneaux, qui lui a succédé:

«Bilbo le Hobbit est beaucoup plus enfantin que Le Seigneur des Anneaux

C'est une distinction traditionnelle: Bilbo serait un avant-goût destiné aux plus jeunes, alors que sa suite, plus sombre, plus longue et plus réaliste, serait le vrai chef-d’œuvre de l'auteur et s'adresserait aux adultes. Le premier serait un conte alors que le second appartiendrait davantage au genre heroic-fantasy.

Le sujet de ce premier livre est en effet assez enfantin: Bilbo, un habitant de la paisible Comté, est entraîné malgré lui dans la quête d'un trésor gardé par le dragon Smaug. Accompagné dans ses aventures par le magicien Gandalf et par treize nains, il va vivre quantité d'aventures avant d'arriver à destination. Le tout en à peine 300 pages, que New Line Cinema a adaptées en trois long-métrages.

Un récit tout public

La genèse du roman semble confirmer son statut de préambule gentillet au Seigneur des anneaux: au départ, Tolkien a inventé cette histoire pour ses propres enfants. D'où, sans doute, les nombreux apartés du narrateur, qui ne cessent de relativiser sur un mode comique ou ironique les périls auxquels les personnages sont confrontés, comme un adulte le ferait en racontant une histoire à des enfants. 

Le ton invariablement gai et léger de l'écrivain britannique est d'ailleurs encore exempt des lourdeurs de style qui rendront pénible à certains la lecture du Seigneur des anneaux.

Il faut dire que les enjeux dramatiques de Bilbo sont bien moins angoissants que ceux de sa suite. Dans Le Seigneur des anneaux, l'équilibre du monde est en jeu, alors qu'il ne s'agit dans Bilbo que de récupérer un trésor. De même, dans la saga, le personnage principal (Frodon) subit tout au long du roman un véritable calvaire physique et psychologique, alors que Bilbo traverse les épreuves de façon presque enjouée.

Notons que plusieurs éléments introduits dans Bilbo seront repris et développés plus tard dans Le Seigneur des anneaux: le hobbit déchu Gollum, sorte de cousin éloigné de Bilbo et de Frodon, dont il est le double inversé; l'Anneau, dont la teneur maléfique n'est pas encore très explicite; ou encore l'idée d'un voyage d'ouest en est à travers des provinces dangereuses.

Enfin, il n'y a absolument pas de sexe dans Bilbo. Ni de personnage féminin, d'ailleurs, bien que Peter Jackson ait jugé utile d'en intégrer dans le film. En revanche, ne comptons pas trop sur l'ajout de scènes torrides entre hobbits ou entre nain(e)s: l'adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux du même Jackson était déjà particulièrement chaste, en dépit d'une profusion invraisemblable de symboles phalliques (épées, tours, doigts qui rentrent dans des anneaux).

Un conte de fée moderne?

Une chose est sûre, donc: Bilbo le Hobbit est un récit tout public. Et il a toutes les apparences du conte merveilleux traditionnel, par sa structure et sa forme, déjà: outre la présence de forces magiques, incarnées surtout par la figure de Gandalf, on y trouve une succession très rapide de phases de danger et de répit.

L'intrigue, linéaire, raconte un trajet sans retour en arrière, au cours duquel les héros rencontrent une succession de personnages fantastiques issus de l'imaginaire occidental traditionnel (trolls, gobelins, dragon...). Ajoutons que tous les personnages sont soit gentils, soit méchants, et que les premiers gagnent à la fin (désolé pour le spoiler).

Pour autant, Bilbo est-il l'équivalent moderne du Petit Poucet ou du Chat botté? Pas vraiment, car l'ambitieux projet littéraire de Tolkien, qui naît avec ce roman et se poursuivra toute sa vie, est tout autre que celui des frères Grimm ou de Perrault.

Pour comprendre ce qui les différencie, il faut écouter que ce que nous dit Tolkien lui-même, car celui qui était aussi un éminent professeur de philologie à l'université d'Oxford s'y connaissait, et pas qu'un peu, en contes.

En 1947, il a publié un ouvrage décisif sur le sujet, Du conte de fées. Un livre qui est en même temps une magistrale présentation des principes qui sous-tendent toute son œuvre.

On y apprend en particulier que la question du «pour enfants/pas pour enfants» n'intéressait pas Tolkien, qui l'évacue d'un revers de la main:

«Seuls certains enfants (et certains adultes) éprouvent pour les contes un goût particulier et lorsqu'ils le possèdent, il n'est pas exclusif, ni même forcément dominant […] et c'est certainement un goût qui, s'il est inné, ne diminue pas, mais augmente avec l'âge.»

Tolkien avait une vision hyper restrictive du conte de fées: par exemple, d'après lui, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll n'en est pas un en raison de son caractère onirique. Alice évolue dans un rêve, alors que dans un conte, tout doit se présenter comme vrai.

Alice au pays des merveilles, illustration de John Teniel (1865) (Wikimedia Commons)

De la même manière, Tolkien n'aimait ni les passages merveilleux des pièces de Shakespeare, ni les contes de Perrault et des frères Grimm. Il les considérait comme un affadissement des vieux mythes et légendes européens. Il dénigrait pour la même raison Wagner et son Anneau du Niebelung, auquel on a parfois comparé Le Seigneur des Anneaux.

Créer un nouveau mythe

L'écrivain ne nourrissait guère d'estime pour ces prédécesseurs parce que leurs contes, aussi divertissants soient-ils, ne remplissaient pas la haute fonction qui était jadis assignée aux mythes. Car ce qui le fascinait vraiment, c'était, par exemple, le poème épique du VIIe siècle Beowulf, le Kalevala, une collection de poèmes mythologiques finnois, ou encore la Völsunga saga et la Hervarar saga, deux sagas nordiques du XIème siècle qu'il devait être un des seuls Anglais à pouvoir lire dans le texte.  

Et c'est bien tout ce qui fait l'originalité de Tolkien: son ambition n'est pas celle d'un conteur à l'anglaise dans la lignée d'un Lewis Carroll ou d'un J.M. Barrie, l'auteur de Peter Pan. Son but premier n'était pas d'édifier ou d'amuser les enfants, mais de créer une œuvre mythologique comparable à Beowulf ou aux légendes scandinaves. Il aura consacré toute son existence à ce projet gigantesque dont on ne retient souvent que les deux romans qui ont fait sa célébrité.

Pendant des années, et au fil d'une multitude de textes souvent méconnus du grand public, Tolkien a imaginé ce qu'il appelait un «monde secondaire»: un univers complet, avec ses langues, ses héros, son histoire et ses légendes, parfaitement cohérent, et dans lequel Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des anneaux ne prennent place que pour lui donner chair.

Tolkien ne considérait d'ailleurs pas que ces deux romans devaient être placés au-dessus du reste de son œuvre. Il attachait autant d'importance aux textes qui, après sa mort, seront publiés sous le titre de Contes et légendes inachevés, Le Silmarillion ou Histoire de la Terre du Milieu.

Si Tolkien a choisi la forme du conte pour Bilbo, c'est parce qu'elle lui semblait adaptée au moment où il a imaginé cette histoire. Mais on ne peut pas vraiment comprendre ce roman si on le prend comme une simple histoire indépendante, avec un début et une fin. En réalité, Bilbo n'est que la porte d'entrée de l'univers inventé par Tolkien.            

Une invitation au voyage

Certains ont interprété Bilbo le Hobbit comme une parabole du monde contemporain. Le livre serait une réflexion allégorique sur la Première Guerre mondiale et sur la fin de l'héroïsme traditionnel. Le Seigneur des anneaux, quant à lui, évoquerait à mots couverts la Seconde Guerre mondiale: Sauron correspondrait à Hitler, les Orcs à l'armée nazie, l'Anneau à la bombe atomique, etc. 

Mais Tolkien disait lui-même «détester cordialement les allégories dans toutes ses manifestations». La Terre du Milieu n'est pas une allégorie. Ce n'est pas notre monde déguisé sous tout un folklore médiéval et magique, ce n'est pas non plus une simple transposition du monde réel, ni son miroir: c'est un monde différent, autonome, qui obéit à sa propre logique et possède ses propres dynamiques, et qui par contraste, permet de nous réapproprier le nôtre.

Première édition de The Hobbit (1937) – Illustration de J.R.R. Tolkien

Car pour Tolkien, c'est par la confrontation à l'altérité, par le voyage —physique ou intérieur—, qu'on en apprend le plus sur soi. Une idée qui est au cœur de Bilbo le Hobbit.

Au début du livre, l'espace dans lequel évolue Bilbo ressemble à l'Angleterre bourgeoise du XIXe siècle: le hobbit possède une pendule, une bouilloire, un sofa, il fume et reçoit son courrier par la Poste. En revanche, en s'éloignant de chez lui, il est confronté à un univers beaucoup plus primaire et sauvage, dans lequel ce qui n'était pour lui que contes et légendes pour enfants devient la sinistre réalité.

«Le monde n'est pas dans vos livres ou vos cartes, il est dehors», lui lance Gandalf dans la bande-annonce du film. Bilbo est un voyageur moderne qui explore un monde archaïque.

Et c'est à un voyage semblable à celui de son héros que l'auteur invite implicitement son lecteur: un voyage à travers un monde mythique et terrifiant qui se clôt par un retour au monde connu —riche d'une plus grande compréhension des choses. Il ne s'agit pas de fuir le réel, comme on le dit souvent à propos des livres de Tolkien, mais d'y arriver par un chemin détourné, celui de l'imaginaire.

Pierre Ancery

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