Culture

«Tabou», un acte de foi

Le film de Miguel Gomes est une des grandes réussites de l'année.

Tabou. Shellac Distribution
Tabou. Shellac Distribution

Temps de lecture: 7 minutes

En un prologue mythologique et deux chapitres, l’un à Lisbonne aujourd’hui, l’autre dans les colonies portugaises d’Afrique à la veille du commencement de leur libération, Tabou est une magnifique proposition romanesque et cinématographique. Amour passionné, mélancolie mortelle, splendeur et misère de l’exotisme, métaphores du passage inexorable du temps, éclatement de notre rapport contemporain aux «autres» après des siècles de stabilité fondée sur l’oppression et le mépris: ce que semble raconter Tabou, cent livres et autant de films l’ont déjà raconté.

Mais nul ne l’avait raconté comme cela. Nul ne l’avait raconté en sachant aussi bien comment cela avait été raconté, et puisant dans ce savoir d’invisibles trésors d’humour, de charme et de violence. Avec comme horizon la manière même dont ces passés réels et imaginaires travaillent notre présent.   

Pas de parodie ici, encore moins de «deuxième degré», cette misère. Mais un sens extraordinairement sûr des lois classiques du récit et de la définition des personnages, pour mieux faire vibrer d’émotions étranges, tremblantes de beautés et très près du fou rire, tandis qu’une vieille dame à moitié folle s’éteint entre une missionnaire à la bonté frustrée et une servante noire qui la cajole et l’enferme, que les militants d’on ne sait plus quelle juste cause tentent d’arrêter on ne sait plus quel génocide dans on ne sait plus quel pays martyr qui fut, un jour, symbole de la juste lutte des peuples pour leur indépendance.

Rebondissement, bifurcation, déraillement aiguillé par la voix, passions de brousse et torpeur des tropiques, croco et moto, fusil et rockabilly devant la piscine à moitié vide d’une propriété fantomatique. Faut que ça s’enchante!

C’est immense et poignant, mais sur un ton si doux et si exact que les idées les plus complexes deviennent ici comme les notes de ces morceaux de musique populaire fredonnées sans même avoir conscience de les avoir écoutées, ni que quelqu’un les a composées. Là est l’art très singulier de Miguel Gomes, découvert avec deux films aussi mémorables que différents, La gueule que tu mérites (2006) et Ce cher mois d’août (2009).

Deux films qui pourtant étaient déjà inspirés par cette tonalité si particulière, où une sorte de douceur attentive aux détails, au presque rien riche d’infinies assonances, laissaient s’épanouir des mondes de sensibilité. Dans une conversation (lire ci-dessous), Miguel Gomes parle notamment de l’impossibilité de filmer tout ce qu’il avait prévu, et de l’espace ainsi ouvert à un souffle, une liberté, de l’invention et du désir. Mais c’est tout son cinéma qui carbure à ce mélange.

On y discerne aussi, bien sûr, une déclaration d’amour au cinéma lui-même. Pourtant le noir et blanc et l’original format 1,33 ne renvoient à aucune nostalgie. Tout au contraire, ils participent de la mise en œuvre joueuse et inspirée de puissances intactes d’évocation, puissances qui savent comment elles furent déjà employées. Et ce savoir permet non de se répéter mais de se déployer autrement.

Exemplairement, l’absence de dialogue de la deuxième partie réinvente les possibilités de ce qui fut un jour la grande dynamique du cinéma muet, non pour l’imiter mais, dans un film extrêmement sonore, pour faire fructifier aussi les ressources de ce suspens de la parole proférée – et pourtant ô combien présente, à la fois très audible intérieurement parce que nourrie de tant de romans et de tant de légendes et du fait de la voix du narrateur.

La coupure en deux du film le rapproche d’un semblable dispositif employé par d’autres grands cinéastes contemporains, exemplairement David Lynch dans Mulholland Drive et Apichatpong Weerasethakul dans plusieurs films, en particulier Tropical Malady. Le point commun de ces constructions, et leur caractère contemporain, tient à ce qu’ils ne sont pas dialectiques. 

Pas de synthèse ni de «dépassement» dans l’interaction entre deux termes qui ne sont pas les deux faces d’une même réalité mais deux états du monde, deux «univers» que séparent l’espace (Europe/Afrique), le temps (aujourd’hui, il y a 50 ans), le style dramatique (chronique réaliste/mélodrame flamboyant) et le régime de narration (dialogues en situation/récit au passé illustré de manière plus ou moins onirique).

Mis en œuvre par Miguel Gomes, cet agencement a d’immenses vertus ludiques et émouvantes. Mais pas seulement: sans en avoir l’air, il fait de Tabou une machine de guerre contre l’idée toujours si active de «paradis perdu» – idée à laquelle souscrivait encore le Tabou de Murnau et Flaherty en 1931, figure cinématographique tutélaire.

Il n’y a qu’un monde, il comprend l’aujourd’hui et l’autrefois, le quotidien et le légendaire, la mémoire, la nature et la ville. Et le cinéma, et les chansons, et les romans. Gomes fait un cinéma de la croyance, on pourrait presque dire un cinéma-acte de foi. Mais il n’a foi qu’en ce monde-là, et c’est plus que suffisant.

Jean-Michel Frodon

Miguel Gomes: A la place des éléphants

Les phrases qui suivent sont extraites d’une conversation publique avec Miguel Gomes organisée le 6 juillet 2012 durant le 40e Festival de La Rochelle.

A chacun de mes films, à un moment du tournage, le producteur se dirige vers moi et me dit: «il n’y a pas l’argent pour faire ce qui tu avais écrit». C’est arrivé aussi sur le tournage de la seconde partie de Tabou. A ce moment, je deviens un peu fâché. Il y a alors deux options : soit je reste fâché et j’exige qu’il trouve l’argent manquant, soit je continue à être un peu fâché mais quand même on cherche un compromis, on jette le scénario à la poubelle et on va trouver comment faire autrement.

Dans le scénario de Tabou, il y avait des éléphants. Mais par manque de moyen, on n’a pas pu les filmer. Les éléphants sont partis du film, mais d’autres choses sont arrivées. Pour moi le cinéma résulte toujours de ce croisement entre un désir et la réalité. Il faut toujours négocier, parfois la négociation est rude, et on risque de perdre des choses importantes.

La recherche de ce compromis fait partie du film, il m’est arrivé du coup de l’inviter dans le film lui-même: dans Ce cher mois d’août, je montrais un affrontement et une négociation avec le producteur. Mais ce que je montrait n’était pas ce qui s’était vraiment passé, c’était une manière d’utiliser cet affrontement pour nourrir le film. Il ne s’agit pas de «révéler la vérité du tournage», c’est de la fiction, mais une fiction née de ce qui s’est passé. Une fiction qui devient positive, qui construit et nourrit le film.

Je n’aime pas les films de dénonciation, les films qui viennent dire aux spectateurs: ça c’est mauvais. Je préfère montrer ce que j’aime. Même les aspects sombres ou difficiles, j’essaie de trouver une manière de la filmer qui n’adresse pas un discours négatif, de garder un rapport de plaisir au fait de les filmer.

Il y a toujours un scénario au départ, mais le film n’y ressemble pas forcément. Le scénario est là où s’inscrivent les envies qui sont à l’origine du film. Si on ne peut pas, en suite, filmer exactement cela, il faut construire la transformation qui garde la mémoire de ses désirs. Je ne dis pas que tous les films doivent être faits comme ça, Hitchcock tournait exactement ce qu’il avait écrit et cela faisait des bons films. Mais sans doute avait-il un producteur qui savait mieux compter que le mien, il avait un producteur américain, pas portugais, c’est déjà un avantage. 

Mais au fond j’aime cette négociation avec la réalité, peut-être qui si un jour un producteur me disait: c’est bon, tu peux filmer tout ce que tu as écrit, je commencerai à inventer des problèmes. L’enjeu réel est de renouveler le désir qui est au principe d’un film. Il faut comprendre que c’est long de faire un film, qu’il y a des moments où il ne se passe rien, où on attend. Notamment pendant que le producteur cherche l’argent. Au bout de 15 jours ou un mois, il appelle et dit: «c’est bon on a trouvé une partie du financement, mais ce n’est pas assez pour commencer à tourner, je vais encore chercher le complément ». Dix jours après il appelle et dit «bon on a perdu une coproduction dans un pays, il faut repartir d’un peu plus loin». Etc. Le risque est grand alors de perdre l’élan, l’énergie du début.

Je ne suis pas un cinéaste réaliste, je n’aime pas me contenter de reproduire la réalité, je préfère inventer un autre monde mais avec des connections au nôtre. Les deux parties de Tabou viennent peut-être du Magicien d’Oz, un film que j’aime beaucoup: à un moment on vit dans un monde organisé selon certains règles, ensuite on entre dans un monde régi par d’autres règles. Le vrai film, c’est la 3e partie, qui n’existe que dans la tête du spectateur, c’est celle qui résulte de l’assemblage des deux premières.

Je n’ai pas de relations personnelles avec l’Afrique, même si ma mère est née en Angola, elle est venue très jeune au Portugal, et cette origine n’a pas beaucoup compté. L’Afrique du film vient de la mythologie coloniale portugaise et de la mythologie du cinéma. La 2e partie est comme un cadeau aux 3 femmes de la 1re partie: des crocodiles romantiques, pas d’éléphants mais quand même des singes, du rock, des amours interdites, toutes ces choses romanesques, qui font contrepoids à la 1re partie, qui est pour moi une situation qu’on peut appeler de post-mélodrame: tout a déjà été joué.

On ne fait pas des films « sur » mais avec, avec les sensations des choses, de ce qui est resté en nous, de ce qui nous a touché : un film de Murnau, un souvenir de vacances…

Il y a pratiquement toujours des chansons dans mes films, les chansons permettent à un personnage de dire en 3 minutes des choses décisives de manière condensée et gracieuse. Si j’en avais été capable, j’aurais été musicien plutôt que cinéaste.

Il y a aujourd’hui ce qu’on appelle en français les «docteurs de scénario», en anglais script doctors, ce sont des soi-disant scientifiques qui traitent le scénario comme une formule figée. Ça c’est une idée sinistre du cinéma. Ils croient qu’ils défendent une idée classique du cinéma, mais c’est une idée morte. Les vrais classiques passaient leur temps à transgresser les règles.

Pensez à la manière dont surgit une chanson chantée par Dean Martin au milieu de Rio Bravo, lorsque les héros attendent l’attaque de la prison par les méchants. C’est très beau, ces hommes qui ont peur, qui attendent l’attaque des ennemis, et qui chantent.

Et après, qu’est-ce qu’ils font? Ils chantent une autre chanson!

ça ce n’est pas raisonnable. Jamais un script doctor ne laisserait deux chansons de suite dans une situation de tension dramatique maximum. Une chanson, déjà, ce serait un problème. Howard Hawks fait ça pourquoi ? Pour le plaisir ! C’est aussi la raison pour laquelle je fais appel à des chansons.

Recueilli par Jean-Michel Frodon

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