France

Pourquoi les noirs vont chez KFC (mais ne sont pas dans ses pubs)

La chaîne de fast-food estime que cette image ne reflète pas la réalité de ses restaurants. Et «oublie» cette partie de sa clientèle dans ses campagnes de pub.

Dans un restaurant KFC de New York en octobre 2010, REUTERS/Shannon Stapleton
Dans un restaurant KFC de New York en octobre 2010, REUTERS/Shannon Stapleton

Temps de lecture: 7 minutes

«Etes-vous déjà entré dans un restaurant KFC de Paris? Si oui, vous savez que les noirs sont très nombreux dans ces restaurants.»

Cette phrase n’est pas tirée d’un forum d’extrême-droite. C’est Patrick Lozès, fondateur et premier président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), qui l’a écrite en mars 2008. Elle reflète une image qui colle à la chaîne de restauration rapide depuis son installation en France il y a une vingtaine d’années.

Tapez «KFC et» dans Google et le système de suggestion du moteur de recherche vous conseille «KFC et les noirs».

Au début de requête «Pourquoi les noirs aiment», Google suggère «Pourquoi les noirs aiment le poulet», et la variante «le KFC».

Ces résultats ne prouvent pas que l’affirmation se vérifie –les suggestions de Google correspondent à ce qui est recherché par les internautes, et donnent parfois des résultats racistes. Mais ils montrent que l’association entre le KFC et les noirs existe dans l’esprit de beaucoup. Cette association reflète-t-elle la réalité? Y a-t-il plus de noirs chez KFC que chez Quick ou chez McDonalds?

En l’absence de données sur le sujet, on ne peut que faire des suppositions en se fondant sur l’observation de la clientèle des restaurants. Du côté de KFC, on concède que l’image de la marque est liée aux noirs.

Pas une réalité, selon KFC

«En France, on entend souvent que KFC c’est le fast-food des noirs», confirme Pierre Blondet, qui s’occupe de l’image de la marque chez l’agence de conseil en communication Elan. Mais il précise tout de suite:

«Cette perception ne reflète pas la réalité de la clientèle. C’est sans doute vrai dans certains restaurants en région parisienne, mais nous n’avons que 10 restaurants à Paris sur un total de presque 150 sur tout le territoire. [...] La clientèle à Carcassonne ou à Chartres est la même que celle des McDonalds ou des Quick dans ces villes.»

Pour nous en convaincre, KFC France nous invite à rencontrer la directrice marketing et celle de la communication de la marque dans son restaurant d’Alesia, un quartier à mixité ethnique modérée de la capitale. Comme le conseiller en communication, les deux cadres préfèrent aussi parler de leurs restaurants en province que de ceux du nord de Paris et de Seine-Saint-Denis. «Dans une ville comme Rouen, les gens qui viennent dans nos restaurants sont les gens qui habitent ou qui travaillent à proximité», souligne Ségolène Defline, la directrice marketing.

Comme nous l’ont fait remarquer les cadres de la chaîne lors de notre visite, la clientèle du KFC d’Alesia est n'effectivement pas particulièrement noire, moins en tous cas que celle du restaurant de la Porte de Clignancourt au nord de Paris, un quartier à forte population africaine ou issue de l'immigration africaine. Pourtant, on remarque aussi qu’il y a plus de noirs au KFC de la place de la République qu’au McDonalds qui se situe à quelques mètres de distance. L’implantation géographique des restaurants n’explique donc pas tout.

Explications géographique et culturelle

Il existe en fait des explications plus structurelles à la popularité de KFC chez les noirs. Un début de réponse est à chercher du côté de l’historique de la marque dans l’Hexagone. Implantée en France depuis une vingtaine d’années, la chaîne de fast-food n’a pendant longtemps compté qu’une poignée de restaurants sur le territoire, tous dans des grands centres urbains. «On a commencé par Paris, Lille, Lyon, Marseille, puis Toulouse», explique Ségolène Defline.

Or, «en France, l’immigration se concentre dans les grandes agglomérations, souligne Abbas Bendali, directeur de Solis, cabinet d'études marketing spécialisé dans les sondages ethniques. Un Francilien sur cinq est originaire d’Afrique, des DOM ou de Turquie.» Le poulet est par ailleurs un aliment de base dans les régions dont sont originaires beaucoup de noirs de France. «Le poulet a une place majeure dans la culture culinaire des Antilles et de l’Afrique de l’Ouest, plus que le bœuf par exemple», estime Pascal Blanchard, chercheur spécialiste des questions d’immigration au CNRS et auteur de La France noire.

«L’alimentation de ces populations colle à peu près au menu de ces restaurants, et notamment le poulet», abonde Patrick Lozès. Poulet Yassa ou Mafé du Sénégal, colombo de poulet martiniquais, poulet braisé à la camerounaise sont autant de grands classiques des cuisines africaines ou antillaises.

La popularité de KFC, seule grande chaîne de fast-food spécialisée dans le poulet en France, chez les noirs a donc des explications culturelles. Mais la marque n’a pas vraiment envie de mettre l’accent sur cette partie de sa clientèle, et pour cause. Autrefois acteur mineur de la restauration rapide en France, la marque du colonel Sanders a depuis le début des années 2000 identifié la France comme un marché à fort potentiel.

Expansion et image grand public

La chaîne de restauration rapide est entrée dans une phase d’expansion sur tout le territoire, ouvrant la plupart de ses nouveaux restaurants dans des villes moyennes et autres zones périurbaines. Les dernières ouvertures en date on eu lieu à Cholet ou à Trélissac en Dordogne.

La chaîne, qui n’avait jusqu’à récemment jamais communiqué au niveau national, a aussi décidé de reprendre son image en main afin de montrer son nouveau statut de réseau national quadrillant une grande partie du territoire. Elle diffuse depuis 2010 des campagnes sur les grandes chaînes de télé nationales, avec des cibles bien identifiées: les jeunes adultes et depuis peu les familles.

Mais à force de vouloir affirmer son nouveau statut de fast-food présent sur tout le territoire et élargir sa cible en se démarquant de son image communautaire, KFC a semble-t-il oublié une partie de sa clientèle.

Des publicités trop blanches?

Si Patrick Lozès faisait en 2008 le constat de la forte présence de noirs dans les restaurants parisiens de la chaîne, ce n’était pas pour dresser une sociologie ethnographique de la marque en Île de France. Le presque candidat à la dernière élection présidentielle (il n’a finalement pas atteint la barre des 500 signatures) s’élevait contre l’absence de diversité dans une campagne de publicité de la chaîne de restaurants dans le métro parisien alors même que «les Français issus de la diversité contribuent de manière très significative au chiffre d’affaires de KFC à Paris», et menaçait d’appeler au boycott de la marque.

Aujourd’hui, plus de quatre ans après son coup de gueule, Patrick Lozès n’a pas changé d’avis:

«KFC continue de se moquer de ses clients. A l’époque, les gens de KFC France avaient souhaité nous voir. Ils nous avaient assuré qu’ils avaient compris notre émotion et promis de revoir leurs pratiques. Au vu de ce qu’ils continuent de faire aujourd’hui, on n’exclut toujours pas le boycott.»

En regardant cette campagne de 2010 mettant en avant une «clientèle jeune, blanche et BCBG» selon le magazine Stratégies, ou celle-ci dessous, diffusée en février 2012, on ne peut effectivement pas vraiment dire que KFC ait misé sur la diversité de ses clients ou de ses employés comme argument de vente:

Cette campagne de marque (c'est à dire un spot qui vante les mérites de la chaîne dans son ensemble et pas seulement d'un de ses produits) d’avril 2012, la seule à ce jour de KFC en France, n’est pas non plus un exemple de mise en avant des minorités visibles:

On n’y remarque aucun noir sur les 20 personnages principaux de la publicité (ceux sur lesquels la caméra s’attarde et qui effectuent des actions scénarisées). Ils sont relégués à quelques apparitions en tant que figurants. Sur la dizaine de spots visibles sur la chaîne YouTube de KFC France, un seul met en scène un personnage principal noir, sur des dizaines de rôles.

Interrogée sur la question, Ségolène Defline explique:

«Nous voulons être représentatifs de la population française. […] C’est subjectif. Si on ne mettait que des blancs, ça n’irait pas, si on mettait que des noirs, non plus, si on faisait moitié-moitié, on nous accuserait de faire des quotas. […] Le prochain film, je vais avoir une famille par exemple, c’est très compliqué. Imaginez, d’avoir une famille avec un couple mixte, et les enfants… Il faut quand même que la famille fasse un ensemble.»

La complexité de la situation ne saute pas aux yeux. Pour Patrick Lozès, la chaîne a «sciemment éliminé les minorités» de ses campagnes:

«Personne ne demande à KFC de faire une pub communautaire, et je trouverais tout aussi scandaleux qu’il n’y ait que des noirs dans ses publicités. On lui demande juste de ne pas gommer une partie de sa clientèle. Apparemment ils n’ont pas honte de l’argent des minorités, mais de leur présence.»

Un juste milieu

La marque du colonel Sanders ne semble pas particulièrement pressée de rejoindre les entreprises qui misent désormais sur la diversité comme ressort de communication, de McDonald’s et son slogan «Venez comme vous êtes» (même si les minorités visibles ne sont pas franchement plus présentes dans ses spots que dans ceux de KFC) à Coca Cola France qui vante les mérites de la diversité sur son site. D’autant plus que KFC reste plus présent que ses concurrents dans les zones et quartiers plus pauvres et plus métissés.

Susan Marro, directrice de la communication de KFC France, a beau marteler qu'«on ne peut pas construire une marque ethnique, ça ne marche pas», certains affirment que l’implantation de ses restaurants a répondu à une stratégie de cette nature, au moins à ses débuts. «La géographie de leurs restaurants montre qu’ils ont voulu jouer sur la carte communautaire, estime Salah Eddine Aït Nasser, fondateur et directeur associé de l’agence de marketing ethnique Kleema. Affirmer le contraire est un mensonge.»

L’enseigne compte huit restaurants dans le département francilien pauvre et métissé de Seine-Saint-Denis, contre seulement trois dans les Hauts-de-Seine, département de taille comparable et l’un des plus riches de France. Pour comparaison, McDonalds a autant de restaurants dans les deux départements (15). A Marseille, trois de ses quatres restaurants sont dans les quartiers nord:

Ceux de McDonalds ou de Quick sont plus également répartis sur l'agglomération:

Une absence volontaire?

Bien sûr, KFC France n'est pas la seule marque à «oublier» la diversité dans ses publicités, domaine dans lequel la France a encore des progrès à faire. Et on est encore loin du spot à la limite du racisme diffusé par KFC en Australie en 2009, puis retiré après de nombreuses plaintes.

Rien ne permet non plus de savoir avec certitude que KFC demande explicitement à ceux qui réalisent ses campagnes de ne pas trop représenter les minorités. Mais la marque est surveillée de près. «Si jamais un témoignage de prestataire auquel KFC aurait donné des instructions de cette nature parvenait à nos oreilles, nous en tirerions les conséquences», met en garde Patrick Lozès.

Grégoire Fleurot

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