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Ferrero, le géant italien de la pâte à tartiner, n’en avait pas rêvé, mais le Parlement français l’a fait: une «affaire Nutella» est née. Le Sénat a voté le 14 novembre, par 212 voix contre 133, un amendement au projet de loi de financement 2013 de la Sécurité sociale portant le nom de la célèbre marque, et prévoyant une multiplication par quatre de la taxe sur les huiles de palme, de palmiste et de coprah destinées à l’alimentation humaine. Si l'ensemble du texte est «tombé» ensuite du fait d'un vote négatif de l'opposition et des communistes, l'amendement devrait revenir lors de son prochain examen.
Ferrero a aussitôt réagi en achetant de larges espaces publicitaires dans la presse quotidienne pour dénoncer une telle initiative et vanter les mérites de sa pâte. Le groupe a indiqué qu’il ne toucherait pas d’un iota à sa spécialité phare et, si la taxe est confirmée, il appliquera sa recette à ses consommateurs.
Quant aux médecins spécialistes de la nutrition interrogés sur les ondes, ils ont dit ce que tout le monde sait ou subodore: l’huile de palme n’est pas un poison dès lors que l’on sait raison garder.
Bière, boissons énergisantes, aspartame...
Cette affaire Nutella fait suite à celle de la «dernière gorgée de bière», qui vient de voir l’Association des brasseurs de France mener avec un succès immédiat une e-campagne de presse éclair. L'objet: dénoncer la volonté du gouvernement d’augmenter les taxes sur la bière. Le slogan: «Pour que la prochaine gorgée de bière ne soit pas la dernière, likez cette page. Si le projet de taxe du gouvernement devait aboutir, la bière serait beaucoup plus chère. Mobilisons-nous pour garder nos instants de convivialité!» Parmi les soutiens, les artistes hédonistes François Berléand et Charles Berling.
Le 14 novembre, les sénateurs ont réduit la hausse de la taxe. De 480 millions d'euros qui entreront dans les caisses de l'Etat, on est tombé à 360 millions d'euros: quelques substantielles gorgées de bière supplémentaires.
Et c’est pour compenser (en partie) le manque à gagner que l'augmentation de la taxe sur l'huile de palme fut ajoutée au menu du PLFSS, l'amendement Nutella devant rapporter 40 millions d'euros. A l’étude également, des mesures visant à alourdir la fiscalité des boissons énergisantes ou de l'aspartame, un succédané du sucre. Dans tous les cas, ces initiatives sont lancées au nom de la santé publique, avec, pour le Nutella, une dimension environnementale en prime.
Le sénateur PS de l'Aisne Yves Daudigny, rapporteur de la commission des Affaires sociales, qui a présenté l'amendement, fait valoir que l'huile de palme (particulièrement riche en acides gras saturés) est nocive pour la santé (risques d'obésité et de maladies cardio-vasculaires associés à sa consommation) et que sa production contribue à une déforestation massive dans des pays comme l'Indonésie ou la Malaisie.
Ferrero a répliqué sur papier journal que «l'huile de palme n'est pas dangereuse pour la santé», que c’est elle qui «garantit l'onctuosité» et qui «permet d'obtenir la consistance souhaitée sans avoir recours au processus d'hydrogénation des matières grasses, qui peut occasionner la formation d'acides gras trans». En d’autres termes: il y a pire dès lors que l’on veut pouvoir tartiner aussitôt le pot sorti du réfrigérateur.
La Malaisie et la Côte d'Ivoire irritées
Le groupe Ferrero n’est pas le seul à prendre ombrage de cette affaire. La Malaisie, l'un de ses principaux producteurs, et la Côte d'Ivoire, également concernée, ont dénoncé l’«agression sans fondement» et «irresponsable» de la France contre l'huile de palme.
«La Malaisie est très préoccupée par la mesure du sénateur français Daudigny», a fait valoir le Conseil malaisien de l’huile de palme, selon qui 240.000 petits paysans dépendent directement de cette activité pour leur survie. «La majorité des graisses saturées consommées en France sont issues des aliments d'origine animale», font valoir les observateurs de ce pays producteur.
Quant à ceux de la Côte d'Ivoire, ils ont calculé que l’amendement Nutella toucherait «deux millions de personnes» dans leur pays. Le palmier à huile a selon eux une vertu non négligeable:
«Il permet de garantir le développement durable, l'indépendance alimentaire et l'accès au mieux-être des populations du sud.»
La Malaisie investit massivement en Afrique, notamment au Liberia et au Cameroun, mais pas en Côte d'Ivoire. L’AFP rapporte par ailleurs qu’un «think tank» d'économistes basé au Nigeria a demandé à François Hollande que soit rejeté l'amendement sur l'huile de palme, en arguant de son impact sur les petits producteurs africains. [1]
Pour l’heure, le gouvernement français ne semble pas avancer en pleine harmonie. La ministre de la Santé Marisol Touraine exprime des réserves à propos de l'amendement Nutella. «Il est normal de s'occuper de l'impact sur la santé de l'huile de palme, mais je ne suis pas certaine que ce soit à l'occasion d'un amendement purement financier que l'on puisse engager le débat, déclarait-elle il y a quelques jours sur Canal+. Je souhaite que l'on prenne le temps d'une discussion sur la santé publique, sur les risques pour l'obésité en particulier.»
Qualifiant la taxe de «spectaculaire», le Dr Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, préfère quant à lui insister sur les «dégâts formidables» causés à l'environnement par la culture de l'huile de palme. «Ce sont des déforestations massives qui se produisent pour cela, avec des destructions d'habitat naturel qui compromettent tout un écosystème, a-t-il déclaré sur Europe 1. Je crois qu'il est temps que les consommateurs se rendent compte des dégâts formidables que l'on réalise à la planète pour satisfaire des besoins qui peut-être n'ont pas à l'être dans ces proportions-là.»
Satisfaire des besoins? Les Français consomment 126.000 tonnes d'huile de palme à usage alimentaire par an, soit environ 2 kg par habitant et par an. Outre le Nutella, cette matière grasse est utilisée dans l’élaboration des confiseries, des chips, des glaces, de la margarine ou comme corps gras de friture ,et plus généralement dans les produits de biscuiterie et dans l'alimentation salée ou sucrée à destination des enfants. Et il ne fait aucun doute, comme l’a observé l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), que les éléments qui la constituent (des acides gras saturés) sont consommés en excès par la population française.
Pas de deux sans espoir
Vieille de cinquante ans, la pâte à tartiner d’origine piémontaise est devenue le symbole des démons alimentaires modernes: elle réunit sous son nom la mondialisation, la grande distribution, le secret de fabrication, le diktat des goûts enfantins et une certaine forme d’addiction. Aussi Nutella n’est-elle pas sans évoquer un symétrique italien au Coca-Cola américain.
En 2010, la pâte avait déjà été dans le collimateur des institutions européennes, qui avaient bien vite abandonné le combat. Et en avril dernier, Ferrero a accepté de verser (jusqu'à) quatre dollars par pot de Nutella acheté aux Etats-Unis entre janvier 2008 et février 2012, soit 3,05 millions de dollars: il s’agissait alors de régler une action en nom collectif intentée par une mère californienne affirmant qu'elle ignorait que le Nutella était «gras à ce point». Cet accord n'incluait pas le reste du monde.
En août 2011, le gouvernement Fillon avait lui tenté d’augmenter les recettes fiscales en taxant un peu plus des boissons industrielles sucrées présentées comme nocives pour la santé. Il avait aussitôt été confronté à l’ire et aux menaces de la filiale française de Coca-Cola.
Ces pas de deux sont sans espoir. Les multinationales font ici cause commune avec des consommateurs dépendants depuis le plus jeune âge d’une douce addiction et des messages publicitaires qui les confortent dans leur dépendance. Et chacun sait bien que l’argument «santé publique» du gouvernement ou des parlementaires n’est qu’un habillage fiscal de circonstance.
On n’améliore pas les comportements alimentaires collectifs en augmentant les taxes sur les aliments, pas plus que l’on ne fait progresser ainsi la cause de l’environnement dans les antipodes. Dans le meilleur (ou le pire) des cas, l’affaire Nutella fera de cette pâte un fruit défendu. Avec toutes les conséquences qui leur sont généralement associées.
Jean-Yves Nau
[1] Pour les différents usages culinaires et gastronomiques de l’huile de palme en Afrique et en Amérique du sud, on se reportera au texte que l'anthropologue Raul Lody (Musée de la gastronomie Baiana et Fundaçào Gilberto Freyre, Brésil) a publié dans le récent et remarquable Dictionnaire des cultures alimentaires, réalisé sous la direction de Jean-Pierre Poulain et édité par les Presses universitaires de France. Revenir à l'article