France

Muslimosphère: les voix de l’islam de France sont sur Internet

En première ligne sur tous les sujets de société qui touchent à l’islam, les sites et blogs d’info animés par des Français musulmans donnent un autre son de cloche sur l’actualité. Parfois fustigés pour leur communautarisme ou leurs positions tranchées, ils tentent de libérer le musulman de la rubrique fait divers et animent les débats sur la place de l’islam en France.

Une capture d'écran du site Ajib.fr
Une capture d'écran du site Ajib.fr

Temps de lecture: 22 minutes

«Quand je pose une question en tant que journaliste sur le football, je ne vais pas aller chercher un spécialiste du rugby ou de la natation. Mais pour l’islam, on ne va jamais chercher les bons spécialistes. Jamais.»

Dans le studio d'Oumma.com, d'où il réalise ses interviews vidéo, Saïd Branine n’est jamais à court d’exemples illustrant ce qu’il dit être «le traitement biaisé» de l’islam et des musulmans dans les médias français.

Et ce ne sont pas les récentes unes de L'Express et du Point sur l'islam qui vont le faire changer d'avis.

  

Juste après l’affaire du film Innocence Of Muslims et des caricatures de Charlie Hebdo, il nous racontait à la fin du mois d'octobre sa stupéfaction devant l’émission Mots Croisés d’Yves Calvi, intitulée «Islam: où est le problème?»

«Qui y avait-il ce soir-là?» La question est surtout rhétorique…

«Il y avait Alain Finkielkraut, Julien Dray, l’ex-ministre de la Défense Longuet et Clémentine Autain... Je ne vois pas le rapport. Ce sont quatre personnes qui ne connaissent strictement rien à l’islam.»

Le seul musulman de l’histoire? «Abdallah Zekri, qui est un militant associatif», en l'occurrence le président de l'observatoire national contre l'islamophobie au CFCM.

«Vous remarquerez aussi le déséquilibre des débats: souvent, on met des intellectuels non-musulmans qui ont une véritable expérience médiatique, qui ont une parfaite maîtrise de la rhétorique, et en face on met un militant associatif au français approximatif: c’est ce qui s’est passé dans ce débat…»

En 1999, Saïd Branine a fondé Oumma, le précurseur des sites d’actualité français et musulmans, aujourd’hui suivi par une audience substantielle. L’équipe, composée au début d’étudiants et d’intellectuels, a d’abord voulu expliquer «comment positionner l’islam dans un monde pluriel, souvent dans des sociétés laïques». «Ce sont des débats, poursuit-il, qui se posent autant pour les musulmans d’Europe de la "diaspora" que pour les sociétés musulmanes traditionnelles.»

Oumma et Saphir News, les deux références journalistiques

Mais c’est aussi, et peut-être surtout, grâce à l’amateurisme et à la partialité de certains médias grand public français –«Vous savez comment ça fonctionne, dit Branine, les médias font tourner en boucle les mêmes intervenants»– que les sites communautaires d’actualité ont pu émerger, dans un contexte français où une classe moyenne issue de l’immigration et pratiquante, ou simplement de culture musulmane, est à la recherche de médias qui partagent ses préoccupations.

C’est justement ce qu'Olivier Roy, politologue spécialiste de l'islam, écrit dans L’Islam mondialisé, publié en 2002:

«Elargissement du savoir, démocratisation, individualisation et nivellement de l’espace public de discussion sont les conséquences des nouvelles technologies et permettent la mise en place d’une muslim public sphere

Une muslimosphère [1] encore balbutiante il y a plusieurs années, mais qui s’est vite professionnalisée à force de dynamisme et d’organisation –certains sites affirment s'autofinancer sur leurs activités propres. Tirée par des leaders incontestés comme Oumma et Saphir News, elle continue de s’étendre et de se diversifier, profitant des réseaux sociaux pour surfer sur les polémiques qui concernent de près ou de loin les musulmans et donner un autre son de cloche.

Oumma.com

«Oumma.com est un site d'information, sans complaisance ni malveillance systématique, sur les activités cultuelles et culturelles de la seconde religion en France. [...] Un site laïc parce que l'islam est capable de concevoir la distinction du temporel et du spirituel et s'affirme compatible avec le cadre républicain et laïque de la société française.»

Rédacteur en chef: Saïd Branine
Date de fondation: 1999
Localisation: Bagnolet (Seine-Saint-Denis)
Audience: 1 million de visiteurs uniques/mois selon Oumma (plus probablement autour des 450.000/mois selon les données «centriques» vérifiées par Slate –précisons que pour tout site d'info, les chiffres varient énormément en fonction de la mesure utilisée)
Equipe: 5 journalistes
Public: intellectuels, militants, musulmans lettrés

Car si deux sites d’information aussi éloignés qu’Oumma, très véhément dans le ton, et Saphir News, beaucoup plus apaisé et consensuel, partagent un constat, c’est bien celui-ci: les médias ne sortent pas l’islam de la rubrique sécurité.

C’est pourquoi, quand certains sites militants appelaient à manifester ou à entarter Charb, le patron de Charlie Hebdo, Saphir News a préféré ignorer la polémique autour du film sur Mahomet et les caricatures pour prendre de la hauteur. «Ça ne sert à rien de prendre la parole sur ce genre de sujet: ça cautionne le plan média du réalisateur», affirme Mohamed Colin, son fondateur:

«Le problème, c’est que dans les médias, les musulmans prennent la parole sur des sujets anxiogènes.»

Moins polémique, résolument optimiste, au profil plus culturel que politique, Saphir entend normaliser le fait musulman, le sortir des unes sécuritaires, anxiogènes et parler pour un public «se reconnaissant dans une identité française et musulmane apaisée».

«On participe à une nouvelle forme de journalisme sur le fait musulman», résume son patron, qui voit dans l’exemple du ramadan, traité comme un véritable «marronnier» par les médias français depuis quelques années, la preuve que cette normalisation est en cours. Un exemple parmi d'autres de sa singularité: le site donne la parole à l'association Homosexuels Musulmans 2 France (HM2F), alors que les autres sites musulmans sont résolument opposés au projet de mariage et d'adoption pour les couples homosexuels.

Saphir News

«Saphirnews.com est le 1er quotidien musulman d’actualité en ligne tant par son ancienneté, sa notoriété que par sa fréquentation

Rédacteur en chef: Mohammed Colin
Date de fondation: 2002. La même équipe produit depuis 1998 Salem News, un mensuel papier gratuit
Localisation: Saint-Denis
Audience: 300.000 visiteurs uniques/mois
Public: «entre 25 et 40 ans. Issu des classes moyennes, intermédiaires, ou supérieures. Assez transversal, pas issu du milieu militant, se reconnaissant dans une identité française et musulmane apaisée»

Al-kanz: le fact-checkeur 100% halal

Ces sites ne publient pas que des articles d'opinion et politiques, ils fournissent aussi des conseils pratiques (horaires de prière, dates du ramadan...) ou vérifient des informations fournies par les médias, les politiques...

Un des blogueurs les plus connus de la muslimosphère, Al-kanz alias Fateh, s'est par exemple spécialisé sur une thématique précise, le halal. Aidé des lecteurs qui lui envoient de l’info, il passe son temps à dénoncer des mauvaises pratiques des groupes de grande distribution qui, s’ils ont saisi le potentiel économique du halal, ne l’intègrent pas toujours très habilement à leurs rayonnages ni ne respectent scrupuleusement les règles rituelles d’abattage et de conditionnement.

Mais ce blogueur s’aventure aussi sur le terrain politique. Et quand il le fait, le ton est critique pour les médias mais aussi pour les spécialistes de l’islam, accusés d’être incompétents et «de faire illusion, faute de journalistes faisant correctement leur travail sur la question de l’islam en France». Car sur les médias comme sur le halal, Al-kanz est sans pitié, ne laisse rien passer: exemple récent avec un tweet d’i>Télé au hashtag maladroit…  [Pour lire le passif entre Al-kanz et Slate, c'est ici]

La chaîne d’info a beau supprimer le tweet quelques minutes plus tard pour retirer le hashtag #Islam associé aux «menaces terroristes», plusieurs internautes en ont déjà réalisé des captures d’écran et l’envoient à leur muslim blog préféré… Trop tard!

Al-kanz

«Portail des consommateurs musulmans»

Rédacteur: Fateh, 35 ans, blogueur professionnel et entrepreneur, se définit comme un «musulman du terroir»
Date de fondation: 2008 (et «sur le web depuis 1996», précise le blogueur sur son site)
Equipe: une personne, aidée par les informations envoyées par les lecteurs et des collaborateurs ponctuels
Audience: Environ 350.000 visiteurs uniques/mois et jusqu’à 1,5 million/mois pendant le ramadan
Public : «25/35 ans, seconde génération. Musulmans francophones ayant étudié en France, connectés, avec un certain pouvoir d’achat.»

C’est quoi, un site musulman engagé?

Les présentations faites, passons aux choses qui fâchent… La politique! L’islam et la politique plus exactement, association de mots qui réveille à elle seule tous les fantasmes.

C’est pourquoi l’emploi des (bons) mots a été, lors de nos rencontres avec les acteurs de la muslimosphère, au centre de longs débats. Car avec l’islam en France, tout terme peut vite prendre une connotation gênante, jusqu’à mener parfois au contre-sens.

«Il ne faut jamais employer le mot “radical” avec un musulman», ironise Saïd Branine lorsqu’on l’interroge sur sa ligne éditoriale considérée comme «dure» par d’autres sites et acteurs du web communautaire:

«Vous savez très bien que si je dis “radical de gauche”, ça passe, mais si on l’associe à musulman, vous allez penser que c’est peut-ête un site d’al-Qaïda…»

Or, Oumma a pignon sur rue depuis plus d’une décennie: la rédaction, composée de journalistes expérimentés, a des bureaux à Bagnolet et s’occupe également d’une agence de communication communautaire qui a lancé depuis quelques mois un projet de Facebook-Twitter musulman, le réseau social Umma-United. Une petite start-up de l’information communautaire, en somme.

Mais aujourd’hui encore, un site comme Oumma, qui n’appartient pas à la tendance fondamentaliste, traîne une réputation sulfureuse, en partie due aux attaques des éditorialistes les plus honnis de la muslimosphère —Caroline Fourest, Alain Finkielkraut, les chroniqueurs les plus conservateurs du Figaro et de la «réacosphère» (terme générique qui désigne les sites catholiques intégristes, identitaires, nationalistes, et dont les plus célèbres exemples sont Fdesouche et Novopress)... Qui, en retour, sont attaqués régulièrement dans les articles d'Oumma.

Un journaliste de la presse maghrébine communautaire estime que les attaques du site contre les «islamophobes» sont devenues une véritable rengaine:

«C’est un peu récurrent et injustifié, et un peu dérangeant, mais c’est un créneau qui est porteur. Une partie de la communauté pense pareil, ils captent cette audience.»

Il faut dire qu’en se positionnant comme un site «sans complaisance ni malveillance systématique», Oumma ne fait pas dans le consensus mou. Tariq Ramadan y est régulièrement publié en tribune, mais la présence de l'intellectuel musulman controversé ne suffit pas à conclure que le site penche en faveur de sa conception de l'islam. Car Oumma a une qualité principale, le pluralisme des voix invitées à s’y exprimer. [«C'est une affirmation mensongère», nous a fait savoir Oumma.com après publication de cert article à propos de Tariq Ramadan. «Nous avons rompu avec ce dernier depuis plusieurs années»].

Le voile, une obsession française...

Mais que pense vraiment la rédaction d’Oumma du voile, du niqab, de la laïcité, du halal, enfin de toutes ces questions qui animent la société française dès qu’on pose le thème de l’islam sur la table (ou en une d'un hebdomadaire)?

«On a défendu les filles voilées non pas parce qu’on était partisans du voile, mais parce qu’on considérait que c’était un choix personnel, qu'on se doit de respecter à partir du moment où elles l’ont décidé par elles-mêmes. Par contre, on essaie d’opposer des arguments à ceux qui pensent que le voile est une prescription de l’islam. On estime qu’il y a plusieurs points de vue dans l’islam.»

Et Saïd Branine d’enchaîner avec un raisonnement logique imparable: quand les journaux mainstream français étaient contre la loi, ils n’étaient pas automatiquement POUR le port du voile. Or, pour un site musulman, cette subtilité s’efface devant la tentation d’identifier la position sceptique à la promotion de la pratique…

Par exemple, un savant musulman a récemment affirmé dans Oumma qu’entre le hijab, les études et l’école, il fallait choisir les études et l’école, souligne Saïd Branine. Plus récemment, à propos du refoulement de cinq élèves portant le hijab d’une école russe, le site écrit que ce pays «n’a pas succombé aux sirènes stridentes du dogmatisme laïc en légiférant contre le port du voile à l’école», allusion limpide à la situation française.

Avec Oumma, il sera difficile d’aller plus loin dans la définition d’une possible ligne éditoriale, peut-être parce qu’elle varie en fonction des prises de parole. Saïd Branine préfère affirmer un devoir d’information —plutôt journaliste que militant, au fond:

«On ne milite pas pour le triomphe de l’islam… D’abord on lutte contre l’islamophobie, on a un devoir de dénoncer tous les racismes, notamment l’islamophobie.

On a des prises de position, tout le monde a des prises de position. Mais quand on dit “Oumma est un site militant”, on se dit “Peut-être qu’ils militent pour un Etat musulman”… Donc je dirais pas “plus militant”, peut-être plus courageux, parce qu’effectivement on n’est pas dans le consensus mou, ni dans le politiquement correct.»

Loin de l’idée d’une communauté homogène, il existe plusieurs approches médiatiques musulmanes sur Internet. «Saphir News, c’est plutôt "Islam is beautiful". On est dans une forme de consensus, analyse Samir Amghar, un sociologue qui passe depuis quelque temps sa vie dans les médias puisqu’il est le seul à avoir vécu sur le terrain avec des salafistes pour écrire son livre Le salafisme d’aujourd’hui. Là où Oumma.com est extrêmement critique vis-à-vis des médias traditionnels, avec une grille d’analyse très conspirationniste et victimaire.»

L’islamophobie, concept à usage extensible…

Changement de décor et montée d’un ou plutôt de deux crans dans l’engagement avec Abderrahim, 28 ans, animateur du site L’Islam en France. Si ce nom ne vous dit rien, les médias l’ont pourtant cité à plusieurs reprises ces dernières semaines: Abderrahim est en effet le premier à avoir posté sur internet l’appel à manifester à Paris contre le film Innocence of Muslims.

Jean serré, barbe de deux jours, Abderrahim n’a pas le profil du radical et n’est d’ailleurs pas un salafiste. Il vient nous chercher au Bourget (Seine-Saint-Denis) au bord d’une puissante voiture noire. C’est parti pour un tour de voiture entre la gare et Drancy. Nous comprenons très vite que l’interview aura lieu dans le bolide.

Avant d’attaquer le vif du sujet, il prend le temps de nous faire une visite guidée des institutions musulmanes de la banlieue nord-est de Paris, du siège de l’UOIF à la mosquée de Drancy. L’occasion d’évoquer l’imam Chalghoumi, bête noire des sites musulmans à égalité avec Fourest et Finkie.

Ce dernier s'est fait connaître en créant la Conférence des imams de France, composée d'«une quarantaine d'imams de la région parisienne» et «met en avant le "dialogue interreligieux, la promotion d'un islam ouvert et le suivi des imams"», souligne Le Monde dans un article consacré au lancement de cette association qui se voit comme une alternative au CFCM pour représenter les musulmans.

Problème: Chalghoumi n'est pas jugé représentatif. Il est en bons termes avec le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), ce qui lui vaut la méfiance d'une partie de la communauté. Plus gênant, il passe dans les médias qui l'invitent volontiers en tant que défenseur de l'islam éclairé, ce qui met régulièrement Saïd Branine en colère:

«L’Imam Chalghoumi… [c'est] quelqu’un qui par ailleurs était favorable au port du Niqab, qui raconte vraiment n’importe quoi, qui tape sur les musulmans et qu’on présente comme étant porteur d’un islam éclairé: nous lorsqu’on voit ça, on tombe des nues!!! Parce qu'il y a d’autres intellectuels [...] des gens extrêmement brillants, pourquoi on ne les voit pas à la télé?

Je pose la question aux journalistes: ils n’ont pas été capable parmi les 5 ou 6 millions de musulmans en France de trouver quelqu’un qui parle un français impeccable, qui a un niveau universitaire et a écrit des ouvages sur le sujet? Pourquoi ils ne vont pas chercher ces individus?»

L'Islam en France.fr

«L’environnement des musulmans en France»

Rédacteur: Abderrahim
Date de fondation: 2009
Equipe: une personne, aidée ponctuellement d’un webmaster et d’un communicant
Localisation: Seine-Saint-Denis
Audience: Environ 6.000 visiteurs uniques/jour
Public: «Ce n’est pas le musulman lambda qui va venir sur notre site. Nous, c’est très militant. On s’adresse à quelqu’un qui travaille, qui s’intéresse à l’actualité, a le temps de lire.»

L’Islam, dans ce coin de banlieue parisienne, c’est un truc compliqué, qui implique beaucoup d’acteurs et au moins autant de divisions. Des divisions qu’on retrouve, en bonne logique, dans le foisonnement de sites de la muslimosphère…

Le fondateur de L'Islam en France donne la même explication que les autres de ce qui l’a poussé à écrire et diffuser sur internet: le site est né dans les milieux militants musulmans pour réagir «à la montée de l’islamophobie en France». Voilà une question centrale qu'à ce stade de l'article, on ne peut plus vraiment éluder: c’est quoi au juste l’«islamophobie», un terme utilisé autant par les associations de lutte contre le racisme et la discrimination que par les sites les plus radicaux et complotistes de la muslimosphère?

Pour montrer à quel point l’usage que font les médias du terme «islamophobie» est scruté au microscope par la muslimosphère, voici un extrait de l’édito d’Al-kanz, le jour de la distribution de pains au chocolat à Paris par le Comité contre l'Islamophobie en France après la sortie médiatique de Jean-François Copé:

«Regardons de plus près le titre choisi par Libération: “Coup de comm chocolatée contre le “climat islamophobe’”. Le journal de gauche a choisi de mettre entre guillemets “climat islamophobe”. Il aurait pu choisir d’écrire “contre l’islamophobie”, mais il a préféré “climat islamophobe”.

L’islamophobie est ainsi diluée dans quelque chose qui relèvera plus de la perception que de la réalité.»

Et le blogueur de conclure:

«L’islamophobie serait ainsi une réalité pour certains médias. Mais pas pour d’autres.»

D'un côté, la réticence d'une partie des médias et des politiques à parler d'islamophobie est vue comme une négation pure et simple des discriminations et violences subies par les musulmans. De l'autre, c'est en qualifiant d'«islamophobe» toute critique de l'islam, y compris le blasphème, que les fondamentalistes musulmans peuvent instrumentaliser ce terme.

«Nous n'incluons pas dans ce terme le "délit de blasphème" dont beaucoup trop de personnes se servent pour disqualifier la lutte contre l'islamophobie dans son ensemble», précise pour sa part le porte-parole du CCIF dans un article paru sur le site Newsring.

Le dernier titre de cette liste vient justement du site L’Islam en France, à propos de Salman Rushdie —les autres, de sites comme Oumma ou Saphir News. Or mettre sur un même plan des discriminations contre les musulmans et une interview de l’auteur des Versets sataniques, encore poursuivi par une fatwa iranienne, relevait pour le moins de la mauvaise foi (sans jeu de mots).

Le site L'Islam en France est un peu le Fdesouche du monde musulman. Même si une telle comparaison peut sembler surprenante, il y a bien un parallélisme, tant L’Islam en France emprunte au site d’extrême droite sa méthode: il se présente comme un agrégateur d'informations plutôt que comme un producteur, ce qui lui permet de garder une certaine neutralité apparente, et de se présenter comme un site qui reflète toutes les sensibilités musulmanes.

Abderrahim est surveillé par la DCRI, qui l’a déjà convoqué à Bobigny. Il se dit écouté par les renseignements. Son implication dans la manif contre Innocence of Muslims en fait un acteur clé du réseau cyber-musulman français.

Cet homme au discours posé a relayé des appels à réagir contre Philippe Val et Charlie Hebdo lorsque le journal satirique s’est renommé «Charia Hebdo» en novembre 2011. Il y était question de «prendre d'assaut pacifiquement Charlie Hebdo» et «d'acheter en masse ces torchons et les brûler en public». Le site internet a été incriminé à plusieurs reprises comme étant le responsable de l'incendie des locaux de l'hebdomadaire satirique. Il est actuellement sous le coup de plusieurs procédures.

Sur le site du CCIF, exemple illustré du deux poids, deux mesures

Si on lui demande quelle est sa tendance, il nous répondra qu’il est «très pratiquant», «militant», et qu’il est attaché à la charia sans forcément vouloir l'imposer en France. Quand on cherche à le positionner sur l’échiquier politique français, il nous avoue que politiquement, il serait plutôt «Front national, mais à l’époque de Jean-Marie Le Pen». «Pour son côté souverainiste», affirme-t-il, et pour les valeurs familiales conservatrices dont Aberrahim se dit proche: place de la femme, mariage homosexuel, antisionisme.

Plutôt qu'un militant radical, c'est «un conservateur, préfère Abderrahim. Ce que vous appelez "un islamiste"»! Le tout servi avec le même sourire désarmant.

Front contre Front? Radicaux contre radicaux? Islamolâtres contre islamophobes? Un site comme L'Islam en France se construit-il en réaction à ce qu’on appelle la réacosphère? Abderrahim dément écrire pour répondre à cette mouvance d’extrême droite anti-musulmane qui voit dans l'«islamisation» la grande menace sociétale à venir, mais reconnaît qu'ils ne s'ignorent pas:

«Le site est lu par les sympathisants d’extrême droite. Un site comme Riposte laïque vient tous les jours sur le site L'Islam en France. Ce sont des convaincus, ils sont dans la théorie de l’islamisation de la France. On s’adresse à un autre public, plus susceptible d’écouter notre message.»

En dépit des précautions lexicales et éditoriales, les messages relayés par L’Islam en France ne laissent guère de doute quant aux positions de l’auteur, qui nous dira d’ailleurs un peu plus tard que «pour lui, une femme qui ne porte pas le voile n’est pas une vraie musulmane». [2]

Dans un post récent («Commémoration 2012: “A bas la loi anti-voile intégral"»), L’Islam en France relaie plusieurs articles qui proposent avec ironie de «commémorer» les deux ans de «la loi scélérate» anti-burqa.

A l’issue d’une longue exégèse des textes du prophète et du bien-fondé de la charia, l’auteur conclut que «le niqab fait donc bel et bien partie de notre législation et contribuer à l’interdire revient donc à voler le rôle de Législateur à Dieu et à s’opposer à ce qu’Il prescrit/aime».

La rhétorique du deux poids, deux mesures et les flirts avec la théorie du complot

Loin de tous verser dans l'antisémitisme, les sites musulmans raffolent par ailleurs d’un parallèle récurrent entre les deux communautés qu’on pourrait résumer par ces deux positions:

1/ On minimise la souffrances des musulmans: «Imaginez si la victime avait fait partie de la communauté juive, on en aurait fait les une des journaux».

2/ On ne laisse à l’inverse rien passer aux musulmans, l’islamophobie étant plus politiquement correcte que l’antisémitisme: «Imaginez si le coupable avait été un musulman, on aurait jamais laissé passer ça».

Illustration: le journaliste d’Oumma Hicham Hamzaa a par exemple fait remonter, en septembre 2011, les propos passés inaperçus de Manuel Valls sur une radio juive strasbourgeoise le 17 juin 2011. Alors qu’une question lui est posée sur l’antisémitisme dans la société française et que le ton monte, il y déclarait:

«Je suis lié par ma femme de manière éternelle à la communauté juive et à Israël, quand même, donc je viens pas ici pour recevoir des brevets de lutte contre l’antisémitisme.»

Le même Manuel Valls, alors en pré-campagne pour les primaires PS, s’était pourtant présenté comme un fervent opposant au communautarisme. Or, «cette petite phrase était passée curieusement inaperçue, notamment de la part des journalistes politiques du microcosme parisien», poursuit sur un ton faussement ingénu le journaliste d’Oumma…

«Figure éminente d’un parti réputé pour sa lutte contre le communautarisme, Manuel Valls risque de s’attirer l’opprobre de nombreux électeurs potentiels par le double discours que révèle son aveu de Strasbourg: si un autre élu avait songé à révéler publiquement son "lien éternel" avec l’islam et un pays quelconque du Maghreb, une bronca politico-médiatique —du Front national à la frange ultra-laïque du PS, de L’Express au Point en passant par Le Figaro et Fdesouche— aurait déjà éclaté à son endroit. Qu’en sera-t-il de Manuel Valls?»

Depuis qu'il est ministre de l’Intérieur, Valls n’est pas oublié par la muslimosphère. Bien au contraire. Le journaliste observe une différence entre le discours très républicain et centré sur le respect de la laïcité du ministre lors de l’inauguration de la mosquée de Strasbourg et celui prononcé une semaine plus tôt dans la grande synagogue de la Victoire, dans lequel il assurait aux juifs de France qu’ils «peuvent porter avec fierté leur kippa».

Variation autour du même thème sur un site dont on n’a pas encore parlé, mais dont l’influence grandit rapidement selon plusieurs connaisseurs de la muslimosphère: Ajib.fr. Il faut ici remonter au 9 mars 2012, quand François Fillon, alors Premier ministre, lance une polémique sur l’abattage rituel en pointant implicitement les conditions d’abattage des viandes casher et halal. Ajib fait alors un parallèle entre la réaction du CRIF, intransigeante et bruyante, et celle, plus timide, du CFCM.

Ajib.fr

«L’actualité de l’islam et des musulmans en France»

Date de fondation: Mars 2010
Equipe: Wilfried/Moussa est le rédacteur principal, soutenu par deux collaborateurs réguliers.
Audience: 180.000 visiteurs/mois
Public: Des Français actifs, dont une majorité de femmes

Autre exemple de traitement différencié fourni par Saïd Branine d'Oumma, qui insiste parallèlement sur son refus de toute essentialisation des juifs ou des musulmans;

«On sait très bien qu’Anders Breivik se revendiquait d’Alain Finkielkraut, il le dit, il a lu Alain Finkielkraut… voilà, imaginez si un islamiste commet un tel attentat et dit, j’en sais rien, “Je me revendique de Tarik Ramadan ou de Tareq Oubrou d’Oumma.com”, demain ça fera la une de tous les médias: voilà ce qu’on dénonce comme étant un traitement deux poids deux mesures.»

Difficile donc de se tenir sur ce chemin de crête: fustiger d’une part l’attitude de certains membres de la communauté juive, déplorer dans le même temps le manque de reconnaissance du racisme anti-musulmans en France, le tout sans tomber dans un travers bien connu du net: le conspirationnisme. Un concept dont l’évocation déplaît fortement aux membres de la muslimosphère, mais avec lequel certaines publications flirtent parfois.

Ainsi Hicham Hamza, d’Oumma, liste-t-il dans un article «Les 72 anomalies de l’affaire Mohammed Merah» après les tueries de Toulouse et de Montauban. Un article qui se lit à la fois comme la critique de la version officielle, la mise en lumière de ses «zones d’ombre» du «récit politico-médiatique», et l’hypothèse implicite d’une manipulation des autorités. Le journaliste d'Oumma prépare d'ailleurs une contre-enquête sur l'affaire Merah. «Plusieurs médias, comme Libération ou Le Nouvel Observateur, reconnaissent qu’il y a des zones d’ombre dans l’affaire. Ces questions, ça ne veut pas dire qu’il y a un complot», a réagi le directeur d'Oumma dans une interview à Street Press.

Même tonalité dans le documentaire en cours du journaliste, «Les initiés du 11-Septembre», consacré à un possible délit d’initiés et à «l’impunité des “fondamentalistes financiers”, au coeur de l’Occident, qui ont tiré profit des attentats du 11-Septembre».

D’autres sites, en revanche, font de la conspiration une ligne éditoriale et plongent la tête la première dans le bain complotiste, se régalant de ses éléments de langages les plus caractéristiques. Ainsi d'Islam et Info, dont les membres ont accepté de répondre à nos questions par email. Ce site propose «une vision de Français musulmans sur l'actualité, libérée de la doxa des journalistes "pro" inféodés à la doxa dominante» et lutte «contre la vision réductrice et destructice des cercles messianistes New-Yorkais dite du choc des civilisations». Il est proche des positions d’Alain Soral, inévitable référence idéologique dès qu’il s’agit de complotisme sur le net, de son association Egalité et Réconciliation ou de Dieudonné.

Islam et Info 

«L’info par le musulman pour le musulman»
«Notre point de ralliement: une vision de Français musulmans sur l'actualité, libérée de la doxa des journalistes "pro" inféodés à la doxa dominante […] Notre ton se veut fort, iconoclastes et sortant des cases préétablies.»

Equipe: «L’équipe Islam et Info compte nombre de frères et de sœurs, de l’étudiant à l’autodidacte, du sociologue à l’ingénieur, de l’ouvrier à la mère de famille»

Un positionnement partagé par Alter Info, une des innombrables fenêtres du web sur l’océan conspirationniste (anti-juif, anti-franc-maçon, etc.), et qui affirme à propos du démantèlement des cellules de Torcy et Cannes:

«Ce racisme d’Etat antimusulman s’exprime par des insultes des médias à l’égard de l’islam et ses musulmans. […] Le pouvoir à la solde du Crif et d’Israël a profité d’un présumé jet de grenade (en plâtre) dans une épicerie juive, pour une fois de plus criminaliser les musulmans et lancer une opération judiciaro-médiatico répressive totalement disproportionnée par rapport aux présumés faits, une opération dans laquelle un musulman a été tué.»

En fait, la comparaison avec le monde juif ne vire pas forcément à l'attaque. On peut même y voir, parfois, une forme d’admiration face à l’habilité politique des institutions qui défendent les juifs en France, le Crif en particulier. «Il faudrait un jour que l’islamophobie devienne un mal aussi grave que l’antisémitisme», confie un journaliste d'un média communautaire, sous le couvert de l’anonymat.

L’importation du conflit israélo-palestinien et les sympathies altermondialistes

Cette revendication, certains la relient à une autre: celle que la vie d’un Israélien soit aussi importante que celle d’un Palestinien dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Ce conflit a une résonance particulière en France, comme l’explique le journaliste Denis Sieffert dans son livre Israël-Palestine: une passion française, où il détaille pourquoi le conflit israélo-palestinien a souvent été un facteur de tension au sein de la société française et comment le racisme et l’antisémitisme se nourrissent de l'interminable crise du Proche-Orient.

«Il n’y a pas une communauté musulmane en France, mais le soutien à la Palestine est l’un des rares éléments qui la fédère», tient à préciser, sous le couvert de l’anonymat, un journaliste d’un site communautaire qui connaît bien les acteurs du web musulman. Lorsque on aborde avec lui la position des lecteurs par rapport à ce conflit, il n’est pas dupe:

«Les articles sont lus par un public largement hostile à la politique d’Israël. Certains sont peut-être antisémites. Les tendances sont aussi plurielles que celles de site comme fdesouche, consulté aussi bien par des Français de droite attaché à certaines valeurs que par des fachos.»

C’est sur cette critique d’Israël, qui va de pair avec celle de la politique étrangère américaine, que des sites musulmans engagés rejoignent le corpus de la gauche anti-libérale. Les deux mouvances ont aussi en commun une position critique de l’uniformisation des cultures, du libre-échange et de ses conséquences sur les individus. Le patron d’Oumma nous cite pendant notre rencontre le documentaire critique des médias Les nouveaux chiens de garde (inspiré du livre du même nom de Serge Halimi), une référence incontournable de la mouvance Monde Diplo.

CFCM, Etats étrangers, Qataris: une presse qui n’hésite pas à critiquer sa propre «communauté»

Ce qui fédère la muslimosphère au-delà des désaccords, c’est également la critique à l’égard des musulmans qui sont censés parler au nom d’une communauté musulmane qui n’existe pas en tant que telle. Sont visées les institutions comme l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ou le Conseil français du culte musulman (CFCM), respectivement créées en 1983 et 2003.

Même si la plupart de leurs représentants ont une place dans les colonnes des sites de la muslimosphère, ils n’en restent pas moins critiqués pour leur proximité avec des pays étrangers comme le Maroc, l’Algérie ou les pays du Golfe.

Abderrahim, animateur du site L’Islam en France, attend que la «génération des blédards» [3] à la tête de ces institutions s’en aille au profit des jeunes générations musulmanes. Il dénonce au final toute ingérence, qu’elle vienne des responsables politiques français ou des émirs du golfe.

Les monarchies telles l’Arabie Saoudite ou le Qatar ne sont pas épargnées, et présentées par exemple comme «les vraies caricatures du prophète», selon une tribune du Dr Al 'Ajamî publiée sur le site Oumma. Au lendemain de la polémique sur les caricatures de Mahomet, l’auteur fustigeait à la fois la provocation de Charb et les réactions violentes de musulmans, qui «prétendent défendre l’honneur du Prophète, et donc de l’islam, [et qui] bafouent en réalité les principes enseignés par le Prophète».

«Ces dictatures pétrolières qui financent la guerre entre musulmans […], ces bédouins engraissés se prostituant pour un ballon rond […], ces pouvoirs qui organisent des manifestations spontanées pour mieux trahir leur peuple».

Dans un tout autre registre, si Mohammed Colin, de Saphir News, a voulu «un espace de débat et de réflexion» autour de l’islam de France, c’est aussi en réaction à ce qui se tramait dans les consultations qui ont précédé la création du CFCM: «Chevènement avait initié la consultation, et on sentait qu’il y avait un certain nombre de tractations mais sans les musulmans concernés», observe-t-il aujourd’hui.

La critique interne de la communauté, de ses institutions ET de l’islam est donc prise en charge au sein d’une partie de la muslimosphère, celle qui est la moins dogmatique et qu'on associe habituellement à l’«islam éclairé».

D’où l’énervement de musulmans modérés comme le directeur d’Oumma quand la liberté d’expression et la critique de l’islam sont mises en avant pour défendre les caricatures de Charlie, et qu’on lui fait observer que cette critique des religions est non seulement autorisée, mais souhaitée par nombre de concitoyens athées:

«Ca n’a rien à voir avec la critique de la religion… qui a d’ailleurs lieu au sein même de l’islam… c’est quoi être musulman aujourd’hui? Est-ce qu’il ne faut pas réformer l’islam? L’adapter au contexte de la société plurielle, sécularisée? Toutes ces questions sont abordées au sein d’Oumma, mais les journalistes ne le voient pas… Par contre, ils nous sortent toujours les mêmes histoires: l’histoire du voile, du niqab, du halal, ce sont toujours les mêmes histoires, on n’en sort pas…»

Autre signe de l’hétérogénéité de la muslimosphère: si tous sont d’accord pour organiser l’Islam en France, chacun a son idée sur la manière. Islam sous l’aile d’un CFCM renforcé pour certains, autonomie totale pour les autres ou encore «Islam franchouille» ou «du terroir» qui vise à adapter la culture musulmane aux traditions locales, comme le club de réflexion Fils de France, proche des souverainistes, évoqué récemment par Saphir News.

Imane Arouet, Nadéra Bouazza et Jean-Laurent Cassely

Mise à jour:

26 novembre à 16h30: initialement l'article annonçait 200.000 VU/mois pour Saphir News, chiffre corrigé après rectificatif demandé par le site concerné.

[1] On aurait également pu écrire musulmanosphère. Retourner à l'article

[2] Après un échange de mails postérieur à la rédaction de l'article, l'auteur du site tiens à nous préciser: «le port du voile est de l'ordre de l'obligation religieuse comme il le fût pour les communautés religieuses qui nous ont précédés (juifs & chrétiens) On ne peut se convaincre d'être musulmane non voilée, musulman non pratiquant, musulman laïc...». Retourner à l'article

[3] Terme dérivé du mot arabe «bled» qui signifie le pays. Il désigne par extension tous les hommes nés en Algérie, en Tunisie ou au Sénégal et ayant ensuite émigré en France. Dans l'extrait, «blédard» fait référence à la première génération de l'immigration maghrébine. Retourner à l'article

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