Culture

«Après Mai», filme comme il te plaît

Sans ironie ni vénération mais tout en mouvement et en émotions, Olivier Assayas réussit à la fois à évoquer sa jeunesse dans la France d'après 68 et à accomplir un authentique travail d'historien.

«Après Mai» (MK2 Distribution)
«Après Mai» (MK2 Distribution)

Temps de lecture: 4 minutes

Très vite, Après Mai d'Olivier Assayas émet quelque chose de singulier. Une manière d’être au présent, son présent.

Au tout début des années 70, dans un lycée d’une banlieue plutôt chic, un élève et ses copains participent de l’élan qui porta une grande partie de la jeunesse de ces années-là. Activisme politique, violence et rhétorique, transgressions diverses colorent en profondeur ce qui est l’aventure de toute adolescence, confrontation au désir, à la construction de soi et de ses relations aux autres, famille, amis, amoureux/ses…

Et très vite il saute aux yeux combien cette époque-là, qui n’est pas Mai 68 mais son onde de choc dans la société française durant un peu moins de dix ans, aura été si peu et si mal filmée. Phénomène d’autant plus étonnant que la période a été marquante, sinon décisive, pour plusieurs générations notamment de gens de cinéma (et de médias): disons, ceux qui avaient alors 15-18 ans, comme Assayas (et l’auteur de ces lignes), mais aussi ceux qui en avaient dix ou vingt de plus.

Il est sidérant qu’une période si particulière ait été si peu prise en charge par le cinéma français. Et qu’elle l’ait été si mal, lorsque cela a été le cas. Loin de l’antipathique ironie de Cédric Klapisch (Le Péril jeune) et de l’embarrassante maladresse de Ducastel et Martineau (Nés en 68), Assayas trouve d’emblée comment être avec ceux qu’il montre pour raconter une histoire dont on voit bien qu’elle est aussi la sienne, quoiqu’on sache de l’exacte biographie du cinéaste, et de la proximité avec son bref essai Une adolescence dans l’après-mai. Lettre à Alice Debord (Editions Cahiers du cinéma). Ici est gagné l’essentiel, qui tient tout entier à une certaine manière de faire du cinéma.

Sans nostalgie ni idéalisation

Au fond, cette manière-là n’a que faire de la distance avec la date à laquelle se situe le récit. Sans l’ombre d’une nostalgie, ni bien sûr la moindre idéalisation de l’époque, elle s’accomplit dans le temps de ce qu’elle montre, elle est avec ses personnages, leurs mots, leurs corps, leurs choix, jamais en avance ni au-dessus. Olivier Assayas, cinéaste résolument contemporain, en avait déjà donné l’exemple dans L’Eau froide, qui se passait à peu près au même moment qu’Après Mai, mais aussi dans Les Destinées sentimentales et Carlos, malgré tout ce qui par ailleurs distingue ces quatre films.

Dès lors, donc, il est possible d’entrer dans un flux toujours en mouvement, parfois rapide comme un torrent, parfois flâneur et disponible au farniente. Ce mouvement et ses variations ne sont pas «imprimés» au film, comme on dit, ils y naissent naturellement, comme le souffle s’accélère dans la course, la peur ou l’émotion, s’apaise dans l’attente ou la rêverie. Après Mai respire avec Gilles (Clément Métayer), son personnage principal, et c’est cette relation organique qui rend possible le naturel avec lequel peuvent être énoncées (et entendues) les formules coulées dans le plomb du militantisme de l’époque, l’évidence d’accoutrements et d’attitudes d’ordinaire frappés d’une sorte d’exotisme incompréhensible.

En voyant Après Mai, on réalise combien ce qui ont été les codes et les imaginaires d’une génération a été depuis frappé d’irrecevabilité. Non par les plus âgés, contre lesquels ils étaient au moins en partie apparus, ni par la génération suivante en réaction contre ces aînés-là, mais par leurs protagonistes eux-mêmes, dans un déni où l’hypocrisie le dispute au conformisme et au refus de (se) comprendre.

Le difficile défi d'Assayas

C’est pourquoi ce qu’entreprend Olivier Assayas est un si difficile défi. Le cinéma «sait» raconter une histoire à l’époque de Louis XIV ou dans les tranchées de 14: ce qu’il en montre dispose d’un répertoire de représentations acceptées, qu’elles aient ou non un lien avec la vérité historique. C’est aussi vrai de moments plus proches, dont beaucoup de spectateurs peuvent garder des souvenirs, et acceptent leur reformulation par la fiction, mélangeant comme il se doit réalisme, stylisation et mythification. Mais pas cette époque-là, dont il est devenu si difficile de retrouver l’énergie particulière, les ressorts et les blocages qui lui sont propres.

Prenant en compte, sans ironie ni vénération, non seulement les apparences mais les idées d’alors, Après Mai accomplit ainsi un authentique travail historien par les moyens d’une fiction sensuelle et légère, et qui sait ne pas évacuer non plus ce qui relève du roman d’initiation tel qu’il peut prendre en charge des parcours de jeunes gens, en tous temps et en tous lieux.

Assayas ne juge pas ses personnages. Dans la tension d’une action clandestine ou la chaleur de vacances toscanes, ce sont les émotions qui commandent. Elles commandent la mise en scène comme le parcours de Gilles, entre désir de peindre et investissement contestataire, entre Laure la fille fleur au prénom nervalien (Carole Combes) et l’exigeante Christine (Laura Creton), entre hédonisme italien, militantisme radical et découverte amusée et perturbante du cinéma industriel à Londres, Londres qui est aussi, encore, haut lieu de la contre-culture.

Ce sont les émotions qui mettent les personnages en mouvement, ce sont elles qui permettent à Olivier Assayas, secondé par de jeunes interprètes habités, dépourvus de tout exhibitionnisme des sentiments comme des accessoires, d’emboiter presqu’à l’infini les références et les ressources. Cet infini-là est le suspens, et le suspense, du film, face à la fatalité des assignation qui viennent, et dont les amis de Gilles sont des incarnations –l’artiste (Félix Armand), le militant (Hugo Conzelmann). 

Poésie et pulsations du rock

Parmi d’autres, un jeu singulier se noue au cœur de cette quête teintée d’espoirs de révolution et d’hésitations adolescentes, un jeu qui, dans les vibrations de la poésie beat ou rimbaldienne et les pulsations du rock façon Soft Machine ou Captain Beefheart, met en regard peinture et cinéma. L’élégance avec laquelle l’expédition à Florence de Gilles et Alain s’imprègne à la fois des exotismes de l’époque (l’Inde, la Californie) et du double sens programmatique du «voyage en Italie» est à cet égard exemplaire –trajet initiatique des peintres durant des siècles, titre du film de Rossellini synthétisant la modernité du cinéma dès 1954 et annonçant la Nouvelle Vague, qui sera elle-même un creuset de cette époque exactement.

Du dripping laborieux mais sans concession de Gilles à la découverte d’un tournage de grosse couillonnade hollywoodienne avec sous-marin bourré de nazis, starlettes en bikinis et dragon en carton pâte, l’idée d’évoluer, de bouger, de changer de distance sans se perdre ni se renier est remarquablement active dans le film. Le parcours même du personnage devient dès lors une très belle réponse à cet enterrement un peu honteux, assez malhonnête, qu’a infligé une génération à sa propre jeunesse.

Jean-Michel Frodon

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