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«Aujourd’hui, les hommes qui forment et influencent la conscience humaine sont les terroristes.»
Non, ce n’est pas George W. Bush qui assène cette dure vérité, ni feu Oussama ben Laden, encore moins l’auteur du décrié Innocence of Muslims, condamné le 8 novembre à un an de prison pour violation de sa liberté conditionnelle dans une affaire d'escroquerie bancaire.
C’est l’écrivain américain Don DeLillo, dix ans avant les attentats du 11 septembre 2001, dans une interview livrée au New York Times à propos de son roman Mao II, inspiré de la fatwa de l’ayatollah Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie. «Il n’y a pas longtemps, un romancier pouvait croire qu’il pouvait influencer notre conscience de la terreur», se rappelait-il, comme d’un temps disparu à jamais.
Terroristes 1-0 artistes
«Comme le note DeLillo, aujourd’hui l’écrivain est battu sans conteste parce que les médias utilisent les actes terroristes pour créer des récits puissants qu’aucun écrivain ne peut concurrencer», le complète Boris Groys dans l’article The Fate of Art in the Age of Terror (Le sort de l’art à l’ère de la terreur), rédigé en marge de l’exposition «The Aesthetic of Terror» («L’esthétique de la Terreur»).
Quoi, les écrivains et les terroristes, des concurrents? Pire, «ce genre de rivalité est encore plus évidente dans le cas de l’artiste. L’artiste contemporain use les mêmes médias que le terroriste: photographie, vidéo, film. Et il est clair que l’artiste ne peut pas concurrencer le terroriste sur le terrain du geste radical», poursuit le philosophe allemand, qui affirme que l’«on connaît tous Oussama ben Laden en tant qu’artiste en premier lieu».
Eh oui, il n’y a que l’auteur du film Innocence of Muslims pour se réjouir de la violence terroriste déclenchée par son navet –«La violence qu'il a provoquée en Egypte montre combien cette religion et ses fidèles sont violents, c'est une preuve que le film dit vrai», livrait son distributeur en septembre– sans comprendre que les images de la mort de l’ambassadeur américain en Libye et des attentats qui ont suivi ont dépassé et fait oublier son film dans l’imaginaire de l’opinion publique.
A l’inverse, de nombreux artistes contemporains voient la montée du «spectacle du terrorisme» comme un moyen de détourner l’attention de leur public vers des images hyperréalistes et irrésistibles.
Dans Beyond the Spectacle of Terrorism (Au-delà du spectacle du terrorisme), le critique culture Henry Giroux dresse la liste:
«Le spectacle du terrorisme ne peut pas être pensé sans reconnaître la fascination croissante du public et la prolifération d’une série d’images distribuées globalement, de la séquence des deux avions s’écrasant contre le World Trade Center aux abus et tortures de la prison d’Abou Ghraib, de l’exécution de Nicholas Berg, la décapitation du reporter du Wall Street Journal Daniel Pearl par les terroristes d’al-Qaida.»
Mais dire qu’artistes et terroristes sont dans une rivalité esthétique ne signifie pas qu’ils partagent les mêmes pinceaux, ni qu’ils jouent sur le même tableau.
Le terrorisme, sublime négatif
Quand les deux avions détournés par des terroristes d’al-Qaida percutent les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001, des millions de citoyens dans le monde entier restent bouche bée devant les images qu’ils découvrent en direct à la télévision.
L’artiste britannique Damien Hirst, lui, affirme un an plus tard que les auteurs de l’attentat «méritent d’être félicités» parce qu’ils ont accompli «quelque chose que personne n’aurait jamais cru possible» au niveau artistique. Le compositeur allemand Stockhausen y voit «la plus grande œuvre d’art jamais conçue».
Ces déclarations ont provoqué la colère des auditeurs de la BBC, au point que Hirst s’excuse auprès des familles des victimes une semaine plus tard.
«Il serait arrogant et aveugle d’écarter insouciamment des avis comme celui de Hirst et Stockhausen», estime à l’inverse Arnold Berleant, professeur émérite de philosophie à l’université de Long Island.
Dans l’article «Art, terrorism and the negative sublime» («Art, terrorisme et le sublime négatif»), il se demande quelles sont les valeurs esthétiques dont peuvent se prévaloir les terroristes, en distinguant bien art et esthétique.
Il avance alors qu’au niveau moral comme esthétique, ces actes sont inclassables. S’ils sont moralement indéfendables du fait que leurs victimes sont arbitraires et civiles et esthétiquement négatifs car la peur et la terreur surpassent l’expérience sensorielle, il est possible de valoriser à l’inverse leur capacité à déclencher des changements sociaux, et au niveau esthétique, de souligner leur force dramatique.
Pour dépasser ce blocage moral, le philosophe analyse le terrorisme au regard du sublime, «une expérience esthétique qui dépasse la raison et est irrésistible». Le concept de sublime, quand il est évoqué par Kant au XVIIIe, peut se référer au pouvoir de la nature, d’un ciel étoilé à une cascade; analysé par Edmund Burke, il prend aussi une tournure plus inquiétante, le philosophe irlandais décrivant le sentiment de peur comme «la plus forte émotion que l’esprit est capable de ressentir» et affirmant que «la terreur est dans tous les cas le principe fondateur du sublime» [1].
D’où l’idée du philosophe de définir le terrorisme comme le «sublime négatif», car «dans beaucoup de cas, les actes de terrorisme ont des caractéristiques similaires avec le sublime. C’est-à-dire qu’ils sont irrésistibles, puissants, incalculables, et ils ne menacent pas ceux qui ne sont pas personnellement affectés. Et bien sûr, l’inimaginable destructivité humaine est ce qui les rend négatifs».
Artistes iconoclastes 1-0 terroristes iconophiles
C’est ce sentiment irrésistible mêlé de terreur et de fascination que tout le monde a ressenti devant les images des deux gratte-ciels soufflés contre le sol. La nouveauté des images du 11-Septembre et de tous les actes terroristes qui vont être diffusés en direct par la suite, «c’est qu’aux témoins-victimes de la violence terroriste, ils ajoutent le statut de témoins-spectateurs», écrit Bertrand Gervais dans l’article Déjouer le spectacle de la violence. Représenter les événements du 11 septembre 2001. Et pour cette deuxième catégorie, la reprise en boucle de ces images par les médias ne permet pas de dépasser le stade de la stupeur béate, au point de devenir, «en tant que spectacle, une véritable manipulation qui ne cherche pas tant à dégager la violence de ses éléments spectaculaires qu’à l’y maintenir», estime le professeur au Département d'études littéraires de l'Université du Québec à Montréal.
Pour prendre du recul sur l’acte terroriste, il faut donc se débarrasser de son image, «effacer les tours», comme l’écrit Bertrand Gervais.
Plusieurs artistes ont choisi de se frotter à l’acte terroriste en décidant de ne pas le montrer ou d’en détourner les images, afin de pouvoir se les réapproprier. Le 24 septembre 2001, le dessinateur Art Spiegelman représente sur la couverture du New Yorker des tours noires sur fond noir, tandis qu’en 2006, le réalisateur Michal Kosakowski retrace la journée du 11-Septembre à partir d’images de films hollywoodiens sortis avant l’attentat dans Just Like The Movies.
Alors que la couverture d’Art Spiegelman veut signifier qu’aucune image ne peut représenter la tragédie vécue par les New-Yorkais, le film de 21 minutes monté à partir d’images de films allant de Taxi Driver à 2001, l’Odyssée de l’espace ou Armageddon, détourne l’attention directe de l’attentat pour poser une question troublante: pourquoi Hollywood semblait avoir prévu, voire fantasmé une telle attaque?
Just Like the Movies par VIDEOFORMES
Dans la vidéo Untitled #6 (W.T.P.2), l’artiste contemporain Josh Azzarella reprend le fameux clip de CNN filmant le crash du second avion détourné contre la tour sud du World Trade Center. Mais il retouche les images pour faire passer l’avion devant la tour, sans la toucher.
Untitled #6 (W.T.P.2), 2004 from Josh Azzarella on Vimeo.
«Mais malgré sa révision radicale, la vidéo n’occulte pas l’évènement traumatique. La mémoire remplit le vide et crée une expérience encore plus forte et troublante de souvenir», estime Jane Becker Nelson, la commissaire de l’exposition «Remembering 9/11: Looking Back, Moving Forward» («Se souvenir du 11-Septembre: regarder en arrière, aller de l’avant»), organisée dix ans après le 11-Septembre à la galerie d’art Richard F. Brush de l’université St Lawrence de Canton, au nord de New York.
Ne pas montrer les images terroristes, ou les montrer en creux pour leur retirer leur force réaliste, souligne une différence fondamentale de stratégie entre les artistes et les terroristes.
Les premiers sont iconoclastes, tandis que les terroristes «veulent renforcer la croyance dans l’image, la séduction iconophile, le désir iconophile. Et ils prennent des mesures exceptionnelles, radicales, pour en finir avec l’histoire de l’iconoclasme et la critique de la représentation», estime Boris Groys, qui juge alors toute comparaison entre art et terrorisme «viciée».
Par leur capacité d’abstraction, de détournement, les artistes «peuvent répondre au terrorisme en confrontant les gens aux images et à leurs effets dans l’objectif de susciter une réponse», ajoute Arnold Berleant.
L’art déforme les terrorismes
Car même faute de réponses, les artistes s’entêtent à poser des questions.
«Déclencher le dialogue, c’est ma vision du travail d’artiste depuis la mort de mon frère en 2004, après le bombardement d’un drone en Irak.»
Après avoir fui le régime de Saddam Hussein en 1991, l’artiste visuel irakien Wafaa Bilal s’est installé aux Etats-Unis en 2004, avec dans l’idée de créer un projet artistique participatif, «diffusé par les nouveaux médias plutôt que dans une galerie, pour proposer plutôt qu’inhiber».
Domestic Tension, Bilal Wafaa
Après avoir écouté l’interview d’une pilote de drone au Colorado en 2007, affirmant ne pas regretter les morts de civils irakiens «car il s’agit de terroristes et que je fais confiance en mon gouvernement», Wafaa décide de proposer aux internautes de «Tuer un Irakien» («Shoot an Iraqi») en se postant pendant 24 heures devant un paintball que les internautes du monde entier pouvaient déclencher à distance en regardant le résultat en direct grâce à une webcam.
L’artiste a mangé beaucoup de peinture jaune, mais il a agrémenté l’expérience d’un dialogue critique et en direct avec les internautes, sur la notion de terrorisme et la réalité de l’occupation américaine.
«L’objectif était de mettre en lien les personnes issues de la zone de confort que sont les Etats-Unis avec les Irakiens vivant dans la zone de conflit, afin de donner aux premiers un exemple concret de comment les Irakiens ont vécu sous l’occupation américaine.»
Jouer le rôle de promoteur de dialogue sur le terrorisme est difficile, explique cet Irakien, désigné artiste de l’année par le Chicago Tribune en 2008 pour Shoot an Iraqi, car «nous n’avons pas les mêmes canaux de distribution dans les médias que les images terroristes. Je passe donc par Internet pour connecter les gens entre eux, avec toujours comme idée d’informer et d’être dans la pédagogie plutôt que d’imposer».
Depuis le début de la «guerre contre la Terreur» qui a suivi le 11-Septembre, les médias américains ont donné peu de place au dialogue, estime John Collins, professeur de culture générale à l’université St Lawrence:
«Je ne pense pas que les artistes soient essentiellement plus capables que les médias de donner une réponse critique à quelque chose comme le 11-Septembre. Il aurait été envisageable que les médias livrent un récit qui encourage une connaissance critique des citoyens ordinaires sur l’ensemble des histoires complexes qui ont débouché sur le 11-Septembre. Mais ils ne l’ont pas fait. A l’inverse, ils ont martelé une série d’images iconiques spectaculaires: la chute des tours, le visage de Ben Laden, etc. C’est comme si toute l’histoire complexe qui a précédé le 11-Septembre avait été compressée dans un sablier. Quand elle en sort finalement, toutes les invasions, les alliances secrètes, l’arrogance impérialiste, l’ignorance impérialiste ont été irrévocablement changées et baignées dans un nouveau discours idéologique. Ça a pris des années avant que les grands groupes médiatiques commencent ne serait-ce qu’à poser des questions différentes sur le 11-Septembre, et même là, les questions étaient souvent indirectes et incomplètes.»
Pour lui, cela justifiait «l’importance d’une approche différente et de réunir des artistes provocateurs» dans l’exposition «Remembering 9/11: Looking Back, Moving Forward» le 11 septembre 2011.
Pour que le dialogue soit équitable, de nombreux artistes s’attèlent à redonner au terme «terroriste» toute sa polysémie. Voici ce qu'écrit Manon Slome dans le livre de l’exposition «The Aesthetic of Terror», dont elle a été la commissaire:
«Je n’assimile pas le mot terreur aux seules actions terroristes et le mot "guerre" à leur opposition, comme dans l’expression "guerre contre la Terreur". La guerre en Irak, qui a commencé en 2003, a débuté sous de fausses suppositions (…) A travers les abus et la torture de prisonniers sanctionnés par le gouvernement. Comme l’affirme Giorgio Agamben, "un Etat qui a la sécurité comme seuls but et source de légitimité est un organisme fragile; il peut toujours être provoqué par le terrorisme et devenir à son tour terroriste".»
Cette exposition controversée, annulée deux fois –dont une parce que la directrice du Chelsea Art museum de New York estime que certains travaux «glorifient le terrorisme»– et finalement publiée dans un livre en 2009, a donc diffusé des œuvres mettant en dialogue les différentes acceptions de la terreur, de celle subie par les citoyens irakiens à celle vécue par les citoyens palestiniens ou américains.
Car pour Manon Slome, tandis que les citoyens américains sont bombardés d’images d’actes terroristes, «la "guerre contre la Terreur" est rendue aussi invisible que possible par l’appareil de propagande de l’Etat». Ou elle est retranscrite selon ce que Paul Virilio nomme «une esthétique de la disparition», à l’instar des images des bombardements nocturnes de Bagdad.
Les 30 artistes réunis par l’exposition s’appliquent entre autre à déformer cette propagande et à redonner une visibilité à la terreur provoquée par la politique extérieure américaine.
Chair from the Ashes Series, Bilal Wafaa
Encore faut-il trouver le bon créneau. Wafaa Bilal passe par le jeu vidéo, «un des nouveaux moyens de lavage de cerveau qui permet de justifier la violence extérieure américaine». Dans le jeu vidéo The Night of Bush Capturing: A Virtual Jihadi qu’il a créé, il renverse les stéréotypes racistes des Irakiens véhiculés dans le jeu Quest for Saddam, posant la question sensible des «mobiles des candidats à l’attentat-suicide. Il y a aussi un mélange de désespoir et de souffrance au-delà de la vision réductrice de la recherche des vierges au paradis véhiculée ici», explique-t-il. Dans sa prochaine installation intitulée The Ashes series, il utilisera les photographies des villes détruites d’Irak et leurs redonnera trois dimensions:
«L’objectif est de permettre aux gens de s’arrêter sur ces images de destructions, car malheureusement notre manière de regarder ces images de guerre est devenue éphémère. Je veux retirer la violence de ces images et y ajouter un côté esthétique, mêlant ainsi l’esthétique du plaisir avec celle de la souffrance et de la destruction.»
D’autres artistes tiennent à déformer la terreur provoquée par sa politique intérieure. Tel Benny Nemerofsky qui, en duo avec l’artiste français Pascal Lièvre, entonne le texte de la loi anti-terroriste américaine de 2001 Patriot Act avec la mélodie du morceau Titanic de Céline Dion.
Si, comme le dit Don DeLillo, «les hommes qui forment et influencent la conscience humaine sont les terroristes», les artistes sont ceux qui nous aident à la déformer allègrement.
Emmanuel Haddad
[1] Edmund Burke, Philosophical Inquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757) (Oxford: Oxford University Press, 1990). Retourner à l'article