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Chine: vie mythique et zones d'ombre du nouveau leader Xi Jinping

Le prochain secrétaire général du Parti communiste chinois se présente comme un enfant du peuple et un homme qui s’est retroussé les manches, conformément au récit originel du Parti. La réalité est plus complexe.

Un portrait de Xi Jinping par le peintre Luo Jianhui dans la ville de Guangzhou, 1er novembe 2012. REUTERS/Tyrone Siu
Un portrait de Xi Jinping par le peintre Luo Jianhui dans la ville de Guangzhou, 1er novembe 2012. REUTERS/Tyrone Siu

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LIANGJIAHE, Chine

Si chaque président moderne a besoin d’un mythe fondateur, alors celui de Xi Jinping commence sur le plateau poussiéreux de Loess, dans le nord-ouest de la Chine. C’est là que Xi Jinping a passé sept années déterminantes, partageant le travail des paysans et vivant dans une grotte infestée de vermine, creusée à même l’argile limoneuse qui entoure le fleuve Jaune. Petit à petit, les braves paysans et l’impitoyable «Terre Jaune» (un terme qui, pour les Chinois, désigne une région symbole de dur labeur et de noble sacrifice) ont transformé cet adolescent pâle, maigrichon et mal assuré en l’homme qui, en novembre, dirigera la deuxième puissance mondiale.

«Quand je suis arrivé en Terre Jaune, à l’âge de 15 ans, j’étais perdu et désemparé», écrit Xi Jinping en 1998, à l’époque où il gravit les échelons du Parti communiste chinois du Fujian, une province littorale prospère. «Quand j’en suis parti à 22 ans, mes objectifs étaient clairs, et j’avais confiance en moi

Un homme «proche du peuple»

Dans un rare texte biographique, publié dans le livre Old Pictures of Educated Youth, Xi Jinping se décrit comme «un enfant de la Terre Jaune». Se faisant, il ne bâtit pas seulement sa légende d’un dirigeant qui s’est retroussé les manches avec le peuple, contrairement à une élite gouvernementale de plus en plus corrompue, il fait aussi allusion au récit originel idéalisé du Parti communiste chinois, dans lequel son père, l’ancien vice premier ministre Xi Zhongxun, a joué un rôle de premier plan. C’est en effet lui qui, pendant la guerre, a établi le bastion militaire de Yan’an, tout près de là. Or Yan’an, comme le formule le musée local, «est la terre sacrée de la révolution chinoise» et le «berceau de la Nouvelle Chine».

Selon Geremie Barme, directeur du Centre sur la Chine dans le monde de l’Université Nationale Australienne (ANU), la légende de la Terre Jaune est capitale. «C’est l’équivalent de la cabane en rondins de bois pour les présidents américains, et Xi Jinping peut s’en vanter.» Elle prouve qu’il a «traversé de dures épreuves» et qu’il est «proche du peuple», affirme Zhang Musheng, un intellectuel dont le père était un haut dirigeant, expliquant ainsi pourquoi Xi Jinping est plus qualifié que ses prédécesseurs pour représenter le peuple chinois.

Si tout se passe comme prévu, 1,3 milliard de Chinois se verront annoncer officiellement le 15 novembre prochain que Xi Jinping a été nommé secrétaire général du Parti communiste, un poste qu’il devrait conserver pendant dix ans. Ce sera la première et plus importante étape d’une passation de pouvoir en trois temps. Puis, en mars 2013, Xi Jinping succédera au président Hu Jintao et, selon les résultats de négociations secrètes apparemment serrées, il devrait également prendre la tête de l’armée au cours des trois prochaines années.

Des secrets farouchement gardés

Les politiques, analystes et hommes d’affaires de Chine et d’ailleurs essaient désespérément d’en savoir plus sur le nouveau président et sur l’impulsion qu’il compte donner au pays. Bizarrement, pour la première fois en quarante ans, la passation de pouvoir contrôlée et discrète à la tête de la Chine se déroulera en parallèle avec le scrutin le plus observé et le plus serré du monde: l’élection présidentielle américaine du 6 novembre. Et alors qu’il existe une foule d’informations, de commentaires et d’images sur Barack Obama et Mitt Romney, les préférences politiques de Xi Jinping, ses actions gouvernementales et même son histoire familiale restent des secrets farouchement gardés.

C’est en ne froissant personne d’important et en évitant de se faire remarquer que Xi Jinping s’est hissé là où il est. S’il a été responsable de réalisations notables ou d’erreurs monumentales, elles ont été mises au compte de la direction collective du Parti communiste chinois. Sa plus grande réussite politique aura été de gravir les échelons sans quasiment laisser de trace. «Tout ce qui est raconté sur Xi Jinping commence toujours par “Il me semble” ou “Il est possible”», confirme Dai Qing, une journaliste et activiste pékinoise qui possède le même pedigree révolutionnaire que Xi Jinping, son père adoptif étant l’ancien ministre de la défense Ye Jianying.

Un politicien habile et intelligent

Le monde extérieur n’a eu que très peu de chances de voir comment Xi Jinping gouvernait. Dans les rares exemples connus, il s’est révélé un politicien habile, capable de séduire toutes les circonscriptions électorales clés, mêmes celles aux intérêts et aux idéologies irréconciliables. Il a su jouer la carte anti-occidentale et la carte maoïste tout en défendant l’entreprise privée et en envoyant sa fille Xi Mingze étudier sous un faux nom à Harvard.

Aussi rares et contradictoires que soient les informations sur Xi Jinping, certains se sont forgés une opinion sur lui d’après les maigres renseignements qu’ils ont pu glaner. Selon un influent économiste chinois qui souhaite garder l’anonymat, Xi Jinping «a fait carrière en prétendant ne menacer personne. Il ne faut donc pas exclure la possibilité qu’il soit très intelligent».

Xi Jinping, enfant de l'aristocratie du Parti communiste

Hors de Chine, les diplomates, les PDG des multinationales et les dirigeants des pays étrangers sont souvent impressionnés (peut-être trop) par la carrure et la prestance de Xi Jinping, son aptitude à privilégier les vraies discussions aux discours figés, et même sa façon d’accueillir ses invités d’un profond et mélodieux «ni hao» («bonjour»). Après dix années de communication laborieuse avec le robotique Hu Jintao, le soulagement est palpable.

En fait, l’histoire familiale de Xi Jinping nous en apprend beaucoup sur lui. S’il est beaucoup plus détendu que Hu Jintao, c’est qu’il est né au sein de l’aristocratie du Parti communiste chinois. Il a ainsi cette assurance innée de ceux qui ont grandi dans un milieu où tout paraît possible. Mais il a également connu les vicissitudes du pouvoir, et cela l’a transformé. Comme nombre de ses pairs, Xi Jinping a connu la vie de palais et le travail des champs. Son expérience à Liangjiahe lui a appris le pragmatisme, ce qui le distingue de Hu Jintao, pur produit du Parti communiste, qui a travaillé toute sa vie au sein de l’appareil.

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Xi Zhongxun, le père de Xi Jinping, rejoint le Parti communiste chinois en 1928, à l’âge de 15 ans, alors qu’il est emprisonné pour crimes politiques. Il co-fonde et dirige une base révolutionnaire aux environs de Yan’an, où les rescapés de la Longue Marche de Mao Zedong trouvent refuge en 1935. Mao lui retourne rapidement la faveur, en empêchant qu’il soit littéralement enterré vivant, à 22 ans, suite à une dispute entre factions.

Au début des années 1950, Xi Zhongxun devient le plus jeune membre du cabinet ministériel de Mao. Selon les historiens du Parti communiste chinois qui ont eu accès aux archives, Mao aurait écrit de lui en 1952 qu’il a été « trempé dans le feu». Les quatre idéogrammes choisis par Mao pour le décrire (luhuo chunqing) évoquent les flammes de l’immortalité qui ont forgé le Roi des Singes, un être légendaire qui acquiert, à force de combats, des pouvoirs taoïstes surnaturels.

Son père a connu le purgatoire

Pourtant, en 1953, quelques mois après la naissance de Xi Jinping, la carrière de Xi Zhongxun se retrouve au point mort lorsque son protecteur, Gao Gang, alors secrétaire général du Comité central du PCC, est victime de l’épuration politique. Xi Zhongxun subira le même sort en 1962. C’est pourquoi, d’après un ami proche de la famille, Xi Jinping plaisante parfois qu’on ne peut le traiter de «prince rouge», le terme désobligeant qui désigne les enfants des hauts dirigeants chinois, car presque tout le temps qu’il l’a connu, son père était au purgatoire.

Dans un sens, c’est une chance que la disgrâce du père de Xi Jinping ait empêché son fils de participer à la «terreur rouge» que ces fameux princes ont fait régner sur Beijing en 1966, aux premiers mois de la Révolution culturelle. Les exactions des princes rouges, qui incluent le passage à tabac et l’emprisonnement de professeurs, leur sont toujours reprochées aujourd’hui. Xi Jinping, lui, est envoyé en exil à une centaine de kilomètres de Yan’an, dans le paisible village de Liangjiahe, qu’il appelle désormais sa «deuxième maison».

Liangjiahe est resté un petit trou paumé. Seules 90 familles vivent dans ce hameau, même si les bulldozers sont désormais à pied d’œuvre. Leur but: déblayer la vallée pour planter du maïs, des patates douces et construire de nouveaux bâtiments. Une route bétonnée rejoint depuis peu l’autoroute, et la rivière, récemment empoissonnée, est désormais équipée d’un nouveau barrage, en lieu et place de celui, plus modeste, que Xi Jinping lui-même a aidé à construire quarante ans plus tôt à la force du poignet. À l’époque, il n’y avait ni électricité ni machines, et le premier transport motorisé se trouvait à 30 heures de marche.

«Il portait un pantalon troué et rapiécé tout comme nous»

À Liangjiahe, les personnes âgées se rappellent encore le grand échalas de 15 ans qui est arrivé de Beijing en 1969 avec deux sacs remplis essentiellement de livres. Au début, il n’était pas assez costaud pour travailler aux champs, mais il a rapidement appris à manger le maïs fibreux dont les paysans se nourrissaient (quand il y en avait), et a vite trouvé sa place. Au village, nul n’a de critique à formuler à son égard.

«Il portait un pantalon troué et rapiécé tout comme nous», raconte une vieille femme qui tient une petite échoppe au fond du village et ne souhaite pas donner son nom. Elle se rappelle avec tendresse que Xi Jinping avait rejoint sa chorale et chantait avec elle des chants révolutionnaires. «Sans le Parti communiste, la Nouvelle Chine n’existerait pas», fredonne-t-elle, comme Xi Jinping autrefois. «Il était grand et beau garçon mais, à l’époque, il était très maigre. Il n’avait pas du tout ce visage rond et pâle qu’on lui voit à la télévision.»

Un peu plus loin, Lu Nengzhong, 81 ans, se rappelle que le jeune Xi ne perdait pas de temps aux champs. «Il avait beaucoup de force dans les jambes», se rappelle-t-il, accroupi devant son habitation troglodyte. «Il ne se bagarrait jamais

La façade de l’ancienne maison troglodyte de Xi Jinping consiste en un mur de briques de terre et de panneaux en bois à la chinoise, qui étaient autrefois recouverts de papier en fibre. La nuit, raconte Lu Nengzhong, Xi Jinping se retirait à l’intérieur et lisait à la lueur d’une lampe à kérosène, qui s’y trouve toujours, tout comme sa vieille gourde et sa sacoche.

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Lorsque Xi Jinping est autorisé à quitter définitivement le village en 1975, il part étudier à la prestigieuse université Tsinghua, où il est admis sur recommandation des cadres locaux du parti. En 1978, son père est réhabilité et nommé à la tête de la province Guangdong, une position régionale stratégique, où sera expérimentée la première zone économique spéciale.

Le retour en grâce du père et l'ascension du fils

Grâce au retour en grâce de son père, Xi Jinping décroche un poste au secrétariat de la Commission militaire centrale, ce qui lui permet de se faire un réseau parmi les généraux, réseau qu’il n’a jamais cessé de cultiver. En 1983, il s’extirpe de la bureaucratie pékinoise et commence son irrésistible ascension dans les provinces. Celle-ci, débutée dans un modeste comté de Hebei, au nord de la Chine, s’achèvera mi-novembre par l’accession au poste suprême.

Officiellement, Xi Jinping parle de ce qu’il a subi pendant la Révolution culturelle comme une épreuve volontaire et romantique, semblable à celle que vivaient les héros de la littérature stalinienne qu’il dévorait. Il n’empêche, certains souvenirs restent traumatisants. Avant l’exil de Xi Jinping à la campagne, son père, comme nombre de hauts dirigeants au début de la Révolution culturelle, a été paradé dans tout Beijing et exhibé à des séances d’autocritique de masse au Stade des ouvriers, une lourde pancarte autour du cou, tandis qu’une foule déchaînée l’insultait en hurlant.

Selon un ami proche de la famille, Xi Zhongxun, sous ses dehors magnanimes, buvait trop et se laissait parfois aller à des accès de colère dont ses enfants subissaient les conséquences.

Un suicide dont la famille ne veut pas parler

Quand les observateurs politiques retracent l’arbre généalogique de Xi Jinping, ils citent en général les quatre enfants que son père a eu avec sa seconde épouse, Qi Xin (la mère de Xi Jinping), et parfois les deux enfants nés de son premier mariage. Mais rares sont ceux qui mentionnent sa fille aînée, Xi Heping, dont le prénom signifiait «Paix», et qui s’est suicidée peu avant la fin de la Révolution culturelle. Elle a laissé derrière elle deux enfants, qui vivent aujourd’hui près de Xian.

«La famille ne veut pas en parler, mais oui, il s’agit bien d’un suicide, dû aux pressions énormes qu’elle a subies pendant la Révolution culturelle à cause de son père, précise une source proche des Xi. Le suicide ne fait aucun doute. On m’a raconté, mais je n’en ai pas eu confirmation, qu’elle se serait pendue dans sa douche.» D’après un magazine de Hong Kong, c’est l’une des seules fois où Xi Jinping aurait versé des larmes.

Dans China’s New Rulers, publié en 2003, les sinologues Andrew J. Nathan et Bruce Gilley citent un rapport affirmant que Xi Jinping s’est échappé de sa ferme en août 1969, avant de se faire arrêter par la police et d’y être renvoyé une année plus tard. En 1992, dans une interview accordée au Washington Post, Xi Jinping se remémore qu’en 1968, il a été emprisonné «trois ou quatre fois» et qu’il a été forcé de participer à des séances d’autocritique quotidiennes, durant lesquelles il devait souvent dénoncer son père. «Même si on ne comprend pas, on est obligé de comprendre, a-t-il déclaré avec un peu d’amertume. Ça fait mûrir plus vite

Lorsqu’il quitte Liangjiahe, Xi Jinping peut légitimement se sentir prêt à endurer tout ce que la vie lui réservera, tout comme son père. «Gros en janvier, mince en février, plus mort que vif en mars et avril», écrit Xi Jinping en 1998 dans sa biographie, évoquant le cycle des saisons. «On dit qu’une épée s’aiguise sur la meule, et que le caractère de l’homme se forge dans l’épreuve

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À Liangjiahe, en Terre Jaune, le souvenir de Xi Jinping reste vivace. «Quand il pleuvait, nous nous réunissions tous, et il nous racontait des histoires», se rappelle Lu Nengzhong, désignant la grotte dans laquelle Xi Jiping dormait parfois avec son fils. Il leur racontait des histoires tirées des grands classiques de la littérature chinoise comme Le Voyage en Occident, Au bord de l’eau et L’Histoire des Trois royaumes, ou inspirées des dirigeants politiques de Beijing.

La grotte de Xi Jinping officiellement protégée

Depuis son départ en 1975, Xi Jinping n’est retourné qu’une seule fois à Liangjiahe. Il y a effectué une brève visite en 1993 accompagné de sa sœur et de son frère cadet, ainsi que d’une cohorte d’hommes en costume. Lu Nengzhong raconte qu’il est sorti du champ en boitant à cause d’une blessure à la jambe, et que Xi Jinping lui a passé l’épaule sous le bras pour l’aider à marcher.

Au beau milieu de notre conversation, trois gros bras du village sont entrés chez Lu Nengzhong et lui ont reproché de répandre des «rumeurs» sur Xi Jinping et de créer un «culte de la personnalité». Se faisant, ils nous ont fait sortir de la maison du vieil homme et ont appelé la police.

Puis ils sont revenus pour surveiller des bulldozers qui déblayaient le terrain pour ce qui pourrait devenir un hôtel, ou un petit musée, près de la grotte officiellement protégée de Xi Jinping, un trou sombre creusé dans la Terre Jaune, interdite aux visiteurs étrangers.

John Garnaut

Traduit par Florence Curet

John Garnaut est l’auteur The Rise and Fall of the House of Bo: How a Murder Exposed the Cracks in China's Leadership («L’essor et la chute de la maison Bo: comment un meurtre a révélé les failles à la tête de la Chine»), bientôt disponible en livre numérique. Une version de cet article est paru dans le Sydney Morning Herald et The Age.

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